Haute Route Arolla-Argentière
PAR ARMAND RIME ( MOLÉSON )
1 " jour: lundi de Pâques, 30 mars 1995Avec 1 illustration ( 129 ) A 15 h. 45, 26 skieurs de Moléson prennent le départ à Arolla. Les sacs sont lourds - près de 15 kg. La montée s' effectue par temps assez favorable quoique bouché. Le Pas de Chèvre, passage-clé dans un ressaut rocheux, sépare les montagnes d' Arolla du glacier de Cheilon. Par mauvaises conditions, il est redoutable; aujourd'hui il s' avère relativement facile. Des Lausannois arrivés avant nous ont déjà posé une corde de sécurité pour assurer la descente de deux échelles métalliques verticales scellées du rocher. La cabane des Dix ( 2930 m ), atteinte à 19 h. 45, nous offre le confort d' un excellent repas et de bonne couchettes. Hélas! Une neige fine s' est mise à tomber et les prévisions pour le lendemain sont plutôt pessimistes.
? jour: mardi 31 mars. Cabane des Dix-cabane Chanrion A 06 h. 00 le bruit de cricket de la montre d' Armand réveille la maisonnée. Notre chef de course, amicalement surnommé... le Diable, saute d' un bond de ses couvertures à la fenêtre pour se rendre compte du temps qu' il fait. Les dormeurs ouvrent péniblement un oeil, puis l' autre, mais d' aucuns font la sourde oreille, espérant que le temps est mauvais. Ce sont eux malheureusement qui ont raison. Le Diable fait une vilaine grimace, il hume le vent de tous côtés pour déclarer finalement que le Pigne d' Arolla n' est pas faisable à cause de la neige fraîche et du brouillard; puis il ordonne un repos prolongé. A 7 h. 30, las de nous retourner sur nos couches pour trouver le sommeil, nous nous levons pour déjeuner. Ensuite, c' est la distribution du ravitaillement pour la cabane Chanrion qui n' aura pas de gardien. On remplit son sac, prépare ses lattes et ses peaux et, à 09 h. 00, c' est le départ: nous remonterons le glacier de Cheilon et passerons le col du même nom.
Le temps s' améliore graduellement et le vent a tendance à faire place à la bise. Malgré le temps froid et venteux, la traversée du glacier de Giétroz est une partie de plaisir. La poussière de neige, chassée avec une violence inouïe de tous les sommets environnants, s' irise aux rayons du soleil. Nous sommes arrivés au col du Mont Rouge, dont la descente sur le glacier de Lire Rose ( quel joli nomprésentera la plus grande difficulté de ce jour. Ce col offre une corniche remarquable que nous devons tourner. Pierrot Rouiller et Julen vont reconnaître les lieux. Quand Julen s' avance en dessous du col, la pente se détache soudain dans toute sa largeur emportant un de ses bâtons. Ouf! le guide a eu chaud...
Mais cet incident a comme conséquence de libérer la voie. En effet, nous allons pouvoir descendre à pied, skis sur les sacs, en nous tenant à une corde fixe hâtivement posée par notre Diable. La manœuvre réussit admirablement et un peu plus tard tout le monde est réuni, hors de danger, au soleil.
Au-dessus de nous, c' est la mer de brouillard et l'on pente, non sans un frisson, que bientôt cette purée de pois nous aura engloutis, nous aussi.
Les pentes suivantes permettent de faire des descentes splendides dans une neige facile. Les arabesques se croisent et s' entrecroisent, à la joie des photographes et cinéastes. La route à suivre devient maintenant plus difficile à trouver, car le brouillard a escamoté le relief du terrain. Après une hésitation, le Diable reconnaît le chemin à suivre et nous emboîtons le pas. C' est là que Julen place un second exploit. Durant la brève hésitation du chef, Julen, qui avait noté les azimuts, s' avançait seul en suivant l' aiguille de sa boussole lorsque, soudain, il se retrouve les quatre fers en l' air, une dizaine de mètres plus bas, au pied d' un mur de neige qu' il n' avait pas vu à cause du brouillard, pareil à une trappe ouverte sous ses skis.
