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Les origines de l'alpinisme suisse

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PAR LOUIS SEYLAZ

La fondation du Club Alpin Suisse est l' aboutissement d' une longue évolution du goût, et d' une nouvelle orientation des esprits vers la nature. Le goût classique, qui se crée sous le règne de Louis XIV et domine encore l' Europe du XVIII siècle, déclarait « hideuse et sauvage »la nature brute. A plus forte raison les montagnes. Les Alpes neigeuses dressées sur l' horizon n' étaient qu' une barrière, un monde mystérieux, hostile et redoutable. Il y avait bien eu chez nous, il est vrai, au XVI siècle, quelques hommes qui, animés par l' esprit de la Renaissance et la curiosité scientifique, pénétrèrent dans les vallées alpines et gravirent quelques sommets faciles: Aegidius Tschudi ( 1505-1572 ); Conrad Gessner ( 1516-1565 ), dans une lettre célèbre, vante les bienfaits des courses en montagne; Josias Simler ( 1530-1576 ) décrit les Alpes et le Valais; Scheuchzer ( 1672-1733 ) peut être considéré comme son continuateur. Mais ce ne sont là que des cas isolés, sporadiques; ils ne sont pas suivis. Leur exemple reste stérile et sans effet visible ou durable.

Mais en 1729, à la suite d' un voyage dans l' Oberland bernois et dans la vallée du Rhône, Albert de Haller publie son poème Die Alpen, dans lequel il célèbre la simplicité des temps primitifs, les mœurs idylliques de ce qu' on a appelé rage d' or; il voit dans les hautes vallées des Alpes le temple de la liberté et de l' égalité. Le poème connut un succès extraordinaire; il eut trente éditions du vivant de l' auteur et fut traduit dans une dizaine de langues. On comprend difficilement aujourd'hui l' engouement de l' Europe pour cette œuvre qui nous paraît artificielle et conventionnelle. L' effet n' en fut pas moins très réel, et c' est à de Haller que peut être attribué le mérite d' avoir fait tomber le bandeau qui, pendant des siècles, avait empêché les hommes de voir la beauté et la majesté des Alpes.

On peut en dire autant du célèbre roman de J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse ( 1760 ). L' auteur y décrit le paysage de Clarens, les rochers de Meillerie; il y intercale une longue lettre sur le Valais. Pour nous, le roman est illisible; mais il a fait verser des flots de larmes sentimentales aux générations de la fin du XVIII siècle. Dès lors, c' est par milliers que les voyageurs viendront admirer les rives du Léman, les bosquets de Clarens et la Dent du Midi qui trône au bout du lac.

L' année même de la parution de La Nouvelle Héloïse, un jeune savant genevois, Horace-Bénédict de Saussure, faisait son premier voyage à Chamonix. La vallée avait été découverte quelque vingt ans auparavant par les Anglais Windham et Pococke, suivis bientôt par Pierre Martel. La vue du Mont Blanc fut pour de Saussure comme un coup de foudre; il fit publier un avis selon lequel il promettait une riche récompense au guide qui trouverait le chemin pour parvenir au sommet. Il dut attendre 27 ans la réalisation de son rêve.

On pourrait discuter longuement sur le rôle effectif de ces précurseurs. Ce rôle fut-il déterminant ou déterminé? Ont-ils ouvert la porte sur ce royaume nouveau qu' est le monde des Alpes, ou bien ne furent-ils que les instruments inconscients des tendances de leur époque, de cet appel mystérieux de la nature, des forces obscures qui travaillaient l' Europe, de l' évolution du goût et des idées qui devait aboutir en politique à la grande Révolution? Toujours est-il que le branle est donné. A la suite de la monumentale « Histoire des plantes de la Suisse » ( Historia stirpium Helvetiae ) par de Haller, on se passionne pour les sciences naturelles: botanique, minéralogie, météorologie, physique, etc. On ne va aux Alpes qu' équipé du baromètre et du thermomètre, avec le marteau du géologue et la boîte à herboriser. Parallèlement au sentiment, les sciences naturelles sont une des routes qui conduisent à l' alpinisme proprement dit. Nous verrons qu' elles ne seront bientôt plus guère qu' un prétexte, la légitimation d' une passion qui n' ose s' avouer.

