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Une expédition dans la Cordillère Blanche

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( Expédition lausannoise aux Andes 1963 ) Avec 8 illustrations ( 19-26 )

Préparation

Pour des alpinistes désireux de voir de belles montagnes dans un pays éloigné, la Cordillère Blanche, dans les Andes du Pérou, est peut-être le massif idéal, grâce à son accès facile, son climat favorable pendant les mois de juin, juillet et août, et surtout à cause de son extraordinaire beauté.

Quittant les bords du Léman un après-midi de juillet, grâce à la ligne directe d' Air par Lisbonne et Pointe-à-Pitre, notre équipe de six amis alpinistes était déjà le lendemain au point du jour à Lima, où elle bénéficiait à l' hôtel Crillon de l' excellente hospitalité de son directeur M. Bezzola. De Lima, un DC-3 nous transporte en deux heures par-dessus la Cordillère Noire à Caras, où M. César Morales Arnao, le distingue président du Club Andino Peritano, nous attend avec deux autos qui nous conduisent par 80 km de routes poussiéreuses à Huaras, importante ville sise à 3060 m d' altitude dans la vallée du Rio Santa, notre point de départ.

Pour la préparation de l' expédition, l' aide et les conseils de M. César Morales Arnao et de son frère M. Benjamin Morales, que nous pûmes voir à plusieurs reprises en Suisse où il est venu poursuivre ses études de glaciologie et de géotechnique, nous furent d' une immense utilité. C' est ainsi que nous avons fixé notre but dans la région du val Ishinca, qui offre de très belles ascensions, de difficultés variées, et même des sommets vierges. Les deux excellents porteurs Eustaquio Enestroza et Vitaliano Alvaron, retenus plusieurs mois à l' avance, étaient exacts au rendez-vous, ainsi que les arrieros 1 avec les ânes et les chevaux.

1 Muletiers. 52 Les épiceries de Huaras sont en général bien achalandées et l'on y trouve tout le nécessaire. Mais pour l' équipement, il est indispensable de tout apporter. Par exemple, c' est en vain que nous avons cherché un sac de montagne pour nos porteurs qui en manquaient.

Le plus jeune membre de notre équipe établit avec grand soin, aide par nos amis Dittert, Asper et Habersaat qui nous firent profiter de leur vaste expérience, la liste de tous les objets nécessaires: tentes, matelas pneumatiques, sacs de couchage et vêtements en duvet, piolets, bâtons de ski, crampons, cordes, etc., ainsi que le matériel de cuisine. Nous avons utilisé une marmite à pression, qui permet de cuire rapidement même à haute altitude, et des brûleurs à essence. Enfin, le médecin de l' expédition, Daniel, avait emporté toute une pharmacie, qui fut fort utile. Il avait prévu une petite bouteille d' oxygène, mais comme il n' est pas autorisé à la transporter dans l' avion, il fallait la trouver au Pérou. Malheureusement, au lieu d' être petite, cette bouteille pesait cinquante kilos et son transport nous causa tant de difficultés que nous aurions bien mieux fait de nous en passer!

Gilbert Apothéloz et Georges de Rham, Lausanne

En remontant la vallée d' Ishinca

Ce 22 juillet au matin, le camion qui doit nous transporter à Collon avec notre matériel est prêt au départ. Seul Eustaquio, un de nos porteurs, se fait attendre, car il a oublié un fusil de chasse et de la munition. Lorsqu' il arrive enfin, brandissant son arme, nous pouvons partir.

Le camion suit d' abord la vallée du Rio Santa, dominée par le Huascaran ( 6768 m ) étincelant de glace. Tout le long de la route, nous croisons des groupes d' Indiens, infatigables marcheurs. Habillés de couleurs vives, ils trottinent à petits pas, souvent lourdement charges. Il nous semblera, par la suite, que les Indiens passent leur vie à marcher sur les routes.

Nous roulons entre des haies d' agaves dont certaines fleurs atteignent six mètres. Comme de gros serpents, des plantes grasses pendent des rochers. Ce ne serait pas commode pour l' escalade!

A la bifurcation de Paltay, nous continuons sur la vallée d' Ishinca, où nous resterons quelque trois semaines. Le camion monte péniblement le long d' une mauvaise route dont les talus sont couverts de genêts en fleurs.

A cent mètres de l' entrée de Collon, notre camion doit pousser un énorme taureau furieux qui obstrue la route. C' est là, dans la cour d' une hacienda, que doivent nous attendre les arrieros avec les ânes et les chevaux. Notre arrivée, précédée du taureau, provoque une véritable panique dans cette cour jusque-là si tranquille, où quatre Indiens somnolents mâchent la coca: poules, canards, chèvres, moutons, chevaux et dues courent de toutes parts.

Collon est une hacienda où l'on s' occupe spécialement de l' élevage des chevaux, des ânes et des mulets. En face de la cour de l' hacienda, une petite église blanche, de style espagnol, au clocher rouge dont on tire la cloche grâce à une simple ficelle. Un enfant joue de la flûte sur le talus, derrière l' église, en gardant quelques moutons.

Plusieurs heures seront nécessaires pour charger les douze ânes et les quatre chevaux. L' un de nous doit aveugler, avec un poncho, le cheval que l'on veut bâter, alors que les arrieros fixent la charge au moyen de nœuds fort compliqués. A peine un ane est-il chargé que, choisissant le chemin le moins pénible, il part d' un pas décidé vers le bas de la vallée. Nous avons chacun fort à faire à poursuivre les uns et retenir les autres.

Pendant ces préparatifs, nous sommes littéralement dévorés par de petites mouches que nous appellerons dès lors « les mouches de Collon », car elles nous harcelèrent souvent au Pérou. Jean- Jacques demande avec inquiétude au docteur s' il ne s' agit pas des porteuses de la « veruga pe-ruana », maladie redoutable mais de plus en plus rare. La réponse du médecin nous laisse perplexes, car il ne connaît pas cette mouche...

Après avoir chargé le dernier cheval, nous suivons à la queue leu leu un petit chemin rocailleux qui s' élève entre des haies de cactus. Nous n' avons pas fait deux cents mètres qu' arrive au triple galop un Indien qui, sans rien nous demander, prend la tête de la colonne et nous servira de guide jusqu' au haut de la vallée.

