Zermatt au printemps
Zermatt au printemps
Zermatt au Printemps.
La flore.
Non seulement l' alpiniste, épris des hautes et difficultueuses ascensions, mais aussi le flâneur, celui qui aime aller à l' aventure, trouvent à Zermatt les éléments qui leur conviennent, nul endroit n' étant plus varié. « C' est au sein des Alpes pennines, près du massif du Mont-Rose, un centre d' ex incomparables, un petit village enveloppé de vertes prairies, de rochers multicolores et de l' éblouissante blancheur des neiges éternelles, l' un des lieux les plus tourmentés et les plus grandioses de la Suisse. Des beautés sans nombre y sont rassemblées: de gracieux sentiers, plongeant dans l' ombre des bois de pins et d' arolles, des pâturages qu' égaie la sonnerie des troupeaux, de bruyantes cascades, des gorges sauvages, s' élevant jusqu' aux confins des glaciers 1 ). » Ni le savant, ni le minéralogiste, ni le botaniste ne rentrent bredouilles de leurs pérégrinations dans le pays. A qui aime les fleurs, les pentes de la vallée offrent, du printemps à l' automne, l' exquis spectacle d' une végétation abondante, diversement colorée.
Mais c' est au printemps que les hameaux de chalets noirs, les claires chapelles émergeant des prés, baignent dans la lumière la plus transparente et la plus douce.
Les montagnes alors sont nimbées de clarté: fluides, elles participent de la terre et du ciel. Les mélèzes montrent le vert le plus délicat, les cascades des ruisseaux descendent de toutes parts au milieu des fleurs qu' incline la brise encore fraîche. C' est dans ce décor neuf du bel émail de l' herbe jeune qu' il faut surprendre la vie des montagnes et admirer les Alpes qui s' étalent et surgissent dans la beauté.
Dès la mi-mai, les environs de Zermatt ressemblent à un parterre frais épanoui dans lequel, avec art, un jardinier génial aurait groupé les plus parfaites espèces. Miracle du printemps! Résurrection de la viel Autour du village, à l' époque où la neige bizarrement se disloque sur les champs apparus, les têtes blanches et mauves des crocus pointent déjà parmi l' herbe jaunie, et bientôt, si proches, si serrés, ils sont sur le sol comme le premier sourire de la terre. Puis, à mesure que le soleil plus longtemps rayonne dans la contrée, des fleurs de toutes sortes et de toutes couleurs viennent embellir de délicatesse la grandeur du paysage.
Il arriva, dit une légende, aux temps où la vallée était aride et désolée, que des graines portées par le vent traversèrent un arc-en-ciel avant de tomber sur la terre. Les semences, imprégnées des sept couleurs fondamentales germèrent et les fleurs écloses les portent sur leurs corolles.
L'on voit dans le blanc initial nuance de rose, de mauve, de vert, l' ané à fleurs de narcisse, la délicate méringie, le céraiste des glaciers, la dryade, la potentille des rochers, les saxifrages; voici encore les renoncules, l' alpestre, celle à feuilles d' aconit, celle des glaciers; ou bien, les fleurs de l' arabette — dite corbeille d' argent —, ou celle dite pâquerette, le petit lis des montagnes, si gracile et léger, le paradisie, la soldanelle minime qui est si frêle en sa dentelure blanche, l' androsace lactée, le pyrole, le chardon argenté, l' edelweiss enfin en multiples étoiles...
Du blanc au rose il y a la valeur d' une demi-teinte: l' églantine s' évoque au milieu des buissons, le trèfle alpin, la silène acaule, coincée entre les roches, la primevère minime et l' épilobe des moraines qui croît dans les endroits désolés comme aussi le pâle tabouret des pierriers.
Sur l' herbe des prairies, le lis martagon secoue son pollen orange; la joubarbe et les œillets, rose pâle ou rose vif, s' ouvrent au bord des chemins et annoncent le rouge. Celui-ci est la couleur rare, qui semble réservée au seul rhododendron dont les touffes en fleurs paraissent de rubis.
A côté du blanc, du rose, du rouge, voici le violet doux, humble, avec le géranium sauvage, cache dans les champs, les soldanelles effrangées qui, tout l' été, suivent la limite des neiges. Le violet rosit ou brunit sur les orchis; dans les bois, il devient bleu avec les raiponces cornues, les campanules gracieuses dont le vent agite les muettes clochettes.