Bientôt, la cabane Chanrion est en vue et nous filons sur nos lattes au gré des pentes et des contrepentes, sans histoire, du moins le pensons-nous. Juste avant la cabane, un petit rocher en garde l' accès. Notre chemin de descente longe ce rocher. Notre Julen, troisième acrobatie du jour, trouve le moyen, dans sa vitesse, de grimper sur le rocher et de tomber pile de l' autre côté, au risque de se rompre les os.
La cabane est accueillante et chacun s' affaire, qui à cuisiner, qui à chercher de la neige, qui à préparer le bois. Le dîner-goûter est bientôt prêt et bientôt avalé. Puis, tandis que l'on se délasse à jouer aux cartes ou à se raconter d' inépuisables histoires de montagne, les cuisiniers préparent déjà le repas suivant, qui sera un vrai gueuleton.
Sur quoi chacun va essayer de dormir, si possible mieux que la nuit précédente, en espérant que la fatigue l' empêchera d' entendre les ronfleurs.
Pensée du jour ( d' un guide ):
« A la montagne, il ne faut pas seulement avoir de bonnes chaussures, un cœur sans défaut et une dose d' expérience; il faut aussi un brin de chance. » 3 " jour: mercredi 1 " avril. Chanrion - Valsorey A 05 h. 00, diane pour les cuisiniers, ce qui vent dire pour tous, car le bruit de la montre-cricket sort tout le monde de sa léthargie. Le ciel est constellé d' étoiles, c' est le grand beau, et nul n' hésite à rejeter ses couvertures. Le petit déjeuner est déjà sur les tables. C' est le brouhaha habituel des cabanes, chacun cherchant ses affaires et préparant son sac.
A 07 h. 00, la cabane a été mise en ordre et balayée. Nous partons. Une splendide descente nous amène au point 2206. Ce devait être la meilleure part de la journée: nous ne le sûmes que le soir. De ce point, il s' agit de mettre les peaux de phoque pour une montée interminable sur le glacier du Mont Durand, par la gauche au début, ensuite par une traversée sous les séracs. Sept heures plus tard, on atteint le col de Sonadon,à 3504 m. La première surprise nous attendait là: chacun espérait une jolie descente sur le glacier de Sonadon, alors que, devant nous, se dressait une pente de 60° conduisant en une heure et demie de raide grimpée au Plateau du Couloir ( 3661 m ). Le plus étonnant, c' est que le moral tint le coup. Il devait être au plus haut, ce matin au départ.
Au sommet du Plateau du Couloir, première émotion à la vue de la descente impressionnante d' une dénivellation de 631 m sur 440 m que nous devons parcourir sur le glacier du Métin. La cabane Valsorey, à 3030 m, se profile sur un monticule, bien en dessous de nous, presque à la verticale. A première vue, il semble exclu de descendre là. Les tacticiens, le Diable et Julen, se mettent au travail avec sérieux, car il s' agit de faire franchir ce mauvais passage à tout un chacun. Un piolet est solidement ancré, puis une corde y est attachée. Le passage le plus scabreux est un ressaut de glace vive recouverte de neige instable qui se situe à l' entrée du passage. Julen a réussi à le franchir sans encombre et va fixer l' autre extrémité de la corde, 60 m plus bas, à un rocher qui émerge du flanc de la combe à 50°. Pendant ce temps, les cordées ont été formées et les chefs s' affairent à préparer leurs protégés pour cette difficile descente: prodiguant les conseils, ils procèdent à l' encordage, répartissent les piolets et les charges, font fixer les skis sur les sacs. Enfin la première cordée s' engage. Elle est formée du Diable et de quatre camarades. Tout le monde est anxieux, malgré les paroles rassurantes du chef et le calme imperturbable de Julen. Et voilà l' aventure commencée, il faut la poursuivre coûte que coûte; impossible de faire marche arrière!