De petits villages de huttes au toit pointu s' étagent sur les pentes des collines. Rondes, toutes en chaume, ces huttes sont telles que nous les imaginions dans notre enfance. Des géraniums sauvages arborescents rouges et roses poussent tout autour. Une quantité de chiens aboient et courent de toutes parts, alors que les Indiens, occupés à moissonner ou à battre le blé, ne lèvent même pas la tête à notre passage.

Sur les berges du torrent, les plumets des gynériums s' agitent à la moindre brise. Ils feraient l' orgueil de bien des propriétaires de villas. Les grappes roses des bilbergias couvrent de vieux troncs.

Vers 3700 m, sur un plateau montagneux, nous voyons la dernière hutte et les dernières cultures. Et c' est parmi les buissons de fuchsias que nous faisons une longue halte pour stabiliser les charges. Puis nous traversons, non sans peine, un large bisse et pénétrons dans la région des hautes herbes jaunes de la pampa où broutent des chevaux semi-sauvages. Les nôtres se mettent immédiatement à folâtrer et à galoper avec eux, au grand dommage de leurs charges, c'est-à-dire de nos effets personnels dont plusieurs ne résistèrent pas à ce traitement.

Vers 4000 m, la vallée se resserre et nous trouvons les forêts. Les arbres ont l' aspect des aroles, mais ils ne sont pas résineux et les feuilles sont persistantes. Nos porteurs les appellent « que-nouas ».

Je m' éloigne de la colonne pour herboriser et découvre, dans les rochers, de belles touffes de petites orchidées vertes ( cypripedium ). Plus loin, c' est une clématite rouge qui n' a rien à envier à nos plus belles variétés horticoles. Des grappes de plantes parasites rouges ou oranges, atteignant plus de deux mètres, pendent des arbres.

Nous établissons notre premier bivouac dans une clairière, à 4100 m, parmi les lupins bleus à cœur jaune. Sous ces latitudes, à 18 heures, la nuit tombe brusquement. Vers minuit, des hurlements nous réveillent et Eustaquio prétendra que ce sont des pumas. Tôt le matin, je fais d' infruc tentatives de pêche dans le torrent.

Le camp est dominé, au nord, par les Pics Urus Ouest, 5600 m. De petits torrents gelés, formant des cascades de glace, descendent du glacier jusque dans la forêt. Le contraste entre ces coulées de glace et cette végétation semi-tropicale est surprenant.

Au sud, s' élève l' Ocshapalca, 5800 m, qui, comme le Pic Urus, est encore vierge. C' est un sommet difficile que de nombreuses expéditions ont déjà essayé de gravir.

Au fond de la vallée, le Tocllaraju, 6030 m, a l' aspect du Cervin.

Le haut de la vallée, que nous atteignons dans la matinée, est un grand pâturage où paissent, sans surveillance, des taureaux et des chevaux semi-sauvages. Ils seront la cause d' incidents tragi-comiques, en particulier lorsque l' un de nous, poursuivi par un taureau, dut se dissimuler derrière la berge du torrent, les pieds dans l' eau glacée.

C' est dans la partie supérieure de cette vallée d' Ishinca que nous reviendrons dans une dizaine de jours établir notre second camp de base. Parmi ce merveilleux paysage, j' ai pu récolter une grande quantité de graines: gentianes, airelles, campanules, héliotropes, mauves, pouretias, dont les fleurs, sortes de quenouilles, atteignent un mètre; ces dernières servent de perchoirs aux faucons et aux aigles qui sont nos visiteurs quotidiens, comme les condors qui tournoient inlassablement au-dessus du camp. Le Pérou est le pays rêvé pour les ornithologues. Si l'on reste immobile quelques instants dans la forêt, on croit bientôt être dans une volière: les colibris butinent les fleurs tout près de nous et nous sommes entourés d' une quantité d' oiseaux au plumage merveilleux, perruches, pics jaunes et noirs et autres passereaux. Un jour, voulant photographier un arbre couvert de belles fleurs jaunes, je fus stupéfait de les voir s' envoler: c' étaient des canaris.

Pendant notre séjour en cet endroit, notre porteur Eustaquio nous régala de « viscachas », écureuils de terre de la grosseur d' un lapin. Nous verrons aussi des « tarrugos », sortes de chevreuils.

Mais, pour aujourd'hui, nous continuons notre marche sur le côté sud de la vallée et nous atteignons enfin la cabane Mariscal Castilla, 4900 m, où nous établissons notre premier camp de base. C' est une ancienne baraque qui fut construite lors des travaux entrepris pour vider un lac de glacier qui menaçait d' inonder la vallée.

Les arrieros sont redescendus, après avoir touché leur salaire, et nous sommes seuls, avec nos deux porteurs, prêts à tenter l' escalade des sommets qui nous entourent.

Carlo Jaquet, Lausanne

Punta Ishinca et Ranrapalca

Nous voici à 4900 m, prêts pour la grande aventure, à la fois heureux et inquiets. La cabane encore en bon état, malgré ses fenêtres en pierres sèches et son toit en partie « étoile », nous sert de camp de base. Elle est située sur une moraine, entre deux lacs glaciaires superposés; le plus élevé se déverse dans le lac inférieur par un chenal creusé il y a quelques années par le service de contrôle des lagunes ( lacs de montagne ). Ces lacs créés par les moraines et le retrait des glaciers représentent d' énormes dangers pour les habitants de la vallée du Rio Santa. Sur l' ensemble de la Cordillère Blanche, l'on compte 230 lacs dont les volumes unitaires varient de 1 à 60 millions de mètres cubes ( soit l' équivalent de 10 cm du Lac Léman !). Cela à des altitudes de 4000 à 5000 m, et ces lacs ne sont retenus que par des moraines qui, à la moindre submersion, se rompent et provoquent des désastres. ( Huaras 1941, environ 5000 disparus. ) Le cirque grandiose, un peu semblable à Mountet, nous impressionne. Devant nous, la pointe Ishinca, 5500 m, que nos porteurs confondent avec le Palcaraju, 6274 m. Erreur qu' ils rectifient, par la suite, avec malice en la baptisant « Palcaraju des Dames ».

Derrière la cabane se dresse l' imposante paroi nord rocheuse du Ranrapalca, 6160 m. Côté vallée, la vue s' étend sur des pics de glace abrupts.