Une fois ouverte la route de Chamonix, les Genevois s' empressèrent de suivre les traces des Anglais. En 1770, les frères de Luc parviennent au sommet du Buet. Deux ans plus tard, André Bordier visite Chamonix et publie son Voyage pitoresque aux Glacières de Savoye, premier ouvrage consacré à cette vallée, que suit de près la Description des Glacières du Duché de Savoye ( 1773 ) de M.Th.Bourrit. Le succès de ce livre est tel que Bourrit, dans les années suivantes, publiera une demi-douzaine de volumes sur le Mont Blanc et les Alpes Pennines, dans lesquels il ne fait guère que trompeter ses médiocres exploits alpins. L' activité est très grande à cette époque dans la vallée de Chamonix. Elle est couronnée par l' ascension du Mont Blanc, le 8 août 1786, par le Dr G. M. Paccard et Jacques Balmat. L' année suivante, H. B. de Saussure parvient à son tour au sommet du « monarque des Alpes ». L' événement eut un retentissement considérable dans toute l' Europe.

Un autre vaillant ouvrier de la première heure est le Vaudois Charles Exchaquet ( 1746-1792 ), pour lors directeur des mines de Servoz. C' est lui et non pas Bourrit qui effectua en 1787 la première traversée touristique du Col du Géant. En vue de l' exécution du relief du Mont Blanc, il poussa très loin l' exploration de la chaîne et fut le premier à s' aventurer dans les replis de ses vallées glaciaires. Il pourvoyait d' échantillons minéralogiques presque tous les « cabinets » d' Europe.

Tels furent les débuts de l' alpinisme dans les Alpes occidentales. Un fait, toutefois, permet de penser que ces précurseurs, ces Bahnbrecher, ne faisaient eux-mêmes qu' obéir à la tendance de l' époque, à une sorte d' impératif occulte qui entraînait les esprits vers les choses de la nature et vers la montagne, c' est que les signes de cette curiosité et de cet intérêt apparaissent d' un bout à l' autre des Alpes. Nous avons signalé la coïncidence qui réunit en l' an 1760 la parution de La Nouvelle Héloïse, celle de Y Histoire des plantes de la Suisse de de Haller, et le premier voyage de de Saussure à Chamonix. Il faut y ajouter la publication de l' ouvrage de G. S. Grüner: Die Eisgebirge des Schweizerlandes, si malheureusement traduit en français par Keralio sous le titre Histoire des Glacières de Suisse.

En 1779, J. Murith, alors curé de Liddes, réussit l' ascension du Vélan ( 3765 m ); en 1784, c' est le curé de Val d' Illiez, J. M. Clément, qui gravit la Haute Cime des Dents du Midi.

Si le doyen Ph. Bridel ne fut pas un alpiniste à proprement parler, il fut pendant plus de 50 ans un infatigable coureur de montagnes, particulièrement dans les Alpes occidentales. Les récits de ses randonnées ont paru dans la collection des Etrennes helvétiennes, puis réimprimés dans le Conservateur suisse.

Bien qu' il n' y ait pas lieu de mentionner d' importantes ascensions dans les Hautes Alpes bernoises, le massif n' en fut pas moins l' objet d' explorations et de travaux topographiques importants. S. Wittenbach, traducteur des ouvrages de de Saussure, nous informe en 1790 que J. R.M.eyer d' Aarau ( dont nous aurons bientôt à reparler ) a chargé l' ingénieur J. H. Weiss de dresser une carte de l' Oberland bernois: « Au cours de l' été dernier Weiss a beaucoup travaillé... Maintenant le Grimsel, le glacier de l' Aar, la liaison de celui-ci avec le Glacier d' Aletsch, les vallées derrière les Schreckhörner et les Viescherhörner, et toute cette zona glacialis incognita jusqu' ici sont représentés sur le plan. » Le résultat de ces travaux fut l' Atlas Meyer-Weiss, paru de 1796 à 1802. Quelques années plus tard, Rudolf Wyss publiait les deux volumes de son Voyage dans l' Oberland bernois.

Dans les Grisons s' impose la figure originale du P. Placidus a Spescha, moine de Disentis, puis curé dans diverses paroisses où ses supérieurs le reléguaient en pénitence, comme pour le punir de sa passion déréglée pour la montagne. Méconnu, incompris et blâmé, il fut dès 1785 un alpiniste fervent dont l' activité s' étend sur plus de 40 ans, au cours desquels il a gravi de nombreux sommets, en particulier le Rheinwaldhorn. En 1824, âgé de 72 ans, il faisait sa sixième tentative au Tödi. Parvenu à la brèche appelée dès lors Porta a Spescha, il dut s' arrêter et laisser ses compagnons, deux chasseurs de chamois, achever l' ascension sans lui.