Plus haut, dans les alpages, le bleu des pensées des Alpes, l' indigo sombre de la gentiane acaule et le mauve ardent des asters s' allient.
L' azur du ciel de la montagne, lui, a teint les innombrables gentianes printanières, les touffes du Roi des Alpes et le Myosotis, le « Ne m' oubliez pas » que l'on aime à cueillir pour quelque belle fille!
Le bleu, pénétré de lumière solaire, donne le vert des herbes, des feuilles, de toutes les plantes, et le vert nous révèle le jaune des hélianthèmes, des auricules, des aronics, des somptueux arnicas, des génépis, des armoises qu' on trouve très haut dans les moraines. Le jaune aussi cisèle le cœur de chaque fleur et s' étale au fond des corolles, doré et brillant, pâle ou intense.
0 fleurs des montagnes, combien on est heureux à vous contempler! Quelle joie vous êtes pour les yeux de l' ascensioniste, fatigués de la grisaille des hauteurs dénudées ou de la blanche monotonie des neiges! Comme un signe parti de la vallée, vous le saluez avant qu' il atteigne le chemin, et, descendant parmi les rocs, il vous prend en son regard, en son cœur et vous fleurissez ensuite le rutilant parterre de son souvenir!
Les promenades, les chapelles.
Lorsque, au-dessus des monts et des alpages, les galères d' or du ciel — les mouvants nuages — franchissent l' espace dans le soleil du printemps radieux, la surprise de la lumière est comme un rajeunissement de tout l' être! D' un pas léger, on suit les nombreux chemins qui rayonnent autour de Zermatt et aboutissent chacun à un lieu nouveau, composé d' éléments identiques, mais qui s' ordonnent dans une ambiance et d' une manière différentes. Tantôt l' œil embrasse un horizon de cimes, nettement dessinées, tantôt c' est la vallée qui s' ouvre devant soi, ou les gorges que ronge le torrent. Chaque endroit a son charme propre, imprévu qui découle de la beauté pittoresque toujours renouvelée.
Le sentier grimpe raide. Partout, depuis l' aube, on fauche dans les prairies. Des enfants assis en rond sur la terre rasée jouent, font des culbutes, crient. Une femme enserre dans une bâche le foin qui vient de tomber sous la faux luisante. La lourde charge doit être engrangée, montée au mazot. Les mains crispées la maintiennent en équilibre sur la tête. La femme s' éloigne, robuste sous le faix et disparaît dans le vallonnement du champ.
Bientôt l' espace du ciel contenu entre les montagnes grandit, le haut de la vallée s' évase et les glaciers du col d' Hérens se déploient au loin. Voici, sur un replat, verdoyant, au pied même de la montagne, le hameau de Z' Mutt. Il est minuscule.
En ce moment de l' année, les mille gestes de la vie rustique l' animent. Des poules blanches, jaunes, noires, picorent sur un fumier, s' effarouchent, battent de l' aile, étincelles rouges fuyant dans l' herbe. Le coq lance un éclatant « cocorico » qui rompt le silence paisible de la respiration du village. Devant un chalet se tient un groupe de vieilles femmes courbées, cassées, avec des dos résignés, et des visages, où sont marqués les soucis de la vie, des foulards déteints ombrent leurs yeux las: des yeux restés clairs, bleus, bruns ou dorés.
Autour du village, les vaches dans les prés décrivent des cercles parfaits en broutant; elles sont attachées à des pieux fichés en terre et leurs gardiennes, des fillettes, s' amusent avec l' eau du bisse. Elles viennent de temps à autre changer de place les bêtes, en repiquant un peu plus loin les pieux. Les petites filles deviendront aussi des vieilles ratatinées avant l' âge, et leurs jolies têtes se courberont bien vite sous le dur travail quotidien...
Au-dessus des chalets bruns, presque noirs, roux ou gris, des cultures — les plus hautes de la vallée avec celles de Findelen — font un damier où la terre labourée se teinte de gris-rose, nuance de violet terne et les seigles déjà hauts subissent la houle du vent...
De la pente boisée d' aroles qui fait face au village, le sommet du Cervin surgit. Un pont de troncs assemblés, branlant, joint audacieusement les bords de la gorge où l' ombre est fraîche: dans les feuillages drus, monte et se perd le grondement continu de l' eau.