L' allure est très lente et l'on assiste à bien des hésitations. Finalement, les premiers sont au bout de la corde fixe et la seconde cordée est déjà engagée. La troisième cordée, elle aussi, est prête à partir, lorsqu' un cri retentit: « Attention, une avalanche! » La première cordée, qui avait poursuivi presque à l' horizontale en direction du milieu du couloir pour rejoindre l' éboulis d' une avalanche déjà descendue, où la marche devait être plus facile, se trouve soudain dans la trajectoire d' une autre coulée qui vient de décrocher des contreforts du Combin de Valsorey. En tête de cordée, le Diable, qui voit venir l' avalanche, essaye de revenir sur ses pas, mais la masse mouvante le happe par son bord gauche et le précipite avec elle, entraînant l' un après l' autre de ses compagnons de cordée. Cinq hommes sont ainsi charriés par les remous de la neige et bousculés avec tout leur matériel, sac à skis, tourniquant dans tous les sens. L' émotion est à son comble. Où s' arrêteront? Plus bas se trouvent des ressauts rocheux. S' ils ne stoppent pas avant, c' en est fait d' eux. Et nous ne pouvons rien faire qu' assister, muets et impuissants, au drame qui se déroule sous nos yeux.
Par chance, l' avalanche s' arrête 50 m plus bas et nos cinq gaillards se relèvent péniblement, l' un après l' autre, en se tâtant. Rien de cassé, rien d' abîmé, presque pas une griffure. L' angoisse qui nous étreignait se relâche tout d' un coup: le drame n' a été qu' un incident. Il ne reste qu' à poursuivre l' aventure.
Cordée après cordée, nous arrivons à un îlot rocheux en pleine pente, où nous chaussons nos skis pour filer prudemment d' un bord du couloir à l' autre, faisant à chaque extrémité une conversion, car il est exclu de virer sans chute dans cette neige cartonnée.
Soudain, nouvelle émotion. En se préparant à chausser ses skis, Rolf bouscule son sac qui roule en tournoyant vers le fond du couloir, à une vitesse de plus en plus rapide, et disparaît bientôt par-dessus les rochers. Rolf pleure déjà sa caméra et tout son matériel. Mais deux bons skieurs se dévouent pour aller à sa recherche et, par chance une fois de plus, le sac est retrouvé. A l' inventaire, deux sangles arrachées en tout et pour tout; caméra et bouteille-thermos parfaitement intactes. Après tant d' émotions, rarement cabane fut plus désirée que celle de Valsorey. A 19 h. 00 nous y sommes tous réunis: il nous a donc fallu 12 heures de Chanrion et, comme on dit, nous l' avons « senti passer! » Mais ce n' est pas tout. D' après le programme, nous devons encore descendre à Bourg-St-Pierre où l'on nous attend pour le souper et pour la couche. Le Diable déclare la chose irréalisable, et personne ne le contredit. Nous passerons donc cette soirée à la cabane et descendrons demain à Bourg-St-Pierre. Deux gars qui n' en n' ont pas encore assez, et qui ont noms Zen Ruffinen et Rime, s' offrent pour descendre ce soir encore, malgré la nuit et la fatigue, afin d' aviser dans la vallée, mais aussi de tranquilliser les dames qui attentent ce soir un téléphone de leur époux, fiancé ou fils.
