Le ski dans la littérature et l'iconographie italiennes du 16e siècle
Par Mario Cereghini
Avec 5 dessinsLecco ) Les revues du CAI ont publié à plusieures reprises des articles d' auteurs divers concernant l' histoire du ski. Parmi les plus précis et les plus concluants étaient ceux d' Adolfo Hess, dans le Bollettino de 1899 ( il y a 50 ans ) et ceux de Virgilio Ricci dans la Rivista Mensile de février 1937 et de février 1942. Plus récemment encore, les revues Montagne e Uomini et Neve - Ghiaccio — Sole ont donné sur ce sujet des notices intéressantes.
Je pense que cela intéressera les lecteurs des Alpes de connaître ce qu' on savait du ski en Italie au plus beau moment de son histoire, le 16e siècle.
En 1539, l' humaniste suédois Olaus Magnus ( 1490-1557 ) publiait à Venise une grande carte maritime de la Scandinavie en 9 feuilles, accompagnée d' un opuscule de commentaires dans lequel on voit pour la première fois des individus chaussés de skis: ces engins sont représentés assez étrangement, presque des demi-lunes de bois aptes à faucher Dieu sait quels champs... Mais c' étaient néanmoins des skis; la légende annexée ne laisse aucun doute sur ce point:
« La gravure ci-dessous montre comment les habitants des régions polaires, tant hommes que femmes, avec sous les pieds des bois de la même longueur que les personnes elles-mêmes, poursuivent les bêtes féroces avec une vitesse telle que quelquefois ils les dépassent. » A Venise encore, où l' art typographique était en pleine floraison, parut en 1550 l' édition italienne d' Herbenstein: Observations sur la Moscovie ainsi que sur la Russie et sur d' autres objets remarquables, rédigées primitivement par le seigneur Sigismond, franc-baron d' Herbenstein, Neiperg et Gutenhag, traduites récemment du latin en langue vulgaire italienne par G. B. Pedrezzano.
On lit, à la page 52: «... A Artach comme dans maints autres lieux de Russie, les gens voyagent en hiver, car à Artach il y a des' galozze' ou souliers de bois, d' une longueur de presque 6 palmes, que les gens portent aux pieds et avec lesquels ils accomplissent avec rapidité de grands voyages... » Le même auteur nous informe que tant les Lettons qu' une partie des Polonais et les Finnois jusqu' à la Volga utilisaient des skis exactement semblables à ceux employés à cette époque en Russie.
La gravure d' Herbenstein reproduite ici est l' une des plus surprenantes qui se puisse imaginer: les deux skieurs passent au centre de la scène, armés de deux longs bâtons comme dans un cortège royal. Figures hiératiques, on pourrait les prendre pour deux gentilshommes du 18e siècle, coiffés d' un « tube » et portant la hallebarde, ou deux voyageurs modernes extasiés...
Celui qui les a dessinés devait avoir certainement des informations exactes à leur sujet.
En 1555 parut à Rome l' ouvrage célèbre d' Olaus Magnus «... Historia de gentibus septentrionalibus... etc. », richement orné de gravures sur bois. Il fut traduit en italien par Messire Remigio Fiorentino et publié en 1561. Il y eut même une édition allemande en 1567: Olaj Magni historien der Mittnachtigen Länder... Getruckt zu Basel in der Officin Henric petrina » et traduite par Johann Baptisten Ficklern von Weyl vor dem Schwarzwald. Elle fut suivie de beaucoup d' autres éditions qu' il est inutile de citer ici.
Ce qui nous intéresse dans l' ouvrage d' Olaus ce sont les gravures caractéristiques représentant ces skis: illustrations tout à fait arbitraires qui semblent jaillies d' une fantaisie hermétique, et qui témoignent en défaveur d' Olaus lui-même en tant qu' elles nous font constater son incompétence en la matière. Ce n' est pas que nous voulions ici le dénoncer au tribunal de la critique d' aujour d' hui: au contraire, on aurait plutôt envie de le défendre contre les attaques acharnées qu' il a subies, au 17e siècle, de la part de l' Italien Negri et de Scheffer. On a envie de défendre ces skis bizarres en demi-lune qui ne sont ni des skis, ni des chaussures, qui pourraient peut-être servir à skier dans les nuages, dans un royaume plus fantastique, avec des amis plus sympathiques, sans tant d' embarras, de téléfériques et de skilifts. Peut-être aussi avec des arcs et des flèches, en compagnie de la belle Diane chasseresse, dans un pays de gracieuses amazones-skieuses, pour nous dédommager de celui que nous connaissons où presque toutes les amazones-skieuses sont... un peu moins belles.
