Expédition neuchâteloise au Sisne Himal
Au printemps de l' année dernière, une expédition de la section Neuchâteloise du CAS a réussi la première ascension du sommet nord du Sisne Himal ( Népal occidental ). Placée sous le patronage de la Fondation suisse pour les explorations alpines et bénéficiant du soutien de la Fondation Marcel Kurz, l' expédition était dirigée par Ruedi Meier et comprenait des alpinistes bien entraînés et résolus à fouler un sommet vierge d' un massif peu connu de l' Hi.
Le ier mars 1980, un premier groupe de trois grimpeurs s' envole pour Katmandou, d' où, avec un camion chargé de 2300 kg de matériel, nos camarades neuchâtelois gagnent Pokhara et Népalganj, après un grand détour sur territoire indien. A Surkhet, ils sont rejoints par les quatre autres membres de l' expédition. C' est là que débute une longue marche d' approche qui durera plus de deux semaines et réservera plus d' une surprise. Le 8 avril, le camp de base est dressé à 4050 mètres, et, le 3 mai, Daniel Chevallier, dit « Yeti », et Pierre Galland parviennent au sommet nord du Sisne Himal ( 64JO m ). On imagine la joie des deux heureux grimpeurs qui s' attardent une heure et demie sur la cime, puis regagnent rapidement le camp V ( 6110 m ). Outre les trois alpinistes déjà nommés, l' expédition était composée du médecin Gilbert Villard, d' André Meillard, dit « Le Vater », d' André Egger, appelé « Le Long », et de Jean-Claude Chautems, dit « Joko ».
Nous remercions notre ami Ruedi Meier qui nous a donne l' autorisation de publier les pages suivantes, extraites de la plaquette « Sisne Himal ig8o » publiée au retour de l' expédition victorieuse.
Le i t avril voit, pour la première et la dernière fois avant le succès, toute l' équipe réunie au camp de base. Un savoureux déjeuner sur l' herbe est l' instant propice à un vaste échange de toutes nos impressions des derniers jours. Si les inconnues ont pour la plupart disparu, elles ont été remplacées par autant de problèmes à résoudre. Soucieux de ne perdre aucun de nos précieux jours, Ruedi échafaude un premier plan d' attaque qui, bien que modifé continuellement, constituera la base de notre réussite. Des le lendemain une première équipe composée de Yèti, du Vater, de Pemba et à' Unghele se met en marche de bon matin; Yeti nous fait part de ses impressions:
INSTALLATION DU CAMP II, LE COL « Occidentaux que nous sommes, la notion du temps ne nous a pas encore échappé; aussi la première équipe ne passe qu' une nuit au camp de base et avant toute cérémonie d' installation chère aux sherpas, nous gravissons les pentes menant à l' emplacement du futur camp I. Paysage hivernal, combes, mamelons qui se prêteraient aux évolutions de skieurs, alors que nous transpirons sous notre chargement.
Et le vent et la neige envahissent ces lieux. Impression d' isolement. Nous cherchons longtemps la tente laissée par l' équipe de reconnaissance. Le camp I est monté à 4760 mètres: une tente pour Pemba le sirdar et Unghele le porteur d' altitude, et une autre pour André et moi-même. Les genoux sous le menton, à l' abri, nous dégustons de grandes rations de thé et les « chapattis » ( galettes népalaisestranquillement nous nous remettons des fatigues de la montée. Mais cet inconnu me démange tout de même et le qu' est qu' il y a derrière cette montagne? motivation inavouée de tout alpiniste, me tire hors de la tente pour aller faire la trace jusqu' au col que Ruedi et Pierre ont reconnu les jours précédents. 5100 mètres. C' est la tourmente, il neige; au travers des quelques passages nuageux, j' aperçois notre montagne, lointaine, pas même impressionnante, pas encore attachante, et là, tout au fond, la vallée de la Changda Khola, goo mètres plus bas, sinistre, qui justifie bien son surnom de Noiraigue.