La descente de ces deux courageux fut inénarrable. Il y eut de nombreuses chutes dans la nuit, une soif dévorante et, à chaque détour du sentier, souvent imaginaire, une déception plus grande de ne pas apercevoir encore les lumières du village au fond de la vallée. Titubant de fatigue et de lassitude, demi-morts de soif, ils arrivèrent enfin à 22 h. 00 sonnant à la pension du Beau-Valais à Bourg-St-Pierre. Ils furent reçus à bras ouverts par des patrons en grand souci sur le sort de notre colonne, attendue en vain depuis 18 h. 00. Aux nombreux appels téléphoniques venus de la plaine, ils n' avaient su que répondre. Une fois désaltérés, nos deux gars s' empressèrent de rassurer chacune de ces dames et la liste impressionnante des numéros de téléphone qu' ils durent rappeler justifie pleinement leur descente scabreuse. Pour ces deux, la journée totalisa quinze heures de marche!
Pendant ce temps, on fit joyeusement fête, à la cabane, à quelques bouteilles de blanc, après une journée si bien remplie.
Pensée du jour ( de W. Schmid ):
« II arrive que, dans la haute montagne, les choses prennent une tout autre tournure qu' on ne l' avait prévu chez soi et que ne le racontent les livres. Dans les villes, la vie est aujourd'hui modelée selon les règles les plus poussées de l' organisation par un Etat dont le pouvoir s' est accru et qui a tout réparti en „ doit " et en „ avoir ". C' est pourquoi les heures passées dans les montagnes, et au cours desquelles notre sort dépend en premier lieu de notre cran, de notre volonté, seules armes face aux imprévus d' une ascension, doivent être regardées comme les meilleures de notre existence. » 4' jour: jeudi 2 avril. Valsorey-Bourg-St-Pierre De Valsorey, la troupe se mit en branle à 09 h. 00 et arriva vers 12 h. 00 à Bourg-St-Pierre. Notre spécialiste Schweizer se distingua dans cette magnifique descente: en faisant une démonstration de godille, il chuta malencontreusement, risquant de se rompre les os dans des rochers voisins. Il dut son salut à son sac et à l' un de ses bâtons de ski qui restèrent coincés derrière une dalle, le retenant au-dessus du vide. C' est bien j oli, la godille, mais il faut aussi la pratiquer avec discernement.
Après un excellent repas de midi, chacun disposa de sa journée pour se reposer et remettre en ordre son équipement. Nous coucherons ici ce soir et reprendrons notre programme demain. Journée de repos appréciée de tous.
Il faut rendre hommage ici aux tenanciers de la pension « Beau-Valais » qui furent charmants envers nous, à tous égards, et mirent à notre disposition leurs locaux avec une telle gentillesse, que nous nous sommes vraiment sentis en famille.
La soirée est relativement brève, car demain, il faut se lever au point du jour.
Pensée du jour ( de Julius Kugy ):
« L' alpiniste doit vivre à la montagne et non y mourir. La mort en montagne n' est pas celle d' un héros, mais elle est souvent une belle bêtise. » 5' jour: vendredi 3 avril. Bourg-St-Pierre-cabane Dufour La journée commence à 04 h. 00 par le réveil du patron, qui vient heurter gentiment à chaque porte. Aussitôt chacun s' affaire, car le déjeuner est fixé à 04 h. 15. Il fait encore nuit, mais le ciel est constellé d' étoiles; il va donc faire grand beau. A 05 h. 15 tout le monde est prêt et, skis sur l' épaule, on part pour le col du Grand Saint-Bernard. La route est obstruée jusqu' à la Cantine de Proz par des blocs de pierre provenant des coups de mine dus à la construction de la nouvelle route et du barrage. Nous devons donc descendre vers la Dranse et la traverser, pour en remonter l' autre rive. Après une demi-heure de marche, nous chaussons les lattes, pas bien longtemps, hélas, car la neige manque et nous devons les porter de nouveau. Revenus sur la route, l' étape nous paraît longue et les épaules commencent à souffrir sous le poids des sacs charges d' une bonne part du ravitaillement pour la cabane Dufour. Finalement, après quatre heures de marche, nous arrivons à l' Hospice du Grand St-Bernard ( 2469 m ). Nous y sommes reçus avec cordialité par les Pères qui nous préparent le thé, fort apprécié à cette étape. Nous avons même à nous mettre sous la dent pain frais et fromage de Bagne, un luxe à côté des habituels biscuits secs dont nos sacs sont encombrés. Mais le devoir à nouveau nous appelle: il s' agit de ne pas perdre trop de temps, car la journée est bien chargée.