Le premier soir se passe rapidement: coupe vite avalée, recherche d' une place confortable pour la nuit, parmi du matériel égaré dans tous les coins. Jean-Jacques, à la recherche de « Paradis artificiels », se dope à la bouteille d' oxygène.

La journée du lendemain se passe à réparer la cabane, à nettoyer, à déballer notre matériel et à organiser notre campement. Apo, maçon, menuisier, cuisinier, contremaître, se démène, et avec l' aide des porteurs, serviables et habiles dans tous les travaux, nous arrivons à nous aménager un logement confortable, comprenant même une cheminée rustique. Daniel déballe méthodiquement la pharmacie. Cette dernière n' a pas trop souffert des « roulades » des chevaux qui voulaient se défaire de leurs charges.

Tout ce matériel précieux sera suspendu sous le toit, à l' abri illusoire d' une poussière impalpable.

Toute l' équipe s' adapte au rythme tranquille dicté par l' altitude. Pas de mouvements brusques, de paroles ou de gestes inutiles, d' émotions fortes.

Toilette au lac où chacun peut trouver sa salle de bain particulière, entre de gros blocs.

Le temps est magnifique, et c' est avec enthousiasme que je pars accompagné d' Eustaquio. Celui-ci, armé d' un vieux fusil de chasse à bourrage, me guide sur des traces de tarrugos ( chamois des Andes ). Nous atteignons une arête à 5100 m. Ici, le panorama est saisissant. Tout m' ap comme immense et difficile. Je suis subjugué en voyant l' Ocshapalca, 5800 m, sommet vierge que nous avons en projet. Son arête nord, la plus accessible, se termine d' un seul jet de glace de 200 à 300 m de haut.

Pas de tarrugos au menu pour ce soir, mais du corned beef!

Descente en « dérapage contrôlé » dans des rochers et moraines d' andisite ( granit des Andes à cristallisations très fines ). Quelques touffes de lupins sont encore agrippées à ces pentes de hautes altitudes.

Le soir, discussions et jeu de cartes aux chandelles, le dos tourné au feu et la tête dans la fumée: la cheminée tire mal. Apo l' agrandit démesurément en dépit des grognements réprobateurs de nos porteurs.

Le lendemain sera la première course, celle d' adaptation: La « punta Ishinca ».

Après une bonne nuit, nous partons au petit jour. Dans l' ombre du matin, nous zigzaguons à travers les gros blocs de la moraine. Il fait froid, mais beau. Avec Carlo, Apo, Georges et Eustaquio, nous remontons un couloir rocheux de la face nord. Des séracs et des corniches nous dominent. Arrivés à la glace, nous chaussons les crampons. En une seule cordée, nous prenons de l' altitude par des plateaux superposés et peu crevasses. La neige est dure, le soleil éclatant, le souffle court. Une halte à 5200 m nous laisse le temps d' examiner attentivement les montagnes aperçues hier. Par une pente assez forte, nous attaquons l' antécime de notre pointe. Ici la neige est travaillée par le soleil et le vent. Des franges en dentelles de neige et de glace forment des sillons qui rendent la marche pénible. Nous atteignons une arête de glace aérienne d' où la vue plonge sur une vallée qui aboutit à Huaras. Quatre lacs de couleurs différentes sont étages dans cette région merveilleuse. Un petit lac retient notre attention. C' est celui qui perfora sa moraine de 150 à 200 m de haut et qui se déversa sur Huaras en 1941.

Ail heures le matin, nous sommes au sommet, un peu « amortis » par l' altitude mais non fatigués.

Enthousiasmé par le panorama, chacun est satisfait de son adaptation relativement facile. Sous l' effet d' une rafale, Carlo perd son chapeau et doit bondir dans la face sud, où il disparaît dans de la neige poudreuse.

La descente s' effectue allègrement en allongeant nos foulées, heureux de notre réussite. La tête nous bourdonne un peu à travers la moraine.

Le soir, un tremblement de terre nous apporte des impressions inhabituelles et dans le lointain le grondement des chutes de séracs.

Au matin, nous nous séparons en deux groupes. Le nôtre part avec les deux porteurs, monter du matériel et des vivres à un col, 5300 m, situé entre la pointe Ishinca et notre futur sommet: le Ranrapalca, 6160 m. Le cheminement le plus sûr nous fait passer par une longue moraine pierreuse, puis croulante et poussiéreuse. Par un glacier ondulant, nous atteignons le col prévu où nous mettons notre matériel à la glace. L' atmosphère extraordinairement limpide de la saison sèche ( l' hiver ) nous permet de voir nos camarades qui, à leur tour, ont gravi la pointe Ishinca. Pour la descente, nous essayons un parcours direct dans la face nord et glaciaire d' Ishinca, afin d' éviter le cheminement fastidieux de la moraine. Mais cette descente s' avère plus délicate que nous ne le pensions. De grosses crevasses, des ponts fragiles et des chutes de séracs possibles nous font renoncer à ce parcours.

shinca 5500 m Ranrapalca 6160 m Camps de base marche d' approche La fin de la journée se termine par un coucher de soleil absolument féerique. Tout le monde est muet d' admiration. C' est à la limite du rêve et de la réalité.

Ce matin-là, dans une clarté magnifique, je fais, malgré moi, un départ en flèche, encordé que je suis aux deux porteurs. Dès le col 5300 m, ceux-ci, chargés de 30 à 40 kg, attaquent allègrement les premières fortes pentes du Ranrapalca. A travers de grosses têtes de glace nous montons facilement. La chaleur et la réverbération deviennent intenses. Le rythme se ralentit. Le panorama s' élargit. A 10 h. et demie, nous établissons le camp à 5580 m sur un minuscule plateau entouré de crevasses et de séracs. Les porteurs adroits et rapides ont tôt fait de monter les tentes et de gonfler les matelas.

Lorsque Carlo et Georges arrivent, nous leur faisons les honneurs du camp. Nos porteurs nous quittent en nous donnant des claques dans le dos en guise de vœux. Nous nous organisons à un rythme d' escargots. Nous faisons tout avec une grande économie d' efforts. Nous parlons peu et nous nous imprégnons du panorama. Vers le soir, des nuages chassés d' Amazonie recouvrent les sommets. Malgré cela, la vue s' étend à des 200 et 300 km avec une netteté incroyable.

