Autour de la Vire Longet
Avec 1 illustration.par |_s. Seylaz.
Perchée sur le versant valaisan de la Frète de Sailles, la cabane Rambert reste encore le point de départ le plus commode pour la plupart des sommités de ce tronçon de la grande chaîne qui va des Dents de Morclesaut Pas de Cheville, et tout particulièrement pour ces cimes excentriques te les que le Grand Chavalard, la Dent de Zériet et le Haut de Cry, très raremlen gravies parce qu' il n' y a pas gîte convenable dans leur voisinage immédiat. Du côté sud-ouest, toutefois, le chemin d' accès aux Dents de Mordes est barré par les puissantes murailles de la Dent Favre, que l'on ne peut tourner que par un grand détour au sud, avec plus de cinq cents mètres de dénivellation.
Il y aurait bien, il est vrai, juste à la hauteur voulue, une autre voie, la fameuse Vire Longet. C' est une large bande de schistes noirâtres qui traverse toute la paroi nord-ouest de la Dent Favre à l' altitude de 2600 m. et sur laquelle s' appuie la tête massive du sommet proprement dit. Des bords du Léman, elle apparaît au début de la saison comme une large cravate blanche barrant la montagne d' une épaule à l' autre. Au sud-ouest, du côté des Dents de Mordes, elle débouche de plain-pied sur un large col; au nord-est elle va buter contre des escarpements abrupts coupés de ravines sauvages qu' il faut remonter pour rallier l' arête faîtière en passant par un curieux tunnel: le Trou à Chamorel. Rambert a laissé une description pittoresquede ce passage, pratiqué de tout temps par les chamois et les chasseurs. Mais depuis un demi-siècle, cette voie est tombée en complète désuétude. Peut-être que la mise à ban de ce district y est pour quelque chose, bien que les chasseurs aient été remplacés par les braconniers; mais ceux-ci sont plus discrets sur leurs expéditions. Toujours est-il que les gens du pays prétendent que des éboulements ont rendu la Vire Longet impraticable.
Ce serait fort regrettable: le trajet de la cabane Rambert aux Dents de Mordes, le long de l' arête, en passant au nord-ouest du Petit Muveran et en se faufilant successivement par le Trou d' Aufalle, le Pertuis de Bougnonne et le Trou à Chamorel ferait la plus royale des promenades2 ). qu' un problème de ce genre se pose dans l' esprit d' un grimpeur, celui-ci n' aura de cesse qu' il n' ait vu les choses par lui-même. Entre temps, j' avais eu connaissance de l' exploit formidable de MM. O. Hug et C. de Rham qui, en 1908, ont forcé une voie d' ascension directex ) du vallon de Nant au sommet de la Dent Favre, coupant la Vire Longet juste en son milieu. Notre projet était de reprendre leurs traces jusqu' à la vire et de la suivre pour sortir par le Trou à Chamorel.
Dans la grisaille d' une aube douteuse de septembre, mon vieux compagnon H. Burnier et moi remontons le vallon de Nant déjà délaissé par les troupeaux, désert et silencieux. Les chalets de Nant dépassés, nous sommes bientôt à pied d' œuvre le Nant de Coppet et voilà le Nant Rouge. Entre ces deux ruisseaux, les gazons du Grand Pena nous offriraient une voie presque facile, mais cela ne ferait pas mon affaire, puisqu' elle nous conduirait directement au Trou à Chamorel sans toucher la Vire Longet et c' est précisément celle-ci que je veux voir. Nous nous dirigeons donc un peu plus à l' ouest vers les pentes du Petit Pena, sur la rive gauche du Nant Rouge. Ayant remonté l' inévitable et interminable cône d' éboulis accumulés par le ruisseau, nous franchissons le Nant Rouge — à sec en cette saison — et le travail commence. La paroi est constituée par une succession de bancs de rocher verticaux, séparés par des terrasses inclinées, comme des pans de toit, formés de dalles d' une jolie roche d' un gris-ardoise clair. Il y a toujours une cheminée ou une vire qui permet de franchir la cassure du gradin, il suffit d' aller la chercher, parfois assez loin sur la droite. Ces vires montent obliquement de droite à gauche et nous ramènent par conséquent vers la gorge du nant; elles sont en général solides et faciles. Le cheminement sur les pans de toits est plus délicat, surtout lorsque des filets de verglas en vernissent la surface. Çà et là les dalles sont ponctuées de curieuses taches claires dont nous ne comprenons pas tout d' abord l' origine. Nous ne tardons pas à nous rendre compte que c' est la carte de visite des projectiles venus des régions supérieures qui, frappant la roche, en pulvérisent le joli grain, y laissant une empreinte blanchâtre assez semblable à la trace d' une boule de neige écrasée contre un mur. Aussi, nous nous tenons le plus près possible du gradin supérieur, afin d' être à l' abri de ces décharges, qui doivent être fréquentes à en juger par le nombre des « touchés ». Pour l' instant, toutefois, tout est parfaitement tranquille. La roche est froide. De temps en temps, des paquets de brouillard passager viennent se coller contre la paroi. Une fois nous sommes obligés de faire un grand crochet sur la droite, rampant sur des plaques lisses, jusqu' au bord de la grande cassure qui regarde le glacier des Martinets et sur laquelle se dessine le magnifique Z en calcaire noir que l'on peut admirer, même en hiver, en montant les Grands Cercles. Nous abordons un nouveau palier et découvrons sur le mur qui le domine une vire des plus commodes, constituée par un solide feuillet de rocher et qui monte, comme les autres, de droite à gauche. De nombreuses traces de chamois sont d' un bon augure. Elle aboutit à un petit épaulement où elle s' interrompt brusquement, coupée par un profond couloir poli par les eaux.