Durant le premier quart du XIX siècle, deux massifs, celui de la Jungfrau et celui du Mont Rose, sont les théâtres principaux de l' exploration alpine. /. Rudolf Meyer et Hieronimus Meyer, tous deux d' Aarau, réussissent en 1811 la première ascension de la Jungfrau. Leur succès ayant été contesté, Gottlieb Meyer, fus et neveu des précédents, fait en 1812 la deuxième ascension de la reine de l' Oberland bernois. Le 16 août de cette même année, Rudolf Meyer fait une tentative au Finsteraarhorn, mais seuls ses guides auraient atteint le sommet; encore cette réussite est-elle restée douteuse. La « première » certaine de ce sommet fut effectuée en 1829 par Joh.Leuthold et Joh. Währen, les deux guides de J. Hugi.

Le professeur Hugi de Soleure fit de 1828 à 1832 plusieurs expéditions, toujours avec buts scientifiques, dans l' Oberland bernois. Il ne fut pas heureux dans ses tentatives d' ascensions. Celle de la Jungfrau via Mönchjoch échoua; au Finsteraarhorn, il dut déclarer forfait à l' endroit appelé aujourd'hui Hugisattel, tandis que ses guides parvenaient au sommet. Il faut cependant inscrire à son actif l' exploration du Rottal et la première expédition hivernale aux glaciers de Grindelwald, en 1832.

Il est curieux de constater que pendant plus d' un demi-siècle toutes les explorations dans le groupe du Mont Rose se firent du côté italien. En 1778 déjà, sept hommes de Gressoney parvinrent au Lysjoch ( 4277 m ). Ils racontèrent au retour avoir découvert de l' autre côté une vallée inconnue, la légendaire « Vallée perdue ».

En 1801, le médecin P. Giordani d'Alagna gravit l'éperon méridional du massif, la Punta Giordani ( 4055 m ). En 1819, N. Vincent atteint la cime qui porte son nom, Pyramide Vincent ( 4215 m ). L' ascension fut répétée peu après à deux reprises. L' année N. Vincent et Jos.Zumstein, avec plusieurs compagnons, vont bivouaquer dans une crevasse au Lysjoch et gravissent le lendemain la cime appelée depuis Zumsteinspitze ( 4573 m ). En 1842 enfin, le curé Giov.Gnifetti parvint au sommet de la Signalkuppe ( 4561 m ) où se dresse aujourd'hui la cabane Margherita. En 1813, le Breithorn avait été gravi par le Français H. Maynard.

Dès 1818, année de la catastrophe de Mauvoisin, l' ingénieur valaisan /. Venetz avait été frappé par la présence, sur les flancs de la vallée de Bagnes, de blocs erratiques, de roches moutonnées et de stries, d' où il conclut que les glaciers devaient avoir été jadis beaucoup plus étendus. Ce fut l' origine de la théorie de l' époque glaciaire, que J. de Charpentier et Louis Agassiz ont fait connaître au monde, et qui fut au début farouchement combattue par les savants. Afin de les convaincre, Agassiz voulut réunir toutes les données sur le comportement des glaciers actuels. Après avoir visité ceux de Zermatt et du Mont Blanc, il alla en 1840, avec son ami Ed.Desor et un équipe de collaborateurs, camper sous un bloc du Glacier de l' Aar, le célèbre « Hôtel des Neuchâtelois ». Au cours de cinq campagnes d' observations, toute la région fut explorée et plusieurs ascensions et passages effectués: la Jungfrau ( 1841 ), le Lauteraarhorn ( 1842 ), le Dossenhorn, les trois cimes des Wetterhörner et le Galenstock. Ed.Desor a publié la relation de ces cinq campagnes dans Excursions et séjours dans les glaciers ( 1844 ) et Nouvelles Excursions... ( 1845 ).

La période de 1830 à 1855 est pour l' alpinisme helvétique l' une des plus riches et des plus fécondes. Les Suisses sont presque seuls en scène; les Anglais peuvent se compter sur les doigts d' une main: W. Brockedon, Th. Malkin, J.D. Forbes, Alfred Wills, Speer. Comme l' a dit Melchior Ulrich dans la préface des Berg- und Gletscherfahrten, le zèle pour la conquête des géants des Alpes croissait d' année en année. A partir de 1820, les topographes travaillant pour les levés de la carte Dufour érigent leurs signaux trigonométriques sur les sommets jusqu' à 3600 m. En Valais, c' est le chanoine Baechtold qui exécute les triangulations. Dans la vallée de Saas, l' infatigable curé J.J.Im-seng ( 1806-1869 ) rend d' inestimables services aux premiers touristes à qui il sert de guide dans les passages et sur les cimes des Mischabel. Un autre ecclésiastique, le curé Amherdt, gravit le Fletschhorn en 1854.

