Au Fletschhorn
Par F. Mauler.
Vieille aventure en réalité que celle vécue en l' an de grâce 1905 — vieille, mais assez pittoresque pour mériter les honneurs d' une narration. Voici: Après un court séjour dans la paisible vallée de Saas — je venais tout justement de traverser en une folle randonnée les Mischabels, de Randa à Saas en gravissant tour à tour le Dom, la Südlenzspitze, 1e Nadelhorn, le Stecknadelhorn, le Hohberghorn, toutes sommités pouvant s' enorgueillir du titre de 4000 —, nous nous trouvions, par un beau soir du mois d' août, mon ami V. et moi, à gravir lentement les lacets du chemin d' Almageleralp. Coucher à l' auberge de cette alpe pour, le lendemain, traverser le Zwischbergenpass, ce col de 3200 m. qui fait communiquer les vallées de Saas et du Simplon. La vallée qui porte le nom caractéristique de Zwischbergtal est la dernière de Suisse avant la frontière italienne d' Antrona. Parvenus après une marche rapide à Gondo, nous nous décidons à aller cantonner à Simplon-village où nous trouvons le gîte et le couvert dans des conditions fort confortables. Réveil au son des cloches du dimanche, far niente, repos prolongé, élaboration de plans et départ. Partis de Saas, nous en avons subitement la nostalgie et, par une rapide et audacieuse décision, nous prenons le parti de tenter la traversée du Fletschhorn ( 4001 m .) par le Laquintal. Pour mettre à exécution notre projet, de minutieux préparatifs ne sont pas de trop. En effet, l' ascension du sommet convoité, le Fletschhorn par le Laquintal, ne sera possible que si nous allons gîter une nuit à la belle étoile, au fond extrême de ce dernier val où nulle habitation ni demeure quelconque n' existe. C' est pourquoi un porteur nous précède, lourdement chargé de provisions et de couvertures. Nous arrivons à l' étape, un bloc énorme de rocher qui va nous servir d' hôtellerie rustique, d' abri pour la nuit. Ici commence un de ces couchers à la dure, appréciés des vrais alpinistes, de ceux qui, refaits à tous les feux, bâtis à chaux et à sable, savent se contenter pour toute couche molle de l' herbe odoriférante des pâtures, voire même du rare gazon des derniers contreforts herbeux de la montagne. Avant le coucher: la popote cuite à point dans la marmite apportée du village, la verrée de fendant pour humecter et dulcifier le pain de seigle sur lequel s' ébrèchent nos dents avides, les sages propos sur nos chances du lendemain, les pensées aux parents et amis lointains, les derniers coups d' œil sur le val sauvage qui nous entoure et les hardis escarpements des monts qui le bordent. Bientôt, ensevelis sous de chaudes couvertures, nos sacs comme oreillers, nous sommes transportés en extase dans la contemplation du ciel étoile.Vénus dans sa gloire nous sourit et nos rêves s' ornent de maintes figures charmantes évoquées en un éclair. Ces bienheureuses visions nous aident à supporter les longues heures de veille avant l' anéantissement dans un sommeil tôt interrompu par une voix qui nous appelle au déjeuner. On se frotte les yeux pour savoir si vraiment c' est bien la réalité qui nous étreint et si nous ne sommes pas la proie de quelque mauvais rêve, sur quoi, courageusement, on repousse ses couvertures, on s' étire, on se met debout en entrevoyant la rude tâche qui nous attend. 3 heures du matin et déjà le froid coupant qui annonce la fin de la nuit et précède l' aurore. Je n' ai pas, jusqu' ici, décrit notre petite caravane composée de l' excel artiste et ami V., de votre serviteur et d' un vieux compagnon de mes escapades alpestres, un excellent guide de Saas-Eisten, Alois Burgener. Aloïs est la tranquillité même, le calme imperturbable et la bonhomie faite chair. Sans doute, il n' a pas les ressources d' initiative et d' allant qu' ont les rois des guides mais tel qu' il est, avec sa fruste physionomie, ses yeux clairs et perçants, sa moustache tombante, son teint hâlé et surtout ses épaules et sa taille robuste, il me plaît. Son bagage intellectuel se compose des rudiments retenus de l' école primaire de son village, sa philosophie est celle du curé de sa paroisse et, très fidèle croyant, il salue au passage d' un petit signe de croix les Christ du chemin et s' agenouille sur les dalles des chapelles nombreuses, aux porches ajourés et sculptés, rencontrées au détour des sentiers. 