Mais la faute d' Olaus, si vraiment ce fut une faute, est de nous avoir montré des skis différents de ceux qui étaient effectivement en usage à cette époque. Comme sa réputation d' humaniste, de connaisseur du Nord et de ses coutumes, allait s' affermissant par une chance singulière, la plupart des savants n' eurent des skis que la notion fausse qu' il en avait donnée, et il en fut qui jurèrent qu' ils étaient réellement faits ainsi, ce qui eut pour résultat de décourager toute tentative logique de nos ancêtres. Il est facile de prouver qu' il aurait fallu être doué d' un équilibre spécial pour voyager sur de tels engins. Negri et Scheffer, comme je l' ai dit, et un autre encore, Balduini, s' avi de réfuter Olaus au 17e siècle. Ces trois chevaliers défenseurs du vrai ski, soit par la plume, soit par des dessins, remirent les choses au point avec un sérieux remarquable. Seuls les sourds et les aveugles refusèrent d' accepter la leçon.
La description d' Herbenstein, qui n' admet pas de doutes, est antérieure à celle d' Olaus qui est classique ( sauf celle de 1539 ). Mais Herben-stein demeura, selon nous, moins bien connu que l' autre. En outre, les descriptions d' Olaus correspondaient — pour les observateurs ignorants de ce temps — à celles d' un autre auteur célèbre, l' Italien Guagnini.
Giovanni Guagnini ( 1538-1614 ), de Vérone, historien et géographe, valeureux soldat en Pologne et commandant de la place forte de Vitebsk pendant 18 ans, fut certainement le premier Italien qui eut une vision directe des skis. Dans son œuvre « Sarmatiae Europeae Descriptio », publiée à Cracovie en 1578, il fait mention des skis des Permiates et des Finnois de la Volga: skis courts, d' un usage courant dans diverses régions de la Moscovie et qu' on appelle « narta ». Et dans une gravure annexée à son œuvre, on voit deux skieurs-chasseurs équipés de ces étranges « cimeterres » de pied. Mais, ici, nous sommes plus près de la réalité qu' avec les dessins d' Olaus. En effet, si l'on examine avec attention, les patins sont attachés aux pieds au moyen d' étriers, et les patins — si nous pouvons les appeler ainsi — possèdent un embryon de queue, tandis que dans les figures d' Olaus, le pied entre directement dans une espèce de sabot ( zoccolo ) fortement recourbé et très renforcé à l' endroit même où se place le pied.
Les skis de Guagnini sont donc fixés aux pieds, tandis qu' avec ceux d' Olaus, au contraire, les pieds paraissent « s' enfiler » dans les skis. La différence est importante et, des deux, c' est Guagnini qui est le plus près de la réalité.
Mais ce n' est qu' après coup, en tant qu' après, que nous pouvons remarquer ces choses.
L' iconographie défectueuse des skis eut son écho dans l' œuvre célèbre de Cesare Vecellio: Des costumes anciens et modernes des diverses parties du monde.