Je reconnais là le lit de ruisseau décrit par O. Hug. Les chamois, sans doute, franchissent cette fissure d' un bond, mais nous n' avons pas leurs jarrets, et y descendre semble assez risqué. Mieux vaut essayer d' escalader le reste de la paroi, une dizaine de mètres au plus, mais qui se redresse et surplombe un peu vers le haut. Après avoir remplacé mes souliers par des espadrilles, et bien assuré par Burnier, je force le passage, moins difficile qu' il ne le paraît, sauf le rétablissement sur la console supérieure, un banc de calcaire encombré de gravier croulant. A partir de ce point la pente faiblit brusquement; par contre les rochers sont blancs de givre, et comme nous ne sommes pas dans une situation qui permette de changer de chaussures, je suis obligé, avec mes espadrilles, de faire une gymnastique désordonnée. Mais c' est la fin des difficultés. Cinq minutes sur des éboulis nous amènent sur un petit plateau coté 2549, un balcon d' angle à mi-longueur de la Vire Longet, juste à l' aplomb du sommet de la Dent Favre. Il est 11 heures.
Mille mètres de grimpée méritaient bien une halte. Elle se prolongea toutefois au delà des nécessités alimentaires. De notre belvédère l' œil embrassait les deux tronçons de la vire. Le secteur oriental que nous nous étions proposé de parcourir nous laissait pensifs. Venait d' abord un névé très incliné, penché sur l' abîme, durci comme un névé peut l' être à la fin de septembre, où les marches sont presque aussi dures à tailler que dans la glace. La suite, formée de schistes noirs de pourriture, n' était guère encourageante. Cette face était encore en pleine ombre; tout y était gelé, glacé, glissant et d' une raideur désespérante. Impossible de se tenir ni d' assurer dans un terrain pareil. Quant à y creuser des marches, autant s' attaquer à un mur de béton.
Les brouillards avaient disparu; il faisait maintenant très beau. Le soleil commençait à effleurer notre perchoir; l' air était d' un calme extraordinaire. Peu à peu la douceur amollissante de cette journée d' automne, rendue plus sensible par le contraste avec la sauvagerie inhumaine de ces parois, s' insinuait en nous avec l' idée qu' il était préférable de « remettre ça ». Nous eûmes la faiblesse — ou la sagesse — d' écouter la voix charmeuse de la loi du moindre effort, de céder à la tentation qui s' offrait à notre droite, où la section ouest de la vire, mieux orientée et libre de givre, nous présentait une sortie moins hasardeuse vers le Col de la Loexx ). C' est par là que nous nous échappâmes, en suivant les traces bien visibles que les sabots des chamois ont marquées dans les feuillets délités de la roche. Le soleil qui touchait maintenant les crêtes sommitales, commençait à libérer les pierres, et durant les 20 minutes que dura la traversée sous la haute paroi, des bourdonnements aigus, comme ceux d' une guêpe irritée, ne cessèrent de vriller l' air autour de nous. Rien que du menu gravier, heureusement, invisible à l' œil, mais qui laisse à penser.
Le reste ne fut qu' une longue flânerie par l' alpe du Grand Pré, le vallon solitaire de Louzine, Randogne et Saillon, avec, pour terminer, le calvaire de la route goudronnée pour gagner la gare de Saxon.