Le repas du soir et la vie en communauté sous une tente plutôt étroite pour des alpinistes « à peine enveloppés » sont des souvenirs pleins de courbatures!...
Matins radieux, froids, limpides, sereins; la neige crisse sous nos pas, alors que nous partons à la découverte de cette montagne cachée. Mes yeux caressent ses contours, palpent ses flancs, suivent le battement de ses corniches.
Noiraigue nous accueille après une descente des plus « casse-pieds ». Entré dans un site en dehors du temps et de tout circuit, j' ai le sentiment de marcher au premier temps de la création. Pourtant, sous un roc, je découvre les restes d' un bivouac de chasseurs; quelques millénaires nous séparent!...
C' est ici que nous avions prévu de poser notre camp de base, place idéale à vrai dire: un peu d' herbe, du bois, de l' eau, de temps en temps du soleil, mais inatteignable en ce moment par une colonne de porteurs! Ce sera notre camp II, et camp de base avancé. Endroit austère, mais on on se sent déjà bien. Du feu, du thé et des sherpas qui sont de véritables artistes pour cuisiner, avec toutes sortes de bois, par tous les temps, car... il neige!
Il faudra bien s' habituer au rythme des jours, et du temps: matins éclatants de beauté, neige de novembre l' après.
Le lendemain, en retournant au camp I, nous ne rencontrerons pas la deuxième équipe. Nous allons chercher un autre passage correspondant au vrai col, un peu plus bas, à 4960 mètres, qui finalement deviendra notre route habituelle ».
Avec un jour de décalage le deuxième groupe démarre à son tour. Joko, Pierre, le Long et Dordji suivent les traces des prédécesseurs; ils sont lourdement charges, car notre premier objectif est de porter vers les camps supérieurs un maximum de matériel; chacun a ainsi le sentiment de participer directement à la conquête du sommet, qui, pour l' instant, paraît bien éloigné.
Le Long nous fait revivre l' installation du camp III au pied de l' arête:
INSTALLATION DU CAMP III « Après une nuit passée au camp I, le passage de la crête à 5100 mètres et une autre nuit au camp II, le mardi 15 avril, au petit matin, nous partons vers l' inconnu. Nous allons suivre la voie qui nous paraît la plus logique en nous basant sur notre flair d' alpiniste. Tout d' abord en longeant la moraine inférieure du glacier nous nous élevons, par un goulet, puis par un couloir raide, au-dessus de la chute de séracs. Nous sommes sur le plateau glaciaire; la marche n' est pas trop difficile, la neige fraîche pas trop abondante. Un arrêt nous permet d' admirer l' imposante face nord du Kande Hiunchuli. Pendant notre séjour en altitude cette face attirera nos regards, et ce tableau grandiose restera grave dans nos mémoires.
Soudain, une corniche se détache de l' arête, la masse de neige descend la face, grossit, s' amplifie et devient une énorme avalanche dont le souffle nous enveloppe. Nous ne sommes guère rassurés. Mais ce qui nous intéresse avant tout, c' est l' arête du Sisne: tantôt elle nous apparaît facile, courte, tantôt longue et effilée.Vers midi, nous sommes au pied de l' arête; un gros bloc situe l' emplace de notre camp. Un petit lac glaciaire nous approvisionnera en eau. Nous montons nos tentes, prenons un repos bien mérité et commençons un de nos interminables repas. Dès le milieu de l' après, il neige sans cesse jusqu' à 21 heures. Alors la température descend, cette nuit-là, à moins 2i°.
Confortablement installés, nous passons une nuit agréable. Le lendemain, le ciel est serein. Après avoir contourné la base de la montagne, nous poussons une reconnaissance dans le couloir d' attaque, puis nous entamons la descente vers la base pour nous refaire une santé ».
Sur le chemin du retour, ils croisent une nouvelle équipe qui monte ravitailler le camp III fraîchement établi. Dordji exhibe son large sourire et son pull sur lequel est imprimé « No problem ». C' est bien ce qu' il faut pour les encourager!