La chapelle de Z' Mutt, si petite et si humble, je l' aime en sa nudité surtout quand le printemps envahit la montagne. La porte est sculptée du Cur et des emblèmes de la Passion; à l' intérieur, des peintures s' effacent et les vitraux, formés de verres opaques en octogones sertis de plomb, donnent au lieu saint un air encore plus pauvre, encore plus désolé.
Toutes les chapelles des environs de Zermatt, celles de Z' Mutt, de Findelen, de Platten, de Santa-Lucia, et celle de Notre-Dame des Neiges, au Lac Noir, ont une architecture différente dénotant la fantaisie pieuse d' anonymes constructeurs.
Si j' aime celle de Z' Mutt au printemps, j' admire celle de Winkelmatten lorsque les prés en fleurs déferlent alentour et que, sur le banc très usé, très poli du porche, les montagnards qui passent s' arrêtent un moment. La porte n' est jamais close. Des en entrant, on se recueille et l'on médite; on songe aux innombrables prières qui, depuis plusieurs siècles, se sont murmurées en ce lieu... Des oiseaux entrent, sortent, reviennent par les carreaux absents et tiennent un instant compagnie aux angelots ailés, petits pierrots du ciel qui décorent la voûte de leurs têtes joufflues. Tout près d' eux, à côté du monogramme sacré I.H. S. et des noms de Marie et de Joseph, un nid est accroché. Il en sort un aigre pépiement de jeunes oisillons... Une lumière ambrée illumine l' autel orné de lourdes volutes au centre desquelles la Sainte Familie resplendit. Des lis de papier blanc, symboles naïfs, fleurissent dans des vases de bois peinturlurés. Quatre colonnes grêles de pierre verte soutiennent le péristyle et le clocheton ajouré porte une croix de fer qui coupe sur le ciel la silhouette des Mischabels.
Je traverse le hameau des vieux chalets et me laisse conduire par le chemin à la colline boisée qui domine la Viège. C' est un lieu de quiete contemplation et de repos d' où l'on aperçoit, à travers les branches fuselées de la jeune verdure, d' autres chalets lointains disséminés dans la montagne. Endroit propice à la pensée se transmuant en rêve, lorsque, étendu sur la mousse au pied d' un mélèze, on se laisse aller au bruit monotone du torrent et de la brise dans les branches.
Ici les fleurs croissent en abondance: de très pâles œillets, des joubarbes, des saxifrages et des asters, où le grand papillon, l' Apollon, vient lourdement se poser avec un froissement de ses ailes lunées de sang...
Lorsque monte l' ombre du soir, cette colline subsiste longtemps, telle un îlot de lumière. Moments uniques! La montagne agrandie semble dévorer le jour, et la transparence bleue lentement submerge les lambeaux de soleil épars dans la vallée.
Là-bas, la chapelle de Platten fait une tache blanche. Elle domine de son roc les gorges du Görner. Les deux lourds piliers du porche et sa voûte contiennent la cime du Cervin. En un pré, des granges et des mazots escortent la chapelle, chalets abandonnés pour la plupart. Ils restent les vestiges d' une vie simple. Les hommes qui y vécurent n' avaient pour toute fortune que la terre et leurs bras, leurs enfants sont partis, attirés par un autre horizon et puis sont morts aussi.
Il est mélancolique, ce hameau déserté, mais à I' heure chaude de midi, les grillons qui chantent au soleil le baignent d' une gaie harmonie. Situé entre la forêt et les gorges, Platten était une oasis judicieusement choisie par les ancêtres pour y construire leurs demeures et y fouiller les champs. « C' était, m' a dit un homme qui bêchait solitaire, c' était là la maison de mon père, celle du grand-père et de l' arrière mais tous on est parti et le toit s' est pourri. » Il montra d' un geste las le chalet familial. Les portes et les fenêtres en sont béantes, trous sombres par lesquels, en s' approchant, on peut voir des bancs, des tables, des bahuts boiteux, et dans le fond, un grand poêle, un âtre tout noir où pend un crochet de fer. Le foyer est vide, le vent y souffle, et nulle marmite ne nécessite plus la flamme claire du feu.