2 heures du matin: Devant le rocher-abri que nous abandonnons, après de brefs adieux au porteur qui reprend le chemin du retour, Alois scrute un instant l' horizon et, de son pas tranquille et lent, lanterne en main et piolet au poing, nous précède dans la nuit sombre encore, mais heureusement toute constellée d' étoiles. Dans le fond du val, très haut, les silhouettes noires et sinistres du Laquinhorn et du Fletschhorn, immense barrière qu' il nous faut franchir pour atteindre le versant de Saas. Sans doute nous aurions pu adopter un parti plus sage: traverser par le Rossbodenpass qui n' offre pas de difficultés spéciales, mais Alois, piqué au jeu par son cousin Heinrich Burgener, désire tenter la traversée du Fletschhorn par l' arête N. E., arête que, jusqu' à ce jour, il n' a jamais gravie et qui est réputée difficile. Après un bon trajet dans des pâturages semés d' éboulis, nous abordons non loin de son point terminus cette célèbre arête. D' un coup d' œil nous la jugeons; à considérer sa ligne qui va se redressant de plus en plus, ses ressauts nombreux, sa longueur, je suppute à nouveau nos chances et vois que nous avons en perspective une forte, une « large » — comme disent les Jurassiens — journée. Coquin d' Aloïs, il a agi un peu contre mon gré en nous persuadant qu' il ne s' agissait, en vérité, que d' une promenade sans dangers. Passe encore si nous n' étions qu' Aloïs et moi à tenter l' aventure, mais le sympathique ami qui est à mes côtés ne possède, hors un courage rare, qu' une expérience peu aiguisée des hautes ascensions. Je sais qu' il est sujet au vertige et qu' il n' est armé que bien sommairement, n' ayant pas même de piolet, mais un simple alpenstock sur lequel il a eu soin de faire graver en lettres noires ses exploits d' hier — bien modestes, oh bien, ces exploitspassage de cols, vallées parcourues, endroits visités. Nous abordons l' arête qui n' est pas terrible et, au lever du soleil, nous croyons pouvoir nous enorgueillir de l' altitude que nous avons déjà gagnée. Rougeurs d' aurore des matins alpestres, bandes de lumière rose qui frappent d' abord les sommets et descendent par degrés jusqu' à nous, alacrité et réconfort des premières heures du jour, sensations de nous connues et nouvelles malgré tout. Plus dispos, on reprend la rude tâche, et rochers après rochers sont escaladés sans péril. Un incident vient à propos nous distraire. Aloïs, dont la vue est perçante, prétend apercevoir là-bas, sur le glacier, un chamois immobile. Discussion. Je me pique de posséder des yeux de lynx et conteste à mon brave guide qu' il puisse, en l' occasion, s' agir d' un chamois. Oui, non, non, oui, Aloïs est vainqueur car, bondissant de roc en roc, un vieux mâle de chamois file, file et disparaît. Puis, plus rien que le silence de l' alpe qui n' est troublé que par le murmure grondeur de la rivière lointaine, les chutes des séracs proches et quelque caillou dévalé des hauteurs. Pas un être humain, personne en vue et les heures succèdent aux heures, les minutes aux minutes dans le silencieux travail de la grimpée. 