Nous nous emmitouflons et, boudinés dans nos cagoules, nous mettons de longues minutes à nous enfiler péniblement dans nos sacs de couchage. La nuit sera passable, entrecoupée de réveils brusques. Un vent aigrelet agite les tentes.

Au matin, le ciel est toujours couvert. Nous attendons le beau temps, puis nous décidons de renvoyer la course au lendemain. Nous effectuons une reconnaissance.

La fin de la journée se passe en contemplation muette et nous ressentons profondément l' im de solitude et d' éloignement dans le temps et dans l' espace.

Le temps passe vite, mais la faim grandit, car nous n' avions emporté que peu de nourriture. Nous nous vengeons sur des bonbons péruviens au papier récalcitrant et indigeste. Surprise! Assis sur mon piolet qui s' enfonce tranquillement, je perfore le pont de neige sur lequel nos tentes sont montées. Mais qu' importe, puisque nous y avons déjà bivouaqué! La journée se termine à nouveau en apothéose par un coucher de soleil jouant à cache-cache dans les nuages et sur les glaciers des 6000 environnants.

Cérémonie du « petit coucher » semblable à celui du soir précédent. Nuit froide. Givre de notre buée qui retombe en cristaux sur le visage.

A 4 h. et demie réveil, le froid nous engourdit, le « Bleuet » crache sa flamme dans l' abside de la tente. La fixation des crampons se fait péniblement. Sous un ciel étoile d' une densité extraordinaire, nous nous mettons en marche. Carlo en tête, suivi de Georges. La première pente, très forte, nécessite un rythme lent. Traversée d' une crevasse énorme sur un minuscule pont dans la pénombre du jour levant. Alors nous assistons à un lever de soleil éclatant sur l' Amazonie et sur les Cordillères. Après une rimaye, nous attaquons une grande pente de neige qui nous conduira presque au sommet. Dans sa partie inférieure, la pente moyenne et la neige dure nous permettent de monter ensemble. En haut, la pente se redresse avec apparition de la glace et de plaques de rocher. L'on pitonne et l' allure se ralentit, ce qui nous permet de mieux admirer les géants qui nous entourent. Nous arrivons sur une grande selle neigeuse à 6000 m. Quelques rafales d' un vent froid nous coupent le souffle. Mais le temps est parfaitement beau et transparent. Nous remontons tranquillement la bosse sommitale et arrivons vers 10 heures à 6160 m. Notre joie est grande. Nous félicitons Georges le vétéran, qui, par son endurance et sa régularité, nous a entraînés dans son sillage.

La vue s' étend sur des centaines de kilomètres. Les montagnes qui attirent d' abord nos regards sont l' Ocshapalca, inaccessible par son versant sud, le Huascaran avec sa masse formidable et, en enfilade, une forêt de sommets de glace. Plus près, le Tocllaraju, le Palcaraju et le grand Huantsan, 6400 m, conquis par Terray. La ville de Huaras, 3000 m au-dessous de nous, se détache de la Cordillère Noire par ses maisonnettes blanches. Des ondulations vertes, lointaines, indiquent le début de la forêt vierge. Nous repartons pour la descente. Carlo est tente par le sommet est du Ranra, que peut-être personne n' a encore gravi. Il s' agit d' une ogive de glace, haute de 15 m et défendue par une rimaye large. La sagesse l' emporte et bientôt nous retrouvons la grande pente. Descente par paliers avec assurage et nous voyons apparaître, minuscules, nos camarades au camp intermédiaire. Nous les rejoignons, assoiffés. Nous leur racontons notre belle course qui demain sera la leur. Nous les quittons accompagnés d' Eustaquio et descendons à la cabane. La chaleur est étouffante, la neige lourde. Dernier de cordée, je me laisse tirer à la descente. Tout à coup, les traces creusées par mes camarades s' effondrent sous mon poids « somnolent ». Je pars sur le dos en entraînant Eustaquio. Carlo nous « accroche » au passage l' un après l' autre. Si bien que nous nous retrouvons 50 m plus bas, la cordée inversée. Georges stoïque, assis, a freiné la cordée. Eustaquio est furieux, un crampon a traverse son chapeau. Bientôt apaisé, il rit de toutes ses dents blanches.

Rentrée pénible, mais triomphale, à travers la moraine. A la cabane, nous nous apprêtons un menu « royal ». Nuit très bonne à ces « basses » altitudes! Le lendemain, jour de repos. C'est-à-dire toilette dans l' eau glacée et limoneuse du lac, puis dîner copieux. L' après, nous retournons sur l' arête « observatoire ». Le temps est magnifique et nos camarades doivent apprécier le panorama. Nous les voyons descendre les derniers contreforts neigeux du Ranra lorsque, à la jumelle, nous voyons la cordée s' inverser brusquement. Au même endroit et par le même phénomène, ils viennent de répéter notre manœuvre d' hier. Tout est bien qui finit bien. N' ayant plus de sommets à portée de main, c' est avec nostalgie que nous quittons ce cirque enchanteur, où nous avons fait connaissance avec la Cordillère Blanche...

Albert Bezinge, Lausanne

Le Pico Urus Occidental et le Tocllaraju

Après l' ascension de la pointe Ishinca et du Ranrapalca, nous pouvons à juste titre nous considérer comme acclimatés. Il y a en effet plus de huit jours que nous vivons entre les 4900 m de notre refuge et les 6160 m du Ranrapalca. Nous pouvons même nous payer le luxe de faire de petits pas de course sans que le cœur nous sorte immédiatement de la bouche!

C' est pourquoi lorsque, les 1er et 2 août, nous transportons notre camp de base au fond du val Ishinca, quelque 600 m plus bas, nous arrivons à nous mettre sur le dos sans trop rechigner des charges considérables. Il ne nous reste malheureusement qu' une semaine pour nos escalades et nous désirons perdre le moins de temps possible à nous déplacer dans le vaste complexe des hautes vallées de la Cordillère Blanche.

