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Première ascension féminine de la face nord du Cervin

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14 juillet 1965

PAR YVETTE VAUCHER, GENÈVE

Avec 3 illustrations ( 119-121 ) C' est devenu un souvenir. Un souvenir grandiose, dans lequel les mauvais moments s' estompent, tant il laisse de contentement.

Gaston Rébuffat dans son livre Le Cervin, cime exemplaire, dit notamment: « Du Cervin d' abord on rêve. » Cette pensée est pour moi d' une vérité extraordinaire.

En 1953, quand pour la première fois j' ai vu ce grand Cervin de la Wandfluh qui conduit à la Dent Blanche, je fus suffoquée, puis émue aux larmes par sa majestueuse solitude. Le voir est déjà un événement inoubliable... et le gravir?

Quel grimpeur ne connaît les itinéraires qui mènent au sommet? Combien en savent-ils sa grandeur! C' est un géant qui n' en finit pas de séduire.

Stupéfaction! Michel me téléphone du Hörnli de monter le rejoindre avec tout mon matériel, pour faire la face nord... est-ce bien vrai? J' en deviens fébrile. C' était un projet pour plus tard, après les fêtes du Centenaire... mais maintenant, tout à coup! suis-je bien prête? suis-je capable de gravir le sommet des sommets?

Et j' en oublie mon casque!

Michel m' indique que nous quitterons la cabane le lendemain ( le 13 juillet ) à 2 h. 30; il me fait encore une révélation agréable: Othmar Kronig, qui a fait son cours de guide avec Michel, nous accompagnera. Ce sera le troisième guide de Zermatt à faire la face nord.

* Nous partons à la lueur des lampes et dans les traces que Hilti von Allmen et les deux Michel ( Darbellay et Vaucher ) ont faites la veille pour la TV jusqu' au pied de la paroi. Il faut attendre le jour pour passer la rimaye ( ma terreur !) et entamer la pente de glace. Nous sommes prêts, chaussés de crampons et gantés. Othmar s' est déjà casqué dans la cabane.

Quand l' ombre du Cervin a disparu sur Schönbühl, nous sommes au soleil. Il fait chaud. Au commencement la pente est bonne, recouverte de neige dure. Au début seulement! Plus haut, sous le soleil, la glace brille et Michel doit tailler rudement. La voie Bonatti, à proximité, est très enneigée et j' imagine Walter, seul, en hiver! Juste à ce moment, je reçois un éclat de glace que Michel fait tomber en taillant. Othmar me paraît paisible; notre joie d' être dans la face nous rend muets, l' alti nous coupe le souffle.

Après plusieurs traversées, que Michel équipe avec précision, nous sommes dans la neige et les rochers. Les rochers apparaissent sous la neige et notre progression devient lente, tant le terrain d' escalade est délicat. Les plates-formes, quasi inexistantes, font rêver. Pourtant, dans ce rocher brisé, empilé, Michel installe des relais sûrs, avec quelques pitons. C' est de l' assurance, de la prudence, et non de l' escalade artificielle. Nous parlons un peu de l' itinéraire à suivre. Othmar pense qu' il faut tirer à droite - ce qui ne l' arrange d' ailleurs pas, car il est gaucher. Les traversées à gauche lui sont plus favorables, dit-il, mais Michel monte en droite ligne! Plus tard, j' imagine pouvoir passer à gauche pour éviter un ressaut, mais notre chef de cordée suit toujours la ligne verticale.

Les heures passent. Le soleil a tourné, il doit être 16 heures. Othmar pense qu' à 18 heures nous serons au sommet. Des barres de rochers maintenus par le gel nous bouchent la vue. La montre-altimètre de Michel nous indique qu' en trois longueurs de corde de 40 mètres, nous sommes montés à peine de 50 mètres. Ça devient long! Il est 18 heures et le sommet est encore loin!

Michel, parfois inquiet en raison des mauvaises conditions, continue l' escalade très délicate dans des piles quelquefois instables de ce rocher couvert de neige.