9 heures, 10 heures, et c' est avec quelque anxiété que je constate le peu d' avance que nous avons pris sur l' ennemi, en l' espèce l' arête réellement interminable qui doit nous conduire au but. Midi. Nous sommes maintenant dans l' obli de traverser sur la gauche par des terrains d' éboulis peu rassurants. Pour apaiser notre soif ardente, enfin, un mince filet d' eau, le bienvenu. Sans nul souci de ce qui peut survenir, je me penche et bois à cette source délicieuse, mais un « Herr Doktor, geben Sie acht! Steinegefahr! » vient me rappeler le danger de m' attarder en pareille situation. Vite une verrée, une tranche de pain hâtivement avalée et départ. Combien justes les prévisions d' Aloïs puisque cinq minutes ne se sont pas écoulées qu' un énorme bloc, détaché sous nos pieds, cascade dans l' abîme, labourant le passage que nous avons à la minute traversé. Ici, plus de plaisanteries, nous sommes à la partie sérieuse de l' ascension, directement au pied de rochers droits, de parois lisses qui n' offrent, ma foi, pas trop de places de rétablissement, peu de perspectives de haltes confortables. Un vent âpre s' est mis à souffler et tout à coup m' enlève mon couvre-chef qui s' envole, flotte un instant et disparaît, cependant que mon camarade lâche son alpenstock célèbre qui va se ficher droit sur le glacier, à quelque mille mètres au-dessous de nous. L' incident n' est pas sans émouvoir son propriétaire, lequel se sent pris de vertige, devient tremblant et blême. Quel parti prendre? Le seul possible. Pendant qu' Aloïs fraye notre passage en se cramponnant avec une audace tranquille aux aspérités des rochers au-dessus de nous, je lui file la corde en ayant eu soin au préalable d' en détacher V. que je pose — il n' y a pas d' autre expression — comme un inerte ballot dans quelque anfractuosité en lui intimant le conseil de ne plus bouger, non pas même d' une ligne. Péril de mort. Avec moins de délicatesse, Aloïs commande et jure: Herrgott, mein Herr, bleiben Sie still — stillbleiben, Donnerwetter! sonst sind wir kaputt, Herrgott. V. ne bouge non plus que marmotte endormie et pour cause, et ce m' est une occasion d' apprécier son sang-froid et son rare courage. Supposez, en effet, en semblable situation et souffrant de la même affection de vertige, quelque autre mortel plus nerveux: il s' agiterait, succomberait à la peur et nous entraînerait tous à notre ruine. Une fois le guide en situation sûre, il me lance la corde que je lace autour des reins de l' ami et gardant avec moi nos sacs: Ho, hé, hisse! et à bout de corde est suspendu maintenant sur l' abîme notre compagnon qui goûte sans doute fort peu les impressions de ce téléférage nouveau style. Aidé de mon piolet, je pousse — excusez-moi — dans le bas du dos l' artiste en rupture de ban qui, saisi d' un effroi vertigineux et malgré tout gardant le sourire, fait figure d' un hanneton au bout d' un fil et tôt arrivé à l' étape, savoir à quelque maigre replat, souffle dans ses doigts engourdis, s' efforce d' apporter quelque amélioration à sa toilette en déroute et dénoue de ses reins la corde balancée par Aloïs et qui m' est, à nouveau, relancée. J' y suspends les deux sacs pesamment chargés qui, eux aussi, sont amenés à bout de bras par Aloïs et la saisissant tôt après pour la troisième fois je l' attache solidement sous mes bras et me livre à mon tour aux plaisirs — un peu problématiques, ces plaisirs, par instants, avouons-le — de la grimpée. Cette même tactique de prudence est logiquement poursuivie jusqu' au sommet où sains et saufs, mais haletants, essoufflés, battant de l' aile et tirant le pied, nous touchons le rebord du glacier supérieur du Fletschhorn, considérant non sans une intime satisfaction et la voie ascensionnelle parcourue et le signal triangulaire du sommet proche. Sans autres difficultés et sur un névé pas trop déclive, nous l' atteignons enfin. Il est 4 heures de l' après. Pour bien convaincre mon ami de notre victoire, je le persuade de gravir le cairn du sommet afin d' ajouter aux 4000 du Fletschhorn le mètre qui lui donne son exacte altitude 4000 et un mètres ( 4001 m. ) Rapide contemplation du panorama: vers le sud les nuages pèsent sur l' horizon, pâles reflets sur les Alpes bernoises et vue claire des Alpes grisonnes et bergamasques; à l' ouest, un orage proche dont l' avant est un vent qui souffle en