Nous avions primitivement envisagé de porter nos efforts vers le Palcaraju, qu' on nous avait dit accessible de l' ouest. Mais d' abord, il nous a fallu plusieursjours pour déterminer le véritable sommet de cette montagne. Ensuite, quand nous avons pu le situer avec précision, il nous est apparu sous la forme d' une fière et lointaine pyramide séparée par une arête longue, aiguë et cornichée d' une antécime elle-même défendue par de respectables barres de séracs. Nous avons alors jugé le but trop aléatoire pour le peu de temps à disposition et avons préféré nous diriger vers des sommets dont les voies d' accès étaient moins problématiques et surtout moins longues.

Certes, en passant simplement dans le vallon voisin du nôtre, nous aurions pu établir un camp de base au pied d' un des derniers grands problèmes de la Cordillère Blanche: les 5800 m de l' Ocsha, sur lequel plusieurs expéditions se sont jusqu' ici vainement usé les griffes, en arrivant parfois jusque très près du sommet. Mais ici encore, nous sommes trop mal renseignés sur les voies d' accès possibles. En outre, aurions-nous tout l' équipement voulu pour une telle entreprise? A ces inconnues, nous préférons l' aspect débonnaire d' un sommet neigeux, vierge lui aussi, le Pico Urus Occidental, situé sur l' autre versant du val Ishinca, qui nous laissera le temps, qui sait? de pousser une tentative vers un autre but encore. Du reste, nous apprendrons quelques jours plus tard qu' une équipe américaine est précisément en train de donner l' assaut à FOcshapalca mais qu' elle devra renoncer elle aussi à la suite de divers contretemps.

Le Pico Urus Occidental termine, à l' ouest, la chaîne des trois pics Urus, qui borde le val Ishinca au nord et dont l' altitude varie de 5400 à 5600 m. Notre objectif, pour sa part, culmine à environ 5500 m. Pour l' atteindre, il nous faut commencer par descendre du refuge Mariscal Castilla au fond du haut val Ishinca avant de remonter sur l' autre versant.

Le 2 août donc, en prévision de notre campagne future, nous établissons notre nouveau camp de base dans une merveilleuse prairie, vers 4300 m d' altitude, au milieu des lupins odorants, à l' abri d' énormes blocs granitiques et à proximité du torrent qui coule au fond de la vallée. L' endroit est vraiment idyllique et nous sommes enthousiasmés à l' idée d' y séjourner. A l' heure qu' il est encore, aucun de nous ne pense sans mélancolie à notre paradis d' Ishinca!

Mais pour le moment, il ne s' agit pas de flâner. Peu après le retour d' un de nos deux porteurs de Huaras, où il est allé chercher le courrier, nous repartons vers deux heures de l' après avec les tentes et le matériel nécessaire pour établir un camp intermédiaire environ 500 à 600 m plus haut, au-dessous du pic Urus Central. Après une rude grimpée dans des gazons raides et piquants où un sentier faciliterait bien la marche, nous installons notre camp sur une terrasse morainique immédiatement en contrebas du glacier Urus Sud. L' endroit est austère, pierreux, dépourvu d' eau, mais combien attachant! Il évoque exactement ce que l' alpiniste recherche: dépouillement, silence absolu, contact immédiat avec l' essentiel... L' impression est encore plus grande lorsque la lune se lève et inonde de sa lumière « notre » sommet de demain, le val Ishinca à nos pieds, l' Ocshapalca en face. Moments uniques, si loin de tout... Nous nous taisons et contemplons, longuement.

Le lendemain, à l' aube equatoriale, c'est-à-dire peu après 6 heures, nous nous mettons en route à travers de gros blocs posés sur les dalles lisses qui longent la base du glacier. Pour le cinquième jour consécutif, le temps s' annonce splendide, sans un nuage. Après une demi-heure d' acrobatie consistant surtout à éviter de mettre en mouvement des entassements de rochers qui n' attendent que ça, nous nous encordons, fixons les crampons et entamons la raide montée glaciaire qui doit nous conduire au col entre les Pics Urus Central et Ouest. Peu avant le col, la pente s' adoucit. Vers 9 h. 30, nous débouchons au col, à environ 5300 m.

Quel coup d' œil! Au nord, le Nevado de Copa, le Hualcan, l' immense Huascaran, point culminant du Pérou, le Huandoy, et toute une procession de géants étincelants aux noms sonores et magiques. A l' est, à portée de main, l' arête ciselée et cornichée à souhait conduisant au Pico Urus Central. Cette arête, malgré ou peut-être à cause de son aspect rébarbatif, nous attire beaucoup. Mais aujourd'hui, nous devons lui tourner le dos, car notre objectif est en face: le Pico Urus Ouest est vierge, ce qui n' est, paraît-il, plus le cas de son voisin.

La suite de notre cheminement semble évidente. Nous suivons une rampe neigeuse qui longe l' arête en contrebas, versant sud. Puis, par des décrochements de glace, nous gagnons le faîte lui-même à un endroit où l' arête s' aplanit et s' incurve, avant de redescendre à une selle précédant immédiatement le cône sommital. Les passages se suivent, variés mais non difficiles, et quelques minutes avant 11 heures, la première cordée touche au sommet, suivie peu après de la seconde, dans laquelle notre « chef aimé et respecté », Georges de Rham, peine aujourd'hui plus que de raison: il couve une vilaine grippe qui le clouera plusieurs jours sous la tente, au camp de base.

Pour l' heure, le moral est au beau fixe, comme le temps. Nous savourons longuement notre victoire, à vrai dire sans histoire. Il paraît que d' autres avant nous ont été moins heureux et ont dû rebrousser chemin sans toucher au but. Sans doute l' état de certains passages glaciaires se modifie-t-il du tout au tout selon les années? Nous avons peine à expliquer autrement un échec sur ce sommet aujourd'hui débonnaire.

Vers midi un avion passe haut dans le ciel. Est-ce le confortable jet d' A ir-France qui nous a amenés à Lima il y a deux semaines? Bien qu' il détone dans notre paix, nous lui adressons une pensée de reconnaissance pour nous avoir permis d' être ici, si loin de chez nous et en si peu de temps. Conjugaison miraculeuse de la technique et du monde originel qui nous entoure!

Il faut cependant songer au retour. Nous nous mettons donc en route et suivons exactement la même voie que pour la montée. Au col sous le Pico Urus Central, nous lorgnons de nouveau avec concupiscence vers les audacieux ourlets de l' arête qui nous fait face... mais cette fois-ci il est vraiment trop tard pour un tel morceau. Adieu donc, irrémédiablement!

