Le Musée du vieux Pays-d'Enhaut à Château-d'Oex
PAR ALBERT MORIER-GENOUD
Est-ce orgueilleuse prétention de notre petit coin de terre? Le district du d' Enhaut, l' un des plus modestes du pays vaudois, quinze kilomètres dans sa plus grande longueur, un point microscopique sur la carte du monde, peut-il croire qu' il possède quelque chose en propre, qui mérite les honneurs d' un musée?
Notre excuse, s' il en faut une, est d' avoir vécu pendant mille ans séparés du bas pays par de hautes montagnes, et de nos proches voisins par les barrières plus infranchissables encore de la langue et de la religion. Nul besoin d' être savant ethnologue pour voir que les Damounais ( Pays d' amont = d' Enhaut ) sont d' une autre souche que les Ormonans, et différents encore des populations qui ont franchi les Saanenmöser pour occuper le Gessenay. L' architecture de la basse Gruyère est tout autre que celle de nos montagnes et la plus brève visite de notre musée montre d' étonnantes différences de style entre nos meubles et ceux du Simmental.
Depuis 1900 la terre tremble; tout se transforme à une allure inquiétante. Cette fois-ci le cliché doit être vrai: « Nous sommes à un tournant de l' Histoire ». Quel prophète se hasarderait à dire ce que sera la vie dans un siècle, à supposer qu' elle existe encore? Il est donc temps de faire le point si l'on veut garder le souvenir de ceux qui ont œuvré et lutté avant nous, qui nous ont transmis le flambeau, nos mœurs, nos coutumes.
Vous donc, amis de la montagne, qui avez l' incomparable privilège de savoir encore déambuler à l' allure de cinq kilomètres à l' heure, la seule qui permette de voir quelque chose, arrêtez-vous ici. Au retour d' une course, consacrez quelques moments à notre musée, vous ne le regretterez pas. Vous resterez émus devant ces vénérables parchemins qui attestent la lutte longue et patiente de nos aïeux pour l' indépendance, leur lente ascension vers la liberté... Vous contemplerez leurs meubles aux décorations naïves et maladroites, mais qui atteignent si souvent à la vraie beauté. Leurs ustensiles de cuisine, de laiterie, leurs outils les plus modestes sont ornés avec amour... Nos ancêtres possédaient au plus haut degré ce besoin fondamental, le plus caractéristique de l' homme élever sa vie terre-à-terre sur un plan supérieur ( c' est bien cela qui doit permettre de distinguer le premier homme de ses frères animaux ).
Ceux-là ont été vraiment des hommes libres qui ont œuvré avec tant de joie dans leur humble besogne. Je n' en puis citer de plus bel et plus haut exemple que celui de Jean-Jacob Hauswirth, le pauvre charbonnier qui vivait dans une masure, à l' Etivaz, à rentrée des gorges du Pissot. Ses contemporains l' appelaient, avec quelque commisération: « Le grand des marques », « Le grand Fleitche » ou « Tré bocon » ( « trois morceaux »; le travail l' avait courbé en trois ). Il n' avait fréquenté aucune école, ne possédait ni science, ni éducation; mais quelle finesse révèlent pourtant ses tableaux! Il passait soirées et loisirs à découper des silhouettes, sans aucun dessin préalable. Il utilisait pour ce travail des ciseaux adaptés à la grosseur de ses énormes doigts! C' est cet art mineur qui lui a permis de chanter la vie, les fleurs, les bêtes, les montagnes. Personne, et lui moins que quiconque, ne s' était avisé qu' il était un grand artiste. L' idée d' en tirer quelque profit ne l' effleura même pas. Longtemps après sa mort, le peintre Th. Delachaux signala ses œuvres disséminées dans tous les chalets de la vallée. On put enfin réaliser que le pauvre artisan portait la marque d' un indiscutable génie créateur...
Permettez que je me décorde ici et vous laisse le plaisir de découvrir les trésors de notre maison. Peut-être, en sortant, pourrez-vous souscrire à ce propos d' un ami: « Comment un si petit pays a-t-il pu fournir tant de belles choses? » Souhaitons surtout que notre civilisation moderne, extraordinairement équipée, laisse après elle des traces de si haute noblesse.