Face nord de la Douve
Léthargie des corps - Efférents esprits - Sortilège de midi Plaisante matière, roche blanche - subtilité grisante - dominance.
Sur un plan d' herbes, vigoureuses et rousses - ce 23 septembre 1956 - trois alpinistes, équipement dispersé, regardent une face où, déjà, ils ont tracé d' autres voies.
Le ciel, aujourd'hui, pèse sur eux de tout son poids bleu et dans la torpeur de midi les oppose encore à la montagne.
Quelqu'un se lève et par ce geste rompt le maléfice. « La muraille est belle: - la cheminée la raye d' un jet - le sommet respire -je respire, et dans ce rythme mon âme est en liesse. L' éther, c' est moi. » - Rien ne s' oppose... Rassemblons les choses et allons, allez!... Ils vontJe vais; tu viensConjugaison?... « Samba d' attaque. » Abus, délire, concupiscence« Fumerolle te dis-je, fumerolle blanche... » Et l' onde de la perception nue et reflue, épaisse et boueuse, en fusion se meut.
Les sacs avaient recouvré leur forme, les dos s' étaient redressés... L' apparence était à la lutte.
Œuvre de vie. Désir d' escalade que l' œil avait trahi. Trahison des regards: puissance en progression. Régression: pudeur. La chair subordonnée à l' esprit: sublimation.
... Sur la montagne, célébration des noces du désir et de l' esprit. Entité à la rencontre du devenir. Sainte flamme Portée, transportée dans les yeux bleus, les gris, les noirs; les verts et les bruns; ainsi, sur les points culminants... Encensoir de l' esprit.
Flammes des tourmentes; des soirs et des jours. La mort même, à tant de passion, devenait oublieuse. Sent-elle sa déchéance? Ses longues mains, froides et osseuses, tendues aux feux des regards.
Et qui était-il, ce désir qui te transportait sur la cime, longtemps avant que ton corps y fûtMonstrueux mouvement qui te gouvernait; qui pouvait mettre des larmes dans tes yeux, dans d' autres yeux... Et l' horrible était désirable.
Vie, corps livrés... Sacrifice. Conductibilité? « Connexion entre le ciel et la terre. Sur le sommet, éphémère indépendance; 159 cm au-dessus de la croûte terrestre. Fatum d' alpiniste. » La solitude crie... Elle appelle, la solitude. Le meilleur n' a pas de poids. Sur la muraille, il s' élève... Hors de l' homme, hors du temps: loin du sommet.
Mais rien n' exista plus, dès ce moment. L' esprit dans la face nord et la face, superficie dans l' immense. A t' élever, tu t' épures... Pur, tu es dieu - dieu dans son ciel, sur son trône.
Remontant la cheminée, n' es point CerbèreCerbère, le chien de l' enfer... Le chien à trois têtes?
Les pitons entraient; le difficile passait; l' ambiance et la muraille... Je me moi toi, nous: l' unique, la chose; la terre dans le ciel - le ciel sur la terrenotre triade dans la cheminée -la cheminée en nous.
Do mi ré, le temps dans to main, ce temps qui t' appartenait... Et ton nez dans la nuit.
Pareille à un parapluie qui se fermerait, couvrant tragiquement l' effroi d' un petit enfant, la nuit s' était fermée sur nous: fatidiquement.
- Dès lors, les regards ne livreraient personne.
Comment allons-nous sortir d' iciIci, c' était la face nord de la Douve: une cheminée qui pointait vers l' espace. Escaladée, une autre attendait, barrée d' un monolithe de belle taille.
- Réunis... Une voix reprend: « Puisque tu es légère, il te faudra passer - voir ce qu' il y a là-dessus - si tu volais... deux hommes te retiendraient. » Là-dessus... Il y a tout ce que l'on vent... excepté une prise, excepté une fissure pour planter un piton.
Opacité du moment... Continuant tes explorations aveugles pour la troisième fois, tu redescends.
Quand il y eut des pitons... pour tous les jours de la semaine - fiches dans d' épais gazons l' assurance fut évaluée. Les fissures imaginées à la traction.
... Flexion; poussée... genoux pointés sur le néant - poids libéré qui te dépassait... Amas sur l' arrière de tes jambes.
Sourde rumeur... Revolte: réprobation du pierrier.
Précautionneusement, remontant tes épaules, tu constates la présence amicale du monolithe; mais autour de lui, il ne reste que du vent. Deux, trois longueurs de corde; modification du décor: Cerbère sur la cheminée.
- Cheminée élargie, problème élargi, lui aussi. Livre ouvert sur la nuit; rigole de terre noire perpendiculaire entre deux pages; perpendiculaire aussi, au sommet. Livre de chevet, triplement. Panoplie également; devant soi, pelotes piquantes, pierres serties; pincée d' herbes entre trois doigts... Vaillance des prises. Montagne où tout se cueille. Où l'on recueille... où le meilleur est sous nos pieds.
Escrime. Armé d'un long piton, quarte, septima, octave, tierce, seconde: « L' art de donner sans jamais recevoir. » Assuré, l' intention est là... S' asseoir où sont nos pieds, dormir.
MaisVos désirs ne sont point pareils aux désirs des nuits... Offrande - vos yeux par où la nuit entre.
Esprit de to nuit. La nuit et l' esprit.
Etrange mélange, le ciel et toi: couleur de l' atmosphère, invisible, indivisible; bleu dans le bleu, noir lorsque tout est noir - grisaille dans la grisaille et turbulence.
Dans votre âme ce soir, c' est tout comme un jour de semaille; il y a des fleurs, des oiseaux; du bon grain qui tombe d' une main. Bonheur enfin. Affranchissement. Loin des traditionnelles servitudes; des non moins traditionnelles prisons. Et vos épaules... au centre des béatitudes.
Des serpents viennent avec le matin, qui ont la peau lisse et froide; un matin refroidi, montrant deux visages: l' un gris de rosée, frissonnant; l' autre de lumière, sur la crête de la montagne.
Tu vas... laissant une trace qu' aucun rayon ne viendra ressusciter. Dormez souvenirs, menues choses, cueillies aux longs des chemins... Dormez.
Surface. Cercle; ligne bissectrice - angle d' ombre et de lumière. Géométrie dont vous ne sortirez point... Sommet.
Esprit insatiable transporté jusque là... Entier dans sa cruauté coutumière - dégustant la victoire et le matin, il regarde.
Il désire ce qui vient... Il a faim. Faim de sublime.
Il écoute... L' accord est dans l' instant... Il entend, il sait: la terre, le ciel et l' homme.
Réconciliation... Partage... Rendre à César.
... Mais, des vallées, viennent encore... des bruits de tempête.Betty Favre