Nous franchissons la frontière italo-suisse sans tracasseries, puisque seuls les bâtiments des douaniers sont là à nous regarder placidement de leurs volets clos. Nous avons équipe nos skis des couteaux Bilgeri si pratiques, dans les flancs, par neige dure. La colonne s' étire en direction de la Fenêtre de Ferret ( 2697 ) que nous mettons une heure et demie à atteindre. De là, ce sera la partie de plaisir de la journée: une descente de toute beauté longeant les lacs de Fenêtre, naturellement recouverts de neige et, par un couloir assez raide et étroit, nous conduisant au Plan de la Chaux et finalement à Ferret, puis à la Fouly où nous ôtons les skis et posons les sacs.
La Fouly est à 1594 m d' altitude; nous avons donc dégringolé une différence de niveau de 1100 m, dans une neige de cinéma! Le gardien de la cabane Dufour nous apporte les vivres à monter à l' A Neuve, lui-même ne pouvant nous accompagner. Les hôtels sont encore fermés à cette date, mais le Diable réussit, on ne sait par quel sortilège, à nous faire recevoir, toute l' équipe des 26 gorilles bien bronzés, par le propriétaire d' un des plus jolis chalets de vacances du village qui nous offre à profusion un thé délicieux. Il n' en fallut pas moins d' une vingtaine de litres. Nous fûmes servis par toute la famille qui semblait prendre plaisir tout particulier à désaltérer ces visiteurs inattendus et colorés. Puis il y eut la photo pour l' album de famille, et la signature de tous dans le livre d' or. Le Diable, au nom de tous, remercie nos hôtes de cet accueil chaleureux. Je me fais.
ici encore l' écho de tous pour remercier M. Noir et sa famille. Après que le service sanitaire eut pansé quelques bobos, la troupe se remit en marche en direction du glacier de l' A Neuve.
Le départ est assez pénible. Il est environ 16 h. 00, la montée est raide et les sacs sont encore alourdis par les vivres qu' il faut monter la cabane. Le franchissement de la moraine ne va pas sans peine et il faut recourir à la corde pour en faciliter le passage. Rien n' est stable et les pierres roulent sous les pieds. L' une d' elle réussit à atteindre le chroniqueur-samaritain au bras gauche. Rien de cassé, mais une vive douleur. La grimpée continue, d' heure en heure plus dure, plus éreintante. La raideur de la pente et la dureté de la neige ne cessent de croître. Les arêtes des skis ont du mal de mordre et nous mettons les couteaux Bilgeri. Tandis que la nuit commence à étendre son manteau d' ombre dans la vallée, les Aiguilles Rouges n' ont jamais si bien porté leur nom, sous les derniers rayons du soleil qui les habillent de pourpre. La mitre du Dolent au sommet de l' arête Gallet brille comme un miroir. Vers 20 h. 00, le gros de la troupe est enfin arrivé. La cabane, haut perchée comme un nid d' aigle à 2729 m, abrite maintenant toute l' équipe quelque peu « hors de course ». L' effort de la montée a été rude et personne ne se vante d' être encore en pleine forme. Un gros merci à Pierre Rouiller qui, en cuisinier modèle, a pris les devants afin que le thé soit prêt à notre arrivée, une attention combien appréciée, après 15 heures de marche.
