Le vallon de la mort
Par Marc Juland.
Du fond de la vallée, le sentier monte, serpentant dans les champs, au flanc de la montagne, en zigzags sans fin; puis il traverse un hameau, dont les chalets noircis sont si rapprochés les uns des autres que c' est à peine si deux hommes peuvent passer de front dans l' étroit espace qui les sépare, servant d' unique ruelle. Plus loin, ce sont encore des champs et bientôt on s' engage dans la forêt, une belle forêt de sapins, aux senteurs odorantes, que parcourt un bisse dont l' eau claire tantôt calme, tantôt bondissante, selon que le chemin est plat ou abrupt, ajoute à la fraîcheur de l' ombre. Et l'on va ainsi près de deux heures, peinant sous le poids du sac, jusqu' au moment où, après un brusque contour, se présente une aimable petite plateforme d' où le regard découvre, tout en bas, la rivière écumante et le grand village au clocher en bulbe, et, vous faisant face, les pentes herbeuses ou rocheuses montant à l' assaut des glaciers et des hauts sommets neigeux. Il semble que ce coin riant soit placé là tout exprès pour une halte avant que commence la grimpée par un chemin tortueux, tout jonché de cailloux, tout entrecoupé de racines folles, avec, de temps en temps, comme des sortes de marches creusées dans une fondrière qui serait en pente. Peu à peu, les arbres se font rares, ce ne sont plus que buissons et broussailles d' où émergent quantité de gros blocs. Le long de cette voie si peu accueillante on a rassemblé en tas de grosses branches sèches, des troncs d' arbres amenés de droite et de gauche, dépôt pour le village, le hameau ou plutôt pour la cabane, tout là-haut, où conduit cet étrange chemin. Mais voilà un replat, tout couvert de débris de rocs, restes sans doute d' un éboulement formidable, entre lesquels on zigzague comme au milieu de séracs, mais de séracs qui ne menacent pas de vous écraser au passage. Et tout à coup, on arrive à un petit col d' où l'on descend dans un étroit vallon qui vous surprend, vous frappe par l' extrême impression de désolation qui s' en dégage. C' est comme le fond d' un lac dont les eaux se seraient retirées, c' est une cuvette aux parois d' inégale hauteur; à gauche, une crête de pierres et de sable morainique que les siècles ont verdi d' une herbe courte et rare, à droite une muraille de rochers abrupts de quelque cinq à six cents mètres de haut, à chaque extrémité un petit col. Le fond de cette cuvette forme un petit pâturage à l' herbe maigre que broutent quelques moutons et quelques chèvres au pelage noir et blanc sous la garde d' un jeune garçon. Et seuls le triste bêlement des bêtes et le sifflet du petit pâtre troublent le silence de ce val désert. Au pied de la paroi de rochers une sorte d' abri en pierres, au-dessus et à côté duquel des inscriptions surmontées d' une croix rappellent le souvenir de disparus. Et l'on s' imagine un éboulement, une avalanche se précipitant du haut de ce mur gigantesque sur un troupeau et ses gardiens, les recouvrant d' un linceul de terre et de pierres, on s' imagine même que les blocs dispersés au bas du petit col cachent des cadavres, que de jeunes vies, des enfants qui promettaient de devenir de robustes montagnards ont péri en ces lieux, mutilés et écrasés par les forces aveugles.
L' air fraîchit, une humidité monte du sol, glisse le long des rochers, vous enveloppe et l'on a hâte de sortir de ces lieux désolés, de ce vallon de la mort, pour gagner la moraine, puis traverser le glacier et atteindre enfin la cabane, but encore invisible de l' étape de ce jour.