Cesare Vecellio ( 1530-1601 ), fils d' un cousin du grand Titien, publia à Venise en 1590 la première édition de l' œuvre précitée. Il y eut une deuxième édition en 1598; une autre, en 1664, est pompeusement intitulée: « Costumes anciens ou Recueil de figures dessinées par le Grand Titien et par Cesare Vecellio son frère 1. » Il s' agit toujours de dessins gravés sur bois, avec commentaires. Je me réfère à l' édition de 1598 que j' ai le bonheur d' avoir sur ma table et qui correspond assez fidèlement à celle de 1590. A la page 297 il est dit:
« Homme et femme de Scrifinia. La Scrifinia est une région située entre la Biarmia et la Finmarchia. Les habitants de cette contrée emploient, du fait des masses de neige, certains bois lisses, plats et recourbés, avec la pointe antérieure relevée en arc, d' une longueur de 8 pieds. Avec ces engins bien fixés aux pieds, ils glissent rapidement par monts et vaux, et par les lieux escarpés, pour faire la chasse à toutes sortes d' animaux; les femmes y sont accoutumées comme les hommes. Ils se vêtent de peaux d' ours, de loups et d' autres espèces d' animaux, avec le poil en dehors, et ne vivent de presque rien d' autre. » A cette description, qui figure aussi en latin sur la même page, correspond le dessin reproduit ici ( voir fig. 4 ). Ainsi les diverses gravures mises sous les yeux du lecteur, avec d' autres qui ne sont pas reproduites, permettent de se rendre compte exactement de la représentation continuellement erronée que Vecellio a donnée des skis.
Si, dans le domaine iconographique du 16e siècle, le plus grand nombre de dessins montrant des skis sont dus à Olaus, suivi par Vecellio, il n' en reste pas moins qu' Herbenstein est le seul qui en ait donné une interprétation conforme à la vérité.
1 Firmin Didot, dans la préface de l' édition française de Vecellio ( Paris, 1859). soutient que beaucoup de dessins de l' ouvrage doivent être attribués au Titien, et peut-être aussi quelques gravures sur bois.
Dans le petit volume de Gerardo Vera: « Trois voyages maritimes faits par les Hollandais et les Zélandais au septentrion de la Norvège, de la Moscovie et de la Tartarie1 », etc., à la page 75, deux des trois gracieuses figurines qui ornent l' angle supérieur droit d' une petite carte géographique sont munies des habituelles chaussures à neige en forme de croissant, et qui devraient représenter des skis.
J' ai cité ces auteurs connus en Italie, mais ne voudrais pas manquer de mentionner le Suisse Josias Simler ( 1530-1576 ) qui, dans son œuvre célèbre « De Alpibus Commentarius », Zurich 1574, parle lui aussi des systèmes adoptés pour ne pas enfoncer dans la neige, mais il s' agit plus exactement de raquettes.
Très discuté aussi est le témoignage poétique du grand poète italien de la seconde moitié du 16e siècle: le Tasse.
Torquato Tasso ( 1544-1595 ), dans le chant XIV ( 34 ) de « La Jérusalem délivrée », qui paraît avoir été composé vers 1575, dit ceci: Sicome soglion là vicino al polo, s' avvien che' l verno i fiumi agghiacci e indure, correr su' l Ren le villanelle a stuolo con lunghi strisci, e sdrucciolar secure; que les traducteurs ont rendu — fort mal d' ailleurs — par: Tels, aux lieux voisins du Pôle, quand l' hiver enchaîne les fleuves et durcit leurs ondes en glaçons, la bergère glisse sur le Rhin d' un pas tranquille...
D' accord avec certains auteurs, je traduis « strisci » par skis. Pourquoi pas?
Pourquoi ne pas reconnaître au Tasse la possibilité d' avoir baptisé à l' italienne ces engins que des auteurs antérieurs à lui, ou contemporains, ont appelé « galozze » et « narta »?
Déjà en 1928, Michel de Benedetti, dans une lettre au Corriere della Sera, disait, en défendant notre cause:
« Si le Tasse lui-même, qui n' était pas fort en sports d' hiver, parle de glace et de neige, nul doute que le mot' strisci ', précédé encore de l' attribut Jongs ', soit la description des skis que le poète a probablement vus ou dont il a entendu parler car il faut se rappeler qu' ils étaient utilisés au 16e siècle en Carnie et dans l' extrême nord de l' Italie. » Le Tasse pouvait-il connaître, aux environs de 1575, les œuvres d' Olaus? Evidemment, puisque la première édition de « De gentibus septentrionalibus » remonte à 1555. Pouvait-il connaître l' ouvrage d' Herbenstein? Certainement. Je pense même que ce furent les gravures d' Herbenstein qui suggérèrent au poète les mots « lunghi strisci » par les deux dessins hiératiques dont nous avons parlé plus haut.
( Traduit par L. S. )