Si les chapelles de Zermatt regardent toutes le Cervin, celle de Findelen le mesure en sa hauteur totale, du fond de la vallée au sommet. Le mont, d' ici, s' élance en lignes fantastiques et, dominateur, il affirme orgueilleusement sa beauté; lorsque la cloche sonne, on pourrait penser que c' est à seule fin de magnifier la cime glorieuse en son isolement.
Bien modeste, sans porche ni colonnes, la petite chapelle possède néanmoins un très précieux rétable, dû à un artiste de l' école des Primi-tifs allemands; il représente sur un fond d' or les figures naïves et stylisées de saints personnages. Le soir, elle est si belle cette chapelle! Alors, elle se dessine en contours nets contre le ciel où palpite la lumière mourante! Des chalets, montent de minces filets de fumée et le vieux tronc moussu de la fontaine chante une douce cantilène...
Très haut, de l' autre côté de la vallée, la chapelle de Notre-Dame des Neiges se reflète dans les eaux du Lac Noir. Elle est toute seule en son alpage que désertent de bonne heure les touristes venus de Zermatt. Au pied même du Cervin qui l' écrase de ses soubassements rocheux, elle me plaît en sa sauvagerie. Quand le vent furieux souffle, il jette sur le lac des frisées de lumière lamellées de bleu, de vert ou d' indigo profond. Ici se sont arrêtés les premiers alpinistes, ceux partis pour la conquête du Mont. La chapelle a donc entendu leurs paroles d' espoir et leurs lamentations aussi...
Une fois l' an, le jour de Notre-Dame des Neiges, la population de Zermatt vient fêter la chapelle; dévotement, la foule écoute la messe, dit les litanies.
Mais c' est après les tourmentes automnales, les premières neiges, que la chapelle porte bien son nom. Toute la montagne est blancheur, splendeur sous le ciel redevenu bleu; la façade et le porche se mirent dans l' eau noire et sur la neige, passe l' ombre fugitive d' un vol de choucas... La route est grise dans le soir gris, le chemin terne à l' infini et le ciel descend sur la terre comme une angoisse sur nos misères, le ciel opaque, le ciel lourd qui fait le soir encore plus sourd avec les brumes qui montent de la vallée comme un grand oiseau aux ailes déployées. Il frôle en s' élevant les deux côtés des monts et laisse, par les forêts, des touffes de plumes qu' agite le vent. Oiseau migrateur, tes ailes lamées d' ar sont-elles le présage d' une clarté enfin réalisée?... Mais dans l' ombre établie se heurtent et meurent tous les espoirs...
Le sentier qui conduit aux montagnes voilées, perdues dans la nuit, paraît interminable. Il pleut sur les sommets et dans le fond floconneux du ciel, une muraille de rocs surgit, immense... Hier, dans le bleu, les sommets se dressaient comme des récifs dans une mer d' azur. Mais c' était trop de soleil, le village désert comme une ruche sans abeilles avait cette tristesse des journées trop pareilles, accablées sous la lumière aussi lourde que pierre...
Vint la douceur du brouillard en plumaches: repos pour la vision exténuée I Hier, le Cervin, si blanc, avait un air de candeur, il a pris aujourd'hui que le fœhn souffle une face méchante et noire striée de meurtrissures bleues, car il se bat avec l' élément déchaîné. Cependant, invaincu le sommet s' élance... Il domine les soirs et plane sur les matins, rougissant au baiser du soleil ou si pâle, défaillant et blême sous la clarté lunaire, fantôme obsédant!
Oh, montagnes de Zermatt! vous avez grand air! Et moi, l' atome humain, j' adore en vous, silencieusement, les fantastiques gestes de la terre en démence.François Gos.
Les pages qu' on vient de lire sont extraites d' un volume de notre collègue François Gos, artiste peintre, volume qui paraîtra prochainement sous le titre de « Zermatt et sa Vallée »; c' est à l' auteur lui-même que l'on doit les vignettes. Quant aux vues photographiques, elles sont l' œuvre de M. Emile Gos, le photographe lausannois dont l' éloge n' est plus à faire. « Zermatt et sa Vallée » fait, en quelque sorte, suite aux autres ouvrages du même auteur: « La flore alpine décorative », parue en 1902, « Estampes populaires de la montagne » ( 191t ) et « Au pays des Muverans » ( 1924 ), tous ouvrages qui nous font comprendre combien est varié pour l' artiste le thème si vaste de la montagne. ( Note de la Rédaction. )