L' avance très rapide jusqu' à présent est encourageante, mais Ruedi réfléchit aux problèmes de logistique qu' entraîne l' étalement de l' expédi, échelonnée sur les flancs du Sisne. Les communications radio sont des plus utiles, mais rien ne vaut une bonne montée au soleil à 5000 mètres pour se rendre compte de la situation exacte.
LE CAMP IV ET LES GENDARMES le camp III est maintenant solidement établi: le matériel et la nourriture pour l' équipement de l' arête sont là et les reconnaissances ont permis de trouver la voie qui doit nous permettre de progresser. Les équipes se sont succédé de sorte que tous les sahibs ont passé une nuit au camp III à 5100 mètres. Le 21 avril le Long, Joko, Pierre, Pemba et Dordji sortent de la tente au camp II. Joko raconte leur progression:
« Une bonne nuit, et c' est le départ pour le camp III. Pemba et Dordji sont heureux d' être ensemble et, malgré leurs lourdes charges, ils font la causette durant toute la montée. A midi, alors que nous arrivons aux tentes, la neige se met à tomber: programme pour le reste de l' après: manger, boire et dormir.
Le 22 avril à 8 heures, l' équipe est réunie dans une petite brèche, au haut d' un large couloir de neige. C' est là que nous nous équipons et préparons le matériel nécessaire à la pose des cordes fixes. La couche de neige fraîche est importante dans la pente qui doit permettre de rejoindre l' arête principale. De gros rognons rocheux sont utilisés pour les amarrages intermédiaires, mais le pitonnage y est difficile. Finalement, après plusieurs heures d' effort nous atteignons l' arête, et c' est là que le véritable problème commence. Toute la partie rocheuse n' est qu' une succession de gendarmes plus ou moins raides qu' il faut escalader quand nous ne pouvons les contourner. Après en avoir surmonté un et contourné deux autres, nous cherchons un emplacement pour le camp IV. Une petite plate-forme semble convenir; nous y déposons nos charges et rejoignons sans tarder le camp III dans le vent et la neige qui se met à tomber. Le lendemain, nous remontons agrandir la plate-forme, dresser une tente et équiper la tour rocheuse qui domine le camp. Vue d' en haut, la tente semble bien minuscule, accrochée sur l' arête ».
C' est la paire Tétil Vater qui prend le relais. Au camp IV, dont ils sont les premiers hôtes, ils croi- sent Joko et le Long qui redescendent se reposer. Yèti nous fait partager ses impressions:
« Quelle pourriture de rocher! tu verras, mais j' ai réussi à passer ce gendarme, à placer les cordes fixes jusqu' à l' angle là, que tu vois; il doit rester une dizaine de mètres pour retrouver l' arête en bonnes conditions!... » Joko, plein d' enthousiasme et tout excité par l' avance réalisée, nous raconte ses efforts et ses joies au camp IV avant de redescendre se reposer.
Il fait beau. Avec André, nous remontons ces cordes fixes. Tout juste si nous ne nous voyons pas au sommet le soir même.! Le vide se creuse. Ce n' est pas une petite affaire d' être passé par là! Fin des traces: devant moi une arête mixte, très raide.