Il commence à faire sombre et je sens la fatigue. Ce toit du Cervin n' en finit pas. J' ai froid tout à coup. Othmar pense que nous devons être proches du sommet. Il est 21 heures, l' altimètre marque 4400 mètres, ouf! Il fait maintenant très sombre. Un bivouac serait le bienvenu, mais oRien n' est plat. Michel franchit encore un mur d' une dizaine de mètres, parce que je désire soudain continuer à grimper. 11 va voir plus haut... mais ne voit rien et redescend en rappel jusqu' à nous, dans l' obs.

Cinq à six pitons sont plantés pour fixer la corde qui nous assurera pendant la nuit. Le matériel sorti des sacs est suspendu, tels des ustensiles de cuisine. Chaque geste est mesuré, tant la place est restreinte, incommode, inclinée vers le vide. Othmar est deux mètres au-dessus de nous. Michel lui passe le pied d' éléphant. Moi, j' ai droit à la veste duvet et Michel partagera encore avec moi le sac de bivouac. Un peu de grésil vient « agrémenter » notre confort. A peu près installés pour la nuit, les pieds au chaud, la goutte au nez, c' est le moment de nous glisser à l' abri dans le sac de bivouac, mais le vent se lave... et emporte le sac!

Michel passera des heures à grelotter, malgré son rembourrage naturel. J' essaie de le réchauffer en l' entourant de mes bras, et voilà qu' il me passe son tremblement! Mais je m' endors, ingrate, dans la bonne chaleur de la veste duvet. Lui n' a rien, il s' agite, me réveille, se frotte les pieds. Othmar ronfle. Il est 2 heures et nous faisons avec de la neige une boisson chaude. Impossible de poser la gourde chauffante; alors nous la suspendons au piolet qu' il est également impossible de planter. Nous le tiendrons... Et je m' endors. Michel me réveille à nouveau. Cette fois il fait jour dans le brouillard et les fourmis sont dans nos membres.

Pour le petit déjeuner du Centenaire, à défaut d' Ovosport et de thé, nous diluons une plaque de chocolat aux noisettes dans l' eau chaude. Ce n' est pas beau à voir, mais c' est si bon!

Le petit lever dure longtemps. Sans brouillard, nous aurions le soleil; cette simple pensée nous réchauffe. Les articulations grippées par une nuit d' inaction, nous partons pour l' assaut final. Le dernier toit surmonté, on voit la pente s' adoucir, s' humaniser. Les silhouettes des arêtes du Hörnli et de Zmutt se rapprochent. Michel fonce droit au milieu.

Une ombre se meut sur la voie normale à cette heure matinale. Une pierre roule dans notre direction et finit par nous éviter. Tout à coup, dans la brume, une barrière blanche, nette, horizontale; au-dessus, plus rien; au-dessous, tout... C' est le sommet!

Je pleure pour ce tout; je pleure pour ce rien: c' est incroyable! Nous sommes tous trois émus, silencieux. La croix du Cervin que nous devinons dans la brume partage nos sentiments les plus secrets. Et le brouillard se déchire pour laisser le passage à l' ombre mouvante aperçue tout à l' heure. C' est un aimable alpiniste anglais qui vient partager avec nous sa boîte de mandarines et son sherry. C' est simplement merveilleux!

Et, comme il y a cent ans, ce 14 juillet 1965, un Anglais est le premier au sommet.

Cet Anglais est d' ailleurs un peu contrarié; car il a perdu son ouvre-boîtes.

Pour revenir à la réalité, Othmar qui connaît la descente ouvre la marche et, prudents, nous le suivons. Il fait maintenant très chaud. En descendant, nous croisons des amis qui nous offrent des boissons bienfaisantes. A Solvay, nous grignotons, rebuvons, bavardons avec des camarades, installés ici pour la TV. C' est bien sympathique, et nous aimerions y rester.

Nous regardons vers la vallée, nous imaginons la ville. Combien faut-il de jours en ville pour une inoubliable aventure en montagne? une inoubliable aventure au Cervin?

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