tempête et soulève des nuages de neige et de grésil. A dire vrai, le coup d' œil le plus intéressant est fourni par les à pics qui nous entourent et les vallées profondes, dont celle du Simplon et de Saas en particulier, toutes deux verdoyantes et fraîches dans leur parure de prairies et de forêts de mélèzes et d' arolles. A peine le but atteint, la prudence nous oblige à nous en séparer. Surprise: alors que, me berçant d' illusions, je supputais une descente rapide et sans dangers, nous voici sur une pente toute en glace où Alois doit tailler des marches. Dur et lent travail pendant lequel, demeuré à l' arrière et soutenant à bout de corde l' ami épuisé et ahuri, tour à tour je jette des regards anxieux vers l' ouest, constatant les progrès rapides de la tempête, ou sur la pente raide d' en dessous, en calculant le temps qu' il nous faudra pour en avoir raison. En suivant de près l' arête nord, le versant du Simplon s' étale au-dessous de nous. J' aperçois distinctement la route, l' hospice, le village enfin d' où nous sommes partis, tout le défilé célèbre, bordé à l' ouest par le Monte Leone avec plus bas les hauts contreforts qui dominent Gondo. Quant au camarade, il doit se contenter, sans même l' appui d' un piolet ou de l' alpenstock historique, de placer ses pieds l' un après l' autre dans les degrés, en tentant de trouver — hélas quelle illusionun appui pour ses mains sur la glace vive, surveillé de près par Aloïs qui lui prodigue des consolations de sa façon: « Herrgott, passen Sie auf, mein lieber Herr, sonst sind wir alle kaputt », et s' adressant à moi sur un ton mi-bonhomme, mi-plaintif: « Sind Sie fest, Herr Doktor, sind Sie fest, geben Sie acht! der Ort ist furchtbar gefährlich! » Le Herr Doktor que je représente n' est pas à la noce et ne sera rassuré qu' une fois serrée de près la ligne frontale de l' arête du Simplon, puis atteints les longs névés qui succèdent au glacier. Nous y sommes, enfin, et, en une dégringolade aussi rapide que le permet la haute neige, nous atteignons des escarpements rocheux, trouvons — ô bonheurde l' eau en suffisance pour arroser un repas bien gagné et troubler quelques gouttes d' absinthe demeurées au fond d' une gourde. Pendant les heures de la descente, le temps s' est tout à fait gâté et l' orage nous inonde d' une pluie froide et serrée, des éclairs traversent le clair-obscur de cette fin de jour, et de partout on voit jaillir les ruisseaux en cascades. Qu' importe, au surplus, puisque nous sommes maintenant près des voies d' accès de la cabane Weissmies qui s' ouvre hospitalière devant nous vers les 7 heures du soir. Fort heureusement — et la chance est décidément avec nous — car mon ami fait montre depuis un certain temps d' une lassitude extrême, ne prononçant plus que de vagues et incohérentes paroles, tripatouillant à même les torrents débordés, sans se soucier de sa tenue en désordre, ses bas en bourrelets sur ses souliers. Au soir, nous réchauffons nos membres engourdis près d' un bon feu, après un souper largement arrosé et l'on repasse dans sa mémoire les incidents de la journée, fort heureux d' être sortis sains et saufs de l' aventure, en maugréant, mais pas trop méchamment, contre celui qui nous a valu ces émotions, l' auteur du projet, Aloïs, fort content lui aussi.
Moralité: Si vous voulez, dans l' Alpe, avoir quelque sécurité, mûrissez vos plans et ne vous lancez pas là où le démon du risque et de l' aventure voudrait vous conduire.Vingt-trois ans plus tard j' avais l' immense joie, en 1928, de revoir le même sommet, et cette fois-ci avec mes trois fils et mon fidèle Aloïs. Sans incidents, ni peine, nous gravissions la montagne du côté de Saas, et dans une journée ensoleillée je pouvais avoir la vue du vaste horizon du sommet. Même mon dernier, âgé de douze ans, supportait vaillamment les fatigues de l' ascension et, hardiment campé, faisait ses premières armes dans l' Alpe aimée.