Dans l' après, nous sommes de retour à notre petit camp. Georges a de plus en plus de peine à souffler. Il se repose pendant que nous attendons nos deux porteurs, à qui nous avons donné rendez- vous pour descendre le camp. Mais au bout d' un moment, nous nous demandons ce qu' ils font, car personne n' est en vue. Nous décidons de partir quand même, puisqu' ils savent où sont les tentes et que nous avons toutes les chances de les rencontrer en route. A mi-parcours, nous parvenons à une côte herbeuse raide d' où la vue plonge sur le camp de base. Je sors mes jumelles: nos porteurs vaquent tranquillement au milieu du matériel épars et des rochers du campement!

Deux d' entre nous entament une descente éclair dans les hauts gazons raides, si bien qu' à 16 h. 15 nous tombons sur Eustaquio, pour l' heure à l' affût d' un quelconque gibier avec son vieux fusil. Tout joyeux il vient vers nous et nous félicite de notre succès car, avec ses extraordinaires yeux d' Indien, il nous a vus arriver au sommet Nous le recevons plutôt fraîchement et lui demandons ce qu' il fait là au lieu de transporter nos tentes, dans lesquelles nous aimerions tout de même dormir ce soir! Stupéfaction sur son visage: il avait compris qu' il devait venir nous chercher le lendemain avec son compagnon. Sans hésiter une seconde, il s' élance à l' assaut des pentes herbeuses et nous demande seulement d' avertir Vitaliano - ce que nous faisons dix minutes plus tard en arrivant au camp. Vitaliano ne tergiverse pas plus que son acolyte, si bien que moins de deux heures plus tard, à la tombée de la nuit, nos deux gaillards sont de retour avec toutes les charges: une belle performance en vérité, qui en dit long sur les aptitudes physiques et sur le dévouement de nos aides!

Nous profitons des dernières lueurs du jour pour planter nos tentes. Le soir, après le repas, tandis que mes compagnons se couchent, je profite du merveilleux clair de lune pour faire une petite promenade dans la plaine de l' autre côté du torrent. Sur le chemin du retour, j' entends un cri d' animal répété: puma, le lion des montagnes? Non, j' aperçois à environ 80 m de moi, dans la clarté lunaire, deux magnifiques taureaux, aux trois-quarts sauvages, un clair et un foncé, qui arrivent en courant, agiles comme des bouquetins, et qui s' arrêtent en face des tentes en meuglant et piaffant méchamment. Je m' aplatis le long du torrent et attends de longues minutes. Le pont est à 150 m en aval, du côté des bêtes. Le torrent a 4 ou 5 m de large. Que faire? J' enlève mes chaussures et mes bas de grosse laine, retrousse mes pantalons au-dessus du genou et m' apprête à traverser, mais l' eau est bigrement froide et bien assez profonde... Et puis il y a le courant... Et les autres, là en face, dans leurs tentes, qui ne me voient pas...

Fort heureusement, au bout d' un moment qui me paraît une éternité, les deux animaux se décident à reprendre leur course vers le fond de la vallée, en passant à 30 m de moi sans me voir, mais en continuant à meugler. Mais au même moment survient un troisième taureau, tout noir celui-là, qui s' approche davantage encore des tentes, donc du torrent et de moi, qui piaffe, souffle à qui mieux mieux et qui n' a vraiment pas l' air commode. Après plusieurs hésitations et toujours sans me voir, il suit le chemin de ses devanciers en ne passant qu' à 20 m de moi. Ouf! Je renfile mes chaussures en vitesse et cours comme un dératé vers le pont, puis vers les tentes, avant l' arrivée d' un quatrième intrus qui ne vient d' ailleurs pas.

Je m' affale hors d' haleine dans la tente où m' attend Daniel, vaguement inquiet. Comme les autres le feront demain, il rit à mon récit. Pour moi, j' ai mon content d' émotions pour aujourd'hui et, à peine ma respiration redevenue normale, je m' endors profondément.

Le lendemain, dimanche, jour de repos et délicieuses flâneries dans notre édénique vallon, sauf Georges, vraiment peu bien. Grands lavages au torrent, photos, varappe sur les gros blocs où Carlo éblouit les porteurs par sa technique... Quant aux taureaux, nulle trace à l' horizon. Le soir, nous nous chauffons autour d' un grand feu de troncs secs, tandis qu' Apo cherche à filmer le lever de lune à grand renfort de procédés techniques dont il a seul le secret.

Lundi 5 août. Tout s' est si bien passé jusqu' ici que nous sommes résolus à pousser une tentative sérieuse vers le Tocllaraju, dont la raide calotte glaciaire de 6030 m ferme le val d' Ishinca au nord- est. Tôt le matin, c' est le grand branle-bas au camp: l' assaut durera peut-être quatre jours et il nous faut transporter nos tentes et une partie de notre matériel sur le glacier à l' ouest de la pyramide sommitale, environ 1000 m plus haut.

Malheureusement, Georges a de la fièvre et n' est pas en état de nous accompagner. Apo est également grippé et lui tiendra compagnie. Nous regrettons l' absence forcée de nos deux amis, qui nous empêchera de clore tous ensemble notre campagne andine.

Vers 8 h. 30, pesamment chargés malgré I' impressionnant supplément de poids accepté volontairement par Eustaquio et Vitaliano, nous partons d' un pas lourd vers les grandes pentes de gazons et d' éboulis qui nous mèneront au glacier. Le temps n' est plus aussi beau, le vent s' est levé, de lourds nuages gris arrivent de l' Amazonie et déferlent sur les hautes crêtes. La grimpée est réellement pénible, le souffle est court; pour ma part je ruisselle de chaud, chaque pas m' en coûte. C' est donc avec soulagement que nous atteignons la base de la langue glaciaire où nous allons chausser nos crampons et nous encorder. Il fait bon déposer sa charge! Je suis un peu consolé de voir que mes compagnons n' en mènent pas beaucoup plus large que moi: sans doute le temps lourd y est-il pour quelque chose.