Tout une phalange de grimpeurs suisses, animés d' un joyeux enthousiasme, donnent l' assaut. C' est Gottlieb Studer et son cousin Bernard, Melchior Ulrich, Georges Hoffmann de Bâle, J. Siegfried, le pasteur Schoch, Abraham Roth. Le Dr Christian Heusser fait en 1855 la première ascension du Weissmies. Le nom de J.J. Weilenmann est associé avec celui du Mont Rose et du Fluchthorn. En Suisse orientale, J. Coaz joue un rôle de premier plan. Chargé dès 1845 des levés topographiques dans les Grisons, il réunit la plus riche collection de cimes vierges et couronne sa carrière d' alpiniste par l' ascension du Piz Bernina. Les Bernois Ed. von Fellenberg et Abraham Roth font en 1862 la première ascension du Doldenhorn et de la Weisse Frau.

La figure la plus étonnante de cette pléiade de grimpeurs est celle de Gottlieb Studer ( 1804-1890 ). En 1825 il faisait une tentative au Diableret qui échoua pour cause de mauvais temps. En 1850 il vengeait son échec et réussissait la première ascension de cette cime. En 1883, âgé de près de 80 ans, il montait au Pic d' Arzinol et au Mettelhorn. Au cours de cette longue carrière, il a gravi plus de 600 sommets, franchi d' innombrables cols et parcouru presque toutes les vallées des Alpes suisses.

La Suisse romande n' a pas de personnalités aussi eminentes à mettre en parallèle. Le plus intrépide est le Genevois François Thioly, dont nous reparlerons. Après avoir effectué en 1855 la première ascension du Diableret par le versant d' Anzeinde, Eugène Rambert va s' attaquer aux pointes des Dents du Midi et fait en 1865 avec son ami J. Piccard la deuxième ascension de la Cime de l' Est, regardée alors comme un petit Cervin. Toutefois, Rambert n' était pas taillé pour les grandes aventures alpines. Quant à J. Piccard, il inaugura l' ère des ascensions hivernales en montant au Titlis à Noël 1860.

Ce rapide coup d' œil sur les débuts de l' alpinisme met en évidence un fait important. Jusqu' en 1855, les Suisses jouent un rôle prépondérant dans l' exploration des Alpes et l' escalade des sommets. Les Anglais n' ont pas encore découvert le nouveau jeu. A part le Strahlhorn et le sommet oriental du Mont Rose, leur tableau ne porte que des cimes de 3e ou 4e ordre. Désormais ce sont eux qui prennent la tête, et l' année précitée marque le début de leurs grandes conquêtes, dont l' ère s' achève avec l' ascension du Cervin.

C' est que pour eux l' alpinisme est chose tout à fait différente de la conception que s' en font nos compatriotes. Pour les Britanniques, l' alpinisme est un jeu, c'est-à-dire un sport, qui doit développer et satisfaire chez ses adeptes le goût de l' aventure. Le mot est inscrit dans la charte de l' Alpine Club; il figure sur le titre de Y Alpine Journal. Ce principe est affirmé catégoriquement en 1856 par Ed. S. Kennedy: « Des amis nous ont blâmés d' avoir exposé nos vies dans une entreprise qui n' avait aucun but utile... C' est uniquement Vamour de l' aventure qui nous a poussés à tenter l' ascension ( du Mont Blanc ) par cette voie nouvelle. » Qui dit jeu et sport dit compétition: il faut gagner, il faut être le premier. D'où la rivalité Whymper-Tyndall au Cervin. En 1865 Whymper, approchant du sommet de la Dent Blanche, voit le cairn; il ordonne à ses guides de faire demi-tour: pas la peine d' aller plus loin!

Cette conception est étrangère aux alpinistes suisses de l' époque. Ils considèrent l' exploration des Alpes - principalement sinon exclusivement des Alpes suisses - comme une to che, presque une mission à la fois scientifique et patriotique: apprendre à connaître les Alpes dans tous leurs replis, avec leurs beautés, leurs richesses botaniques, minéralogiques et autres, leur faune, les mœurs et les coutumes de leurs habitants. Apprendre à connaître et faire connaître aux autres. Comme l' a écrit Ernest Jenny, il leur manque « heureusement » l' ambition du sportif. En 1840, G. Studer est à Zermatt avec son fidèle guide Madutz. Plutôt que de tenter l' assaut du Mont Rose, il préfère recueillir une riche moisson de données topographiques sur le massif et ses ramifications. En 1848, Melchior Ulrich arrive au Silbersattel; il laisse ses guides gravir les rochers du Grenzgipfel ( sommet oriental de la Pointe Dufour ), estimant plus utile d' observer baromètre et thermomètre.

Tel était - sauf de rares exceptions, Weilenmann par exemple - l' état d' esprit prédominant lors de la fondation du Club Alpin Suisse et qui a persisté longtemps après.

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