II faut monter précautionneusement, car la neige recouvre une roche très instable. Pour l' assurage, je suis attaché à une corde de 8 millimètres et longue de oo mètres, qui servira par la suite de corde fixe. Les ressauts se succèdent, et j' avance quelquefois avec de la neige jusqu' à la taille, le plus souvent en équilibre sur de la pierraille dont il faut estimer la stabilité. L' arête est étroite, très raide; un sentiment d' équilibriste peu sûr m' envahit; il faut monter, sans faux pas, sans déranger le « décor » qui risque de s' écrouler J' ai oublié mon camarade, mal posé à l' autre bout de la corde, j' ai oublié le temps, j' ai oublié mon corps... il n' y a que l' esprit qui travaille, tension extrême. Pourtant, lorsqu' enfin je peux planter un piton, je me rends compte que l' altitude est bien là et que je respire comme si j' avais bu trois canettes sans reprendre mon souffle!... » LE CAMP V Après deux jours de lutte autour des gendarmes, la cordée Yétìl Vater est redescendue au camp III sans avoir atteint l' emplacement prévu pour le camp V, mais nos deux camarades ont équipé l' arête jusqu' à 5800 mètres. Pierre et Ruedi prennent la relève. Ruedi raconte:
« Avec quelque peine, parce que nous sommes 2 5 lourdement chargés, nous arrivons le 26 avril, vers midi, au camp IV. J' admire le travail des copains, qui ont réussi à planter une tente dans des conditions aussi précaires: un vrai nid d' aigle! Une corde fixe émerge du vide, une autre file vers le hautL' après se passe à l' abri de la tente, dans laquelle nous essayons de ranger la nourriture de façon à gagner un peu d' espace vital pour la nuit.
Le 27 avril s' annonce beau, mais froid. Nous nous équipons à l' intérieur de la tente, et ce n' est pas facile! Nous grimpons ensuite le long des cordes fixes, faisant largement usage des jumars. Après deux heures, à la fin des cordes, nous trouvons un dépôt de matériel et de nourriture. Pierre part à l' attaque de la longueur suivante en déroulant la dernière bobine de corde de 100 mètres, qui ne suffira pas pour atteindre le sommet du ressaut. Pierre redescend chercher son sac, tout en fixant la corde, tandis que je monte pour aller voir la suite. Après ce ressaut, il serait possible de monter une tente, mais ce n' est toujours pas la fin des rochers! L' arête est moins inclinée, mais demande quand même l' installation de cordes fixes. J' équipe une longueur et, du point atteint, j' aper le début de la neige au-delà d' un dernier petit ressaut rocheux! Mais pour aujourd'hui c' est trop tard. Je retourne au seul emplacement possible pour la tente, et commence à préparer une plate-forme. Pendant ce temps, Pierre est redescendu au dépôt pour chercher une deuxième charge. Ensemble, nous achevons la terrasse en apportant de grosses pierres, ce qui est un travail exténuant à 5930 mètres! Enfin, sous les bourrasques, la tente est montée, pas très bien il est vrai, mais elle tiendra pour une ou deux nuits. Il est évident qu' elle est située trop bas, il faudra la déplacer quelque 150 mètres plus haut, dans la neige.
28 avril. A 5h45, le soleil nous trouve déjà au déjeuner. Ne disposant plus que d' une corde de caravane, nous ne pouvons pas équiper les derniers rochers. Aussi les escaladons- nous en nous assurant. Enfin le début de la neige! Mais nous déchantons bien vite: en fait, c' est de la glace très dure. Le marteau entre en action pour la taille des marches. Nous plantons les premières vis qui ont de la peine à pénétrer dans cette glace très froide. C' est pénible, et cela prend du temps. Nous nous relayons après chaque longueur et, vers t 3 heures nous atteignons un petit replat sous un énorme mur de glace, à 6100 mètres, emplacement idéal pour le camp V. La suite paraît encore difficile, mais possible ».
Ruedi et Pierre voient le temps se détériorer rapidement. Après un bref compte rendu à la radio, ils redescendent, laissant à l' équipe Joko/Long le soin de déplacer le camp de l' endroit provisoire au dernier point atteint. Après un très bref arrêt à la tente pour échanger les dernières impressions, ils continuent la descente dans la tempête qui fait rage. Joko raconte sa nuit au camp provisoire:
« Nous dormons très peu cette nuit-là; un vent violent plaque la neige contre les parois de la tente, si bien que cette dernière devient toujours plus petite. Pour pouvoir s' allonger, il faut repousser la toile vers l' extérieur, vers le vide! Bien que convaincus de la solidité de notre abri, nous frissonnons à l' idée de devoir le quitter en catastrophe.
