La face orientale du Petit Clocher du Portalet
PAR MICHEL VAUCHER, GENÈVE
Avec 2 illustrations ( 234, 235 ) et 1 croquis C' est à l' occasion d' un camp de ski dans la vallée de Conches que j' entendis parler pour la première fois du Petit Clocher du Portalet et de sa face orientale. Au ton employé par mes amis de Martigny, je me rendis compte qu' il ne devait pas y avoir là matière à plaisanter: difficultés extrêmes, 1 23 juillet 1958.
16 Les Alpes - 1958 - Die Alpen241 surplombs, roche compacte étaient les mots qui revenaient le plus souvent dans leurs propos. Plusieurs cordées avaient fait des tentatives et avaient échoué. C' était vraiment du sérieux. Mais avec des pitons à expansion, ça devait finir par aller... encore qu' on voie mal une cordée progressant sur 300 mètres de paroi à l' allure qu' impose cette technique: un mètre à l' heure!
Les dernières paroles échangées étaient du genre: « Tu devrais y venir! » - « Oui, bien sûr... Peut-être cet automne... » - Réponse assez vague pour satisfaire tout le monde et permettre tous les replis. Il fallut une semaine de pluie à Chamonix pour que nous décidions. Italo Gamboni et moi-même, d' y aller voir effectivement.
De Champex, un voyage agréable en télésiège et une petite marche nous conduisent à la cabane d' Orny. Le gardien bienveillant répond volontiers à nos questions et se montre même un fervent « supporter ». Cette face du clocher, si souvent tentée et manquée, semble lui peser personnellement sur l' es.
L' état de siège est décrété pour le lendemain.
3 heures... Le réveil ( modèle 1925 ) fait trembler jusqu' aux fondations de l' édifice. Il n' a pas fair de se douter qu' il pleut à verse! -Va bene! Quelques heures de sommeil supplémentaires n' ont jamais fait de mal à personne.
Vers dix heures nous partons, sous une petite bruine, et rôdons au _...«.. itinéraire o relaispied de ce Petit Clocher que le brouillard escamote entièrement.
Nous grimpons au hasard, sans grande conviction, sur quelque soixante mètres, avant de découvrir un de ces morceaux de ferraille que l'on nomme piton. Il n' en faut pas plus - que le profane essaye de comprendrepour nous plonger dans la joie: On a passé par là... Voilà le point d' attaque.
Une fissure monte dans le mur et se meurt misérablement. Elle aurait pu faire un effort, au lieu d' abandonner après vingt mètres. Voyons ailleurs si on nous offre mieux.
A sa droite il s' en présente une autre d' un meilleur modèle, et qui va même en s' élargissant. Dommage qu' elle soit impraticable dans le bas, au contraire de la première.
Nous cherchons de gauche à droite, puis de droite à gauche en discutant ferme sur les diverses possibilités - ou impossibilités - qui s' offrent à nous. Au hasard de ces tâtonnements, nous tombons sur un tas impressionnant de pitons, de mousquetons et de cordes tapis sous un auvent. Il y a même dans le bagage un citron pour la soif. Bigre! Voilà qui sent l' attaque à main armée, avec préméditation. Dépêchons-nous!
Et en avant pour la fissure de vingt mètres. Surplombante, elle se hérisse de pitons que je dispense généreusement. Il faut les choisir de plus en plus petits... si petits qu' à la fin il faut y renoncer: le modèle ne s' en trouve pas encore dans le commerce.
Je redescends alors de deux mètres, suspendu aux cordes coulissant dans le piton supérieur. Je demande à Italo de me bloquer: il s' agit pour moi, en effet, de gagner transversalement, à droite, la fissure plus large, à trois mètres environ.
Prenant appui sur l' un des pitons, je plonge à la manière d' un gardien de football, en essayant de m' accrocher aux menues aspérités du mur, qui me permettront peut-être de me tirer jusqu' à la grande fissure. Une fois, deux fois, trois fois en vain. C' est l' aller et retour, le jeu plutôt pénible d' un balancier d' horloge...!
- Quoi?
- Donne du mou!
Le vent emporte la voix et nous oblige à hurler. A la fin Italo comprend et me laisse descendre de deux mètres.
Le jeu recommence.
Espoir! Au deuxième essai, ma main gauche s' agrippe à une bonne prise. Je suis écartelé par l' appel de mon poids: la corde m' invite au retour et ma main n' en veut rien savoir.
De la main droite, j' extrais de mon lot de pitons une cornière. Je parviens à la placer dans une fissure tout à côté de la main porteuse. Je martèle fébrilement. Un coup dessus, trois à côté. Bonne moyenne, vu la position originale. Le dernier coup manque de peu mes doigts crispés sur leur prise. J' imagine ce qu' aurait donné l' enchaînement des causes et des effets!
A l' aide de ce piton miraculeux, je rejoins la fissure si longtemps convoitée, et en cinq mètres de laborieux ramonage me voici à un bon relais.
Le premier regard est pour le haut. La première question vient d' en bas. C' est Italo qui me crie:
- Est-ce que ça passe?
- Oui!... C' est une fissure pour toi!
Et en effet, il a été depuis longtemps prouvé par les faits, et démontré de manière scientifique, par l' étude du coefficient de frottement, supérieur chez un grimpeur aux membres plus courts ( en l' occurrence, mon camarade ), que le ramonage est l' affaire d' Italo. J' aurai donc le plaisir de me prélasser en second. C' est parfois bien agréable.
Mission terminée. J' installe le rappel qui doit me ramener au pied de la fissure et cherche pendant un bon quart d' heure à planter un piton qui me donne satisfaction. Puis je rejoins Italo, qui commence à souffrir du froid, et nous rentrons au refuge.
Le gardien jubile:
- Vous êtes allés plus haut que les autres!
Le refuge a vu arriver quelques alpinistes sympathiques. Nous bavardons gaiement; mais, malgré l' agrément de la soirée, nous allons nous coucher tôt.
Le lendemain, il neige... Mais nous avons l' impression que nous avons fait la veille le plus gros morceau: le mauvais temps ne doit pas nous empêcher d' essayer. En route!
Nous reprenons les passages connus, aujourd'hui enneigés. Italo dépitonne la longueur du pendule, puis part en tête. Le coup de sabre caractéristique rayant de haut en bas les deux tiers supérieurs de la face se révèle, quand on y est, profond de cinq mètres. Mon ami peut donc s' y démener à cœur joie. Par endroits c' est moussu, et son postérieur se met ressembler merveilleusement à celui de certaines races de singes africains. Italo n' apprécie pas mes comparaisons: de trop rire, cela nuit à son rendement.
Relais. Italo hisse les sacs et je pars. La manœuvre se répétera souvent, au long de cette escalade athlétique, mais point trop difficile. Je reprends la tête à trois longueurs du sommet. Et voilà. La face est au-dessous de nous. Nous mangeons, buvons, plaisantons, et laissons une bouteille de sirop, pleine, appuyée au cairn du sommet.
- Pour les suivants, me confie Italo.
Quelques heures plus tard, c' est le refuge, la détente après l' effort, les félicitations du gardien, qui l' a eue enfin, « sa » première!