Après un repos trop court mais bienfaisant il faut remettre le harnais! Nos porteurs prennent les devants et nous leur demandons de s' arrêter à un endroit propice au campement, pas trop haut. Nous suivons leurs traces, mais ils disparaissent bientôt au haut de la pente neigeuse, à l' endroit où celle-ci s' adoucit. Lorsque nous parvenons à notre tour au plateau où nous pensons les revoir, il n' y a personne. Ce n' est pourtant pas la place qui manque par ici pour planter les tentes, une armée s' y logerait à l' aise. Où sont donc nos gaillards? Comme nous ne pouvons absolument pas nous passer d' eux, ni surtout de ce qu' ils transportent, force nous est de continuer jusqu' à ce que nous les retrouvions. Nous traversons tout le plateau, escaladons encore des pentes neigeuses qui nous semblent bien longues et tombons enfin sur nos deux porteurs affalés dans un repli du glacier, bien à l' abri. Ouf, nous y sommes!

L' après a commencé et il nous faut installer le camp. Le temps ne nous dit rien de bon. Pourrons-nous aller de l' avant demain? Faudra-t-il prévoir un autre camp intermédiaire? L' itiné que nous avions repéré d' en bas à la jumelle semble se confirmer praticable. Mais il y a un passage glaciaire délicat. Surtout, cet itinéraire n' est visible que jusqu' à un épaulement de l' arête nord-ouest, après quoi que trouverons-nous? Le cône sommital, terriblement raide de notre côté, présentera-t-il un défaut sur son autre face? Et entre l' épaulement de l' arête et ce cône, quel terrain rencontrerons-nous? Autant de questions que nous avons hâte de résoudre, car l' arête sud de notre montagne, que nous voyons beaucoup mieux, n' est guère attirante de près. Quant à la face ouest, autant n' y pas songer...

Comme toujours, la nuit tombe d' un coup. A 18 h. 30, bien restaurés, nous sommes tous ficelés dans nos sacs de couchage. Le lendemain matin nous trouve reposés, mais déçus: le temps est bouché, le Tocllaraju est invisible derrière d' affreux brouillards noirs. La situation ne s' améliore pas avec les heures. C' est notre plus vilain jour depuis que nous sommes au Pérou. Nous tuons le temps à faire les cent pas autour des tentes et sur une petite eminence glaciaire voisine que nous baptisons le « Belvédère ». La journée est longue à nous demander si demain sera fait du même bois! Daniel, notre médecin, redescend de quelques centaines de mètres pour inspecter ses malades du camp de base à la jumelle. Il revient tout ravi, parce qu' il a vu bouger près de la tente!

Dans la nuit suivante, je me réveille à 2 heures et regarde le temps. Il neige! A 6 heures du matin, tout est gris et sombre. Une heure plus tard, par besoin d' action, nous nous levons cependant et décidons d' aller faire un bout de reconnaissance. Un vieil instinct nous incite à nous équiper complètement et à prendre des vivres pour la journée. Sait-on jamais?

A 8 h. 30 nous quittons le camp. Au bout d' un moment une éclaircie ensoleillée nous remonte le moral. Nous progressons régulièrement et arrivons dans les séracs qui défendent l' accès de l' épaule nord-ouest. Carlo maîtrise brillamment l' obstacle et à 11 heures nous sommes déjà sur l' épaule.

A notre grande joie, la suite se présente bien, du moins dans la mesure où les traînées de brouillard nous la laissent voir. Le cheminement est du reste facilité par des jalons en bambou qu' une équipe américaine a laissés ici il y a quelques semaines, en venant du nord, ainsi que nous l' apprendront nos porteurs. Nous marchons d' un bon pas malgré l' altitude qui augmente: notre équipe est vraiment bien acclimatée. A 13 heures, nous butons au pied de la calotte sommitale, très raide. En plein brouillard, nous la cravatons par la gauche, car c' est la seule voie qui paraisse praticable. Au moyen d' une cassure de glace horizontale, nous débouchons sur l' arête nord-est. Carlo se débat dans une pente de glace friable, redressée à souhait. Parvenu à un long piton laissé par les Américains, il assure le suivant puis disparaît en plein ciel derrière un renflement corniche de l' arête. Chacun suit à son tour, dans un grand bruit de vitre brisée. Le brouillard se déchire par instants et laisse voir sous nos pieds les formidables cannelures glaciaires de la face est. Cette escalade est enivrante, mais il ne faudrait pas glisser par ici! Encore quelques longueurs de corde, la pente s' adoucit brusquement et dans une épaisse purée de pois nous nous serrons la main au sommet du Tocllaraju, notre deuxième ( et malheureusement dernier ) « 6000 » de l' expédition!

Il est 14 h. 15, et nous avons tout lieu d' être satisfaits de notre allure. Qui eût osé, ce matin, affirmer que nous ferions le sommet aujourd'hui? Le plaisir du panorama nous étant refusé, nous abrégeons notre halte. Après une sommaire restauration et quelques photos de circonstance, nous reprenons nos traces de montée. Les premières longueurs de corde exigent la plus grande prudence, après quoi nous adoptons un pas d' automate, entrecoupé de quelques passages délicats, jusqu' aux tentes que nous retrouvons avant 17 heures déjà. Tout a bien marché, et nous sommes très heureux!

Nos deux porteurs nous félicitent du succès et nous proposent de continuer sur notre lancée jusqu' au camp de base. Mais nous sommes tout de même un peu las et avons besoin de nous restaurer. En outre, la nuit n' est pas loin, et l' idée de nous tordre les pieds à l' aveuglette dans les grandes pentes d' éboulis et de gazons ne nous sourit guère. Nous préférons donc passer une dernière nuit sur le glacier, malgré le froid qui s' annonce très vif. A 18 heures, comme ces jours passés, tout le monde est sous tente, et nous affrontons notre ultime nuit au-dessus de 5000 m.

Il doit bien faire 15 degrés sous zéro. Aussi, le lendemain matin, le lever est-il pénible avant que le soleil ne se montre dans un ciel à nouveau sans nuages. Sous cette latitude, les rayons sont heureusement chauds: nos membres ont tôt fait de retrouver leur souplesse et notre matériel plein de givre sèche vite. A 10 heures, le camp est plié; encore une dernière visite à notre Belvédère et nous amorçons une descente éclair vers le fond d' Ishinca où nous retrouvons nos amis pour le repas de midi qu' Apo a eu la gentillesse de nous préparer. Pour lui qui va mieux, le regret de n' avoir pu participer à cette dernière course est amer. Quant à Georges, il a passé de mauvaises journées et se réjouit de quitter les hautes altitudes pour guérir son angine. Il partira donc dès demain matin avec Daniel, tandis que les autres attendront les ânes pour lever le camp et aller chercher les quelques charges qui restent encore au refuge Mariscal Castilla.