Le lendemain matin, avant de repartir sous un ciel sans nuages, il nous faut dégager tout le matériel recouvert de neige fraîche. La progression est lente, car il fait très froid. Le palier des 6000 mètres est bientôt passé, mais tout le solde de notre matériel, corde, cordelette et mousquetons est nécessaire à l' équipement des dernières longueurs sous le camp V. A 16 heures, la tente est montée, sous un surplomb de glace, dans la pente. Il ne reste que quelques centaines de mètres jusqu' au sommet, mais la situation est claire: nous n' avons plus de matériel pour aller de l' avant, et nous annonçons avec un peu de regret à la radio que nous redescendrons le lendemain au camp III ».
LE SOMMET Nous décidons que la prochaine tentative sera faite par Pierre et Yèti. Pierre se repose deux jours au camp III et suit à la jumelle le transport du camp V à son emplacement définitif. Yeti remonte du camp II au camp III, le 30 avril, en compagnie du Vater; le même jour, Joko et le Long redescendent tandis que Pemba et Dordji font un voyage de ravitaillement aux camps IV et V. Le Ier mai, par un ciel sans nuages, Pierre et Yeti remontent les cordes fixes, atteignant le même soir le camp V. Ils sont ainsi à pied d' oeuvre le récit de Yèti:
« Hier, d' une traite, avec Pierre, nous sommes montés du III au V, de 515036i i o mètres, le long de l' arête avec ses t 1000 mètres de cordes fixes déjà installées. Il faisait très beau, nous étions pressés d' arriver au dernier seuil de l' inconnu, car nous savions qu' il fallait nous hâter, et le soir nous étions béatement heureux dans notre cocon de tente, même si celle-ci est installée sous un sérac!
Levés pas trop tôt, nous attendons le soleil qu' au moment où nous réalisons que ce ne sera pas avant 16 heures qu' il caressera la tente! Nous pardonnons aisément aux copains d' avoir installé la tente sous un sérac, puisque nous avions « le riz du Lama » pour nous protéger. Toutefois ne pas être touché par le soleil à son lever est un manque de discernement total pour le développement du tourisme dans cette région!
Aujourd'hui, dernières difficultés majeures: pentes de glace extrêmement dures et raides, rochers toujours aussi instables, neige pulvérulente, équilibre au-dessus d' un vide de plus de 1000 mètres. Pour rejoindre l' arête sommitale, les efforts ne nous sont pas épargnés, et le soir nous avons réussi à équiper 150 mètres de cordes fixes, les dernières qui nous permettront de rejoindre les pentes de neige. Tout a été employé, depuis la cordelette d' amarrage jusqu' aux cordes de caravanes!
Le matin du 3 mai 1980, nous quittons tôt la tente du camp V et lentement dans le froid et, dans le tintement des débris dévalant les pentes de glace, nous remontons toutes les longueurs équipées la veille. Nous sommes sereins, car nous savons que le sommet sera atteint aujourd'hui.
Pierre suit la frêle comiche en équilibre entre deux mondes de soleil et d' ombre, puis franchit le dernier mur. Dès lors, les pentes neigeuses nous sont ouvertes. Longue marche, pénible trace dans une neige irrégulière à une altitude où, sous une lourde chaleur, les poumons ont de la peine à se remplir. Tout se passe lentement et régulièrement. Nous cheminons sous une énorme corniche, et là, juste devant nous, les arêtes se rejoignent... pour ne faire plus qu' une! C' est le sommet!
La joie m' envahit, c' est le débordement... heureux d' être arrive, heureux d' avoir atteint ce but, heureux de réaliser l' aboutissement de tous les efforts de mes camarades. Il fait bon et je voudrais crier à toute la terre la joie qui s' écoule de ce sommet jusqu' au camp IV, aux camps suivants, à la base, à Katmandou, chez nous, au-delà de ces montagnes, à perte d' horizon.