Un cas d' épuisement occupe le samaritain de service, lui-même handicapé par son bras gauche, aidé du toujours dévoué et précieux Zen Ruffinen. Mais les soins donnés sont couronnés de succès, puisque finalement le patient est de nouveau sur pied et réclame sa part du souper! Ce soir-là, les pastilles et comprimés de toutes sortes furent distribués avec une profusion encore jamais atteinte durant cette semaine.Vers minuit, tout le monde est enfin allongé sur les couchettes, cherchant un sommeil que la grande fatigue fait fuir. C' est Julen qui tient le compte des heures supplémentaires: elles commencent à devenir nombreuses, mais il assure qu' elles seront largement compensées.
Pensée du jour ( de W. Schmid ):
« Très souvent les moraines ne sont pour l' alpiniste que d' inutiles amas de décombres. Elles sont les limites de sa journée d' ascension; entre elles, il y a la grandeur de l' expérience vécue, il y a la victoire, le bonheur ou la déception. » 6' jour: samedi 4 avril. Cabane Dufour-cabane du Trient A 7 h. 00, le cricket crépite une fois de plus. C' est curieux de voir l' effet du réveil sur les visages voisins. Les uns se renfrognent, les autres se tournent de l' autre côté; il en est qui ouvrent de gros yeux interrogateurs, d' autres encore semblent tout à fait perdus. Ce matin, chacun a l' air d' être de nouveau en forme. La journée sera d' ailleurs moins chargée. Il s' agit pour nous de monter au col de la Grande Lui pour gagner le glacier de Saleina et, par la Fenêtre de Saleina, le glacier et la cabane du Trient.
Le départ se fait, skis sur l' épaule, dans le flanc de neige dure qui longe les Pointes des Essettes, puis, skis munis des couteaux, nous attaquons la raide montée du glacier sous un soleil déjà chaud. Environ deux heures plus tard, nous sommes arrêtés devant le barrage du col de la Grande Lui ( 3451 m ). Les techniciens - le Diable et Julen - vont reconnaître les lieux pour établir les plans de descente. Ce col se présente, du côté de l' A Neuve, par une barre rocheuse recouverte de neige qu' il faut escalader à pied, skis bien amarrés à l' horizontale sur le sac. Le sommet du col est étroit et corniche, à part une petite place où le rocher est dégagé et où viendra s' amarrer la double corde fixe. Le versant de Saleina est un couloir à 60°, large d' une trentaine de mètres et long d' environ deux cents mètres, fait de glace vive recouverte de 20 cm de neige; c' est donc là que nous devrons passer. Nos deux techniciens, aides de quelques camarades, posent les cordes, les nouant bout à bout pour atteindre le bas. Le couloir se termine en boîte aux lettres: une rimaye en barre toute la largeur. Le Diable, descendant à la corde fixe, rompt le pont de neige qui la recouvrait et se trouve soudain dans la gueule béante du monstre, les pieds ballants, suspendu par la corde fixe. D' un coup de reins, il peut prendre pied sur la lèvre inférieure, se débattant dans la neige qui le recouvre. Le trou est bien ouvert maintenant, et les suivants n' ont plus qu' à sauter par-dessus, sans danger, aux ordres de Rolf. L' attente est longue avant le passage; le soleil tape dur sur la neige, d' autant plus qu' il n' y a aucun souffle d' air: on se croirait dans la marmite d' un anthropo-phage. Même ceux qui se sont inscrits avec l' espoir de bronzer demandent grâce. Faces pâles au départ de cette semaine nous sommes tous devenus négrillons. Jusqu' à ce que le 26e clubiste ait maîtrisé sa peur et soit enfin au bas du couloir, il s' est écoulé près de trois heures. Avec un groupe si nombreux, ce genre de passage est toujours long si l'on veut agir avec prudence et sans énervement. Hommage aux valeureux techniciens et au beau temps qui nous tient fidèle compagnie.