Le samedi 10 août, la grande aventure est terminée. Dans la douce lumière du val d' Ishinca, nous prenons, chacun à notre gré, le chemin de la plaine. Nous arrivons juste à Huaras pour apercevoir encore, dans le flamboiement crépusculaire, la fine et impressionnante pyramide du Ranrapalca. Souvenir encore tout proche, certes, mais déjà souvenir...Jean-Jacques Fattoti, Lausanne

Notes du médecin

Sise dans le secteur nord de la chaîne des Andes du Pérou, la Cordillère Blanche attire les grimpeurs non seulement par le prestige de ses sommets, mais aussi par son climat sec, doux et régulier tout au long de « l' hiver péruvien » qui s' étend du mois de mai à celui d' août. Si le problème de la lutte contre le froid et les intempéries se trouve simplifié par ces conditions climatiques exceptionnelles, celui de l' acclimatement à l' altitude se pose à tous les alpinistes qui affrontent des sommets de 6000 mètres, dans la Cordillère Blanche comme ailleurs. La préparation à l' agression de l' altitude devra être d' autant plus poussée que les marches d' approche de la vallée du Santa aux camps de base sont en général courtes, ne permettant pas l' acclimatement progressif comme dans les vallées de l' Himalaya par exemple.

Cet aspect du problème ne nous avait pas échappé: le transport par avion, rapide et direct, de Genève à Lima, puis de Lima à Huaras, Faces facile au val Ishinca, mettait le camp de base à quelques jours de la Suisse, conditions qui favorisaient notre expédition légère, allaient nous permettre quelques grandes courses dans un laps de temps relativement court, mais qui exigeaient préalablement de nous un effort d' entraînement particulier. C' est ainsi que pendant les mois de mai et juin chacun de nous s' était efforcé d' accéder à quelques reprises à des sommets de 4000 mètres dans le Valais ou dans le massif du Mont-Blanc.

En fait, notre préparation physique semblait au point et nous serions probablement tous arrivés en bonne forme à notre premier camp du refuge Mariscal Castilla, à 4900 mètres, si des difficultés provenant de nos bêtes de somme n' avaient impose à l' un de nous des efforts excessifs au cours de la montée. La caravane était étirée sur les pentes escarpées menant au refuge et l' un des ânes s' accommodant mal de la volumineuse bouteille d' oxygène de 50 kg - la seule que le Club andin ait pu obtenir pour nous à Lima et que nous destinions à d' éventuels cas de maladie ou d' accident - menaçait de s' en débarrasser. Notre camarade fit seul tant d' efforts pour rééquilibrer cette charge basculante qu' il arriva au but épuisé et en proie à un violent mal de montagne. La nuit n' apporta pas de soulagement à son état et ce ne fut qu' après un séjour de 24 heurses à quelque mille mètres plus bas dans le vallon qu' il retrouva son appétit et une forme que nous lui enviâmes tous pendant le reste du séjour. Nous ne fîmes pas d' autre expérience désagréable à mettre sur le compte de l' altitude, pour ne pas citer quelques maux de tête ou nuits d' insomnies passagers. L' état grippal contracté par deux d' entre nous aux muqueuses rhino-pharyngées habituellement sensibles et qui mit du temps à se guérir fut probablement le résultat de refroidissements banals ou d' une contagion, la grippe saisonnière régnant au Pérou lors de notre passage.

Le problème de l' alimentation est primordial en haute montagne. Diverses considérations nous permirent de le simplifier: tout d' abord nous avions la certitude de trouver dans les grandes villes du Pérou une variété de produits alimentaires abondante et probablement équivalente à celle des pays européens; l' approvisionnement sur place nous permettait d' éviter les frais et les complications d' un envoi par mer; ensuite, notre champ d' action au val Ishinca était facilement accessible et peu éloigné d' une ville; nos porteurs pouvaient donc, à la rigueur, descendre du camp de base à Huaras et revenir en peu de jours pour compléter un approvisionnement déficient en produits frais entre autres; enfin, pendant un séjour à l' altitude limité à trois semaines, nous ne risquions de toute façon pas de souffrir de la carence éventuelle de certaines denrées.

Grâce aux bons offices de César Morales, président du Club andin-péruvien, auquel nous fîmes part à l' avance de nos besoins, nous trouvâmes à notre arrivée à Huaras la majeure partie de notre approvisionnement prête à l' emballage. Fruits et légumes s' y ajoutèrent rapidement. Nous eûmes quelque peine à trouver de la viande fraîche appétissante.

Il ne convient guère, après coup, de critiquer une alimentation que nous ne choisîmes pas nous-mêmes. Nous ne fûmes certainement privés de rien, mais la proportion relative de certains aliments ne fut pas toujours bonne: nous redescendîmes, par exemple, une quantité importante de Nescafe et de sauce en bouteilles. Nos habitudes de Suisses gâtés nous firent peut-être regretter l' absence ou la quantité restreinte de certains aliments appréciés en course ( fromage, pâtes, viande séchée, lard et jambon fumés, salami, pain croustillant ) que nous ne prîmes pas le soin de requérir à Lima.

Quoi qu' il en soit, notre nourriture nous convint parfaitement et ne nous causa aucun désordre digestif pendant nos trois semaines de montagne, ce qui ne fut pas aussi vrai pour la période de voyage à travers le Pérou, qui suivit. Relevons que nous eûmes le soin de toujours cuire l' eau de nos boissons, et d' éviter la consommation de légumes crus ayant été en contact avec des eaux de surface, pour parer au danger des parasites intestinaux ou de l' amibiase. Moyennant ces quelques précautions prophylactiques accompagnées de vaccinations antivariolique et antityphoïdique récentes, le séjour dans les Andes péruviennes ne semble pas comporter de menace pour la santé.

Daniel Bach, Lausanne

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