Nos regards se sont aussitôt portés sur le sommet sud, à peine 150 mètres plus haut, mais combien difficile! Son aspect et l' arête qui nous relie nous donnent immédiatement l' envergure de l' entre nécessaire à son ascension. On pourrait se croire en face d' un sommet des Andes, et une autre expédition sera nécessaire pour l' atteindre ».
km 2 7 LA DESCENTE 3 mai ig8o: ainsi cette journée est celle du succès pour toute l' équipe. Grâce aux jumelles, au télescope et la radio, tous vivent intensément cette belle matinée. Après un séjour d' une heure et demie au sommet, Pierre et Yeti abandonnent la crête sommitale, ne laissant que le drapeau à croix blanche flotter à 6470 mètres. Le retour au camp V est accéléré au maximum, car le mauvais temps quotidien arrive. Pierre raconte:
« Nous descendons rapidement la partie neigeuse de l' arête; il reste encore un passage délicat pour rejoindre la première corde fixe, mais tout se passe bien, malgré quelques grésillements dans l' antenne de la radio, dus à l' orage qui approche. Nous retrouvons la tente sous son sérac et nous y pénétrons tandis que la neige commence à tomber. Nous pouvons encore annoncer notre retour à Ruedi et organiser rapidement la retraite avant que l' accu de la radio ne soit complètement vide. Nous voici à nouveau seuls, accrochés à la pente dans notre abri de nylon. Nous n' avons pas besoin de parler, nous profitons de ces moments de détente pour repasser les événements des dernières semaines. Une part de nous-mêmes est encore là-haut, au sommet du Sisne; demain nous devrons redescendre, mais nous ne voulons pas encore songer au retour en cette soirée inoubliable.
Le lendemain, le soleil se lève sur un paysage brumeux. De notre perchoir nous voyons de tous côtés une mer de montagnes s' étendre à perte de vue. Avec émotion nous démontons le camp qui nous a abrités durant trois nuits. Et le portage le long des cordes fixes reprend, mais à l' envers cette fois! » Yèti et Pierre, efficacement soutenus par Joko et le Vater, entreprennent un rapide déséquipement de l' arête. Le lendemain même de l' arrivée au sommet, ils regagnent le camp III avec tout ce qui est récupérable. Les sherpas n' hésitent pas à se charger au maximum, de sorte que le camp III est évacué en un seul voyage. Au soir du 5 mai, nous avons ainsi la joie de nous réunir tous au pied de notre montagne à ce camp II que certains ont quitté, il y a dix jours. Un excellent souper, cuisine par Jetta sur le feu de bois, nous donne le courage nécessaire pour affronter la dernière remontée au col, que nous atteignons le jour suivant vers io heures. Nous restons un moment sur la crête à nous remplir les yeux de ce Sisne qui a occupé toutes nos pensées durant ces dernières semaines. Nous quittons sans regret la vallée de la Changda Khola, pressés que nous sommes de retrouver le camp de base au bord de la Chaudhabise et les premières fleurs du printemps.
Ainsi en trois jours nous avons déséquipé tout notre itinéraire, du camp V à la base. Il faut dire que du matériel irrécupérable est resté sur place. Pour le 8 mai au soir, nous attendons les trente porteurs nécessaires au retour vers Jumla. Arrive-ront-ils? Eternelle question qui nous préoccupe un brin durant les deux journées d' attente. Hélas! le temps se dégrade chaque jour un peu plus tôt, et la neige ne veut pas nous lâcher. Le jour prévu, nos porteurs arrivent par petits groupes, fidèles au rendez-vous fixé. Cette fois, nous sommes sûrs de partir, et l' ambiance monte d' un ton. Après un très bon souper, le rakshi local réchauffe les cœurs, et nos chansons troublent jusque tard dans la nuit les solitudes de la vallée de Chaudhabise. Tandis qu' au la neige tombe, nous formons un cercle sous la bâche de la cuisine, autour du feu. Nous sommes en veste duvet, tandis que, à côté, notre unique porteuse, sa robe dégrafée, allaite son enfant.