Il s' agit maintenant de choisir une piste sûre en louvoyant entre les immenses crevasses de la partie supérieure du glacier de Saleina. Une équipe de reconnaissance file, prudemment encordée, et bientôt, dans ses traces, tout le monde se retrouve à 2973 m. De là, montée vers la Fenêtre de Saleina ( 3263 m ) dont la dernière pente doit se faire à pied. Nous voici enfin sur le plateau de Trient, dont nous descendons la pente douce jusqu' au pied de la vaste et belle cabane du même nom ( 3170 m ). Il est environ 18 h. 00.
La cabane n' est pas gardée à cette saison, mais le célèbre aviateur des glaciers, Geiger, nous a amené du ravitaillement. Nous sommes heureux d' y trouver, luxe suprême, de la bière et du vin.
Pensée du jour ( de W. Schmid ):
« Dans les crevasses de tout calibre, sous les ponts jetés comme des linceuls sur les trous béants, il ne manque que la grimace du diable pour donner à ces lieux l' aspect d' un véritable enfer. » 7' jour: dimanche 5 avril. Trient-Argentière 06 h. 30, diane et déjeuner. Remise en ordre parfait de la cabane et, à 07 h. 45, départ. Traversant le Plateau du Trient, nous pointons vers le Col du Tour ( 3281 m ). Aujourd'hui, tous les visages sont souriants, ça sent la fin. A l' Aiguille du Tour, quelques alpinistes français s' encordent déjà pour la varappe. Le rocher est sec et réchauffé par le soleil. Nous avons tôt fait de traverser le col et, du même coup, la frontière franco-suisse. Nous voici donc en France, à dévaler les pentes du glacier du Tour par une neige assez irrégulière. Un petit arrêt au Refuge Albert Ier ( 2702 m ) pour admirer sa nouvelle construction ultra-moderne, un peu pénible à voir dans ce cadre grandiose de roc et de glace. De là, la descente se fait sur une neige dure comme du béton. Les jambes en prennent un bon coup après une semaine d' efforts.
La déclivité s' accentue et nous arrivons bientôt à une impasse. D' un côté, un rocher à pic limite la descente et de l' autre, c' est le versant ensoleillé et par conséquent libre de neige de la montagne. C' est juste cet endroit que choisit notre ami le Dr Kaufmann pour faire parler de lui. Il descendait la pente assez raide en « stemmant » d' une façon aérienne et dans un style éblouissant, si bien que, ses petits pieds ne touchant plus terre, un de ses skis joua la fille de l' air et, filant comme une flèche, alla se perdre à jamais dans les rochers inférieurs. Notre bon docteur n' en est pas encore revenu, tombant de si haut, surtout avec l' équipement impeccable dont il était muni. Il ne nous reste qu' à le remercier d' avoir attendu la dernière heure du dernier jour pour nous faire ça.
Skis sur l' épaule, nous prenons le sentier du versant à main droite pour rejoindre, plus bas, un couloir de neige permettant de skier à nouveau à travers champs, jusqu' à l' entrée de Montroc.
Quelle transition! Ici, c' est le printemps, la verdure et les fleurettes que nous écrasons en ôtant définitivement nos lattes. Nos yeux, habitués à un univers de blancheur, considèrent le paysage comme un film en couleur aux teintes trop vives. Bientôt, hélas! autre chose dont nous avions perdu l' habitude vient nous écorcher les oreilles: les bruits des moteurs, des klaxons, du train. Nous réalisons soudain que nous venons de vivre une semaine à l' écart du monde moderne et de son agitation, dans le calme et la paix de la nature primitive. La grande aventure, commencée sept jours plus tôt, a pris fin; mais longtemps encore les visages bronzés et burinés sont tournés vers la montagne à qui ils adressent un ultime et muet salut. Les yeux sont brillants, c' est tout ce qui transparaît des sentiments intérieurs. Mais je sais bien que c' est un hommage ardent rendu à l' Alpe, et comme un geste d' adieu à l' adresse d' un être très cher.