A la Gummfluh
Ascension de la paroi nord sous la conduite de A. Bornet. Juillet 1928.
Par P. Jaquet.
Ombre et fraîcheur après l' éblouissement de la grande route... Ce sentier brun glisse, tranquille, sous la sombre verdure des sapins, plus sombre d' être au fond de cette gorge et plus fraîche de la clarté froide et vive du torrent, dont la sourde mélopée berce le sommeil de ces choses douces de l' ombre.
Les sapins! Leur sévère manteau vert-noir couvre tout ce pays d' ombre fraîche et de montagnes arrondies au pied des grandes parois claires où chante la grande lumière de l' Alpe. Partout ils élèvent leurs pyramides sombres, ils emplissent les vallons déserts, ils étalent en cercle immense aux flancs de la vaste combe leurs calmes forêts; ils s' élancent sur les arêtes hardies et, tout là-haut, c' est encore de leurs triangles noirs cette fine dentelure sur le bleu clair du ciel ou ces lentes processions qui barrent de longs traits sombres la blancheur des hautes parois qui sont debout et brillent au-dessus de la gorge, l' étroite vallée aux couleurs un peu froides encore, car le soleil n' est pas descendu jusques-là.
C' est le matin sur la montagne. Sa buée fraîche reste accrochée à toute chose. Il adoucit les rudes sentiers caillouteux dans l' herbe humide. Il met sa caresse sur les hautes arêtes bleutées, comme sur les larges feuilles presque transparentes de ces reines des prés qui penchent leurs grappes jaunâtres et pointues sur la brillante et sonore blancheur du torrent...
... Ils causent fort à cause du bruit de l' eau. Dos courbés, les genoux plies, ils montent. Ils ont passé ces troncs coupés au bord du chemin, ils ont passé ce tournant d' ombre sous les branches, ces ornières qui creusent leurs lignes humides dans la boue... Ils passent dans la fuite brune du sentier doux entre les branches avec tout près l' éclair d' argent sonore du torrent. Ils passent, ils montent, sortent du bois dans la clarté vive du soleil sur le sentier plus pierreux. Il n' y a plus la gorge sombre. Au fond du vallon plus large, entre les hautes pentes de noires forêts, un pâturage étend son tapis d' un vert brillant avec les mille petits points jaunes, rouges ou bleus que font les fleurs. Ils ont levé la tête.
Il y a la coupure tortueuse du sentier dans le pâturage vert et plat, les hautes pentes roides des deux côtés, plus loin, cette dentelure longue et noire de la forêt... on renverse la tête... et on la voit! C' est très haut — c' est une haute masse pointue, plus foncée et debout contre le ciel. Leur cime! Elle a été très haut dans le bleu de l' été; elle a dressé tout à coup, fièrement, sa tête. Du fond vert sombre des combes et des forêts s' est élancée cette arête de droite, elle s' est tordue... elle a hissé toujours plus haut dans la grande lumière ses blanches parois suspendues contre le ciel et là-haut, les stries vertes des gazons rapides montent, éperdues, de gradins en gradins, ces dalles brillent doucement, suspendues dans l' ombre et dans le bleu, très haut sous une paroi qui tombe du sommet. Ce sommet azuré tout là-haut et presque aussi irréel et vide que le ciel derrière lui... D' étroits couloirs tombent en lignes noires dans la blanche clarté des rochers supérieurs, tombent en lignes plus sombres et estompées, tombent encore dans l' ombre veloutée et mauve des parois inférieures, celles qui sont debout au-dessus des grands sapins, et de leurs pieds coulent de larges pierriers; ils brillent, s' étalent au soleil et la ligne dure et dentelée de la forêt les arrête.
C' est une cime des Préalpes. Pas de neiges éblouissantes, pas de corniches surplombantes, aucune avenue glaciaire luisante et crevassée n' arrête la raideur des parois. Mais des parois le bleu est plus doux à l' œil, le bleu des abîmes caresse les rochers et la lumière chante sur les hauts gazons comme sur les dalles humides et sur le bord des sombres couloirs.
Ils ont regardé la montagne. La tête renversée, ils ont scruté, tout là-haut, la grande masse bleue des rochers. Longtemps, ils ont causé en la montrant de leurs bras et de leurs mains levés vers elle. Ils passeront cette ligne rouge à gauche, ils traverseront ces étroites bandes de gazons, s' agripperont à l' arête verte et blanche, la suivront au bord de ce grand couloir qui tombe du sommet au milieu de la grande paroi, et alors... peut-être arriveront-ils en haut, car le couloir est mauvais et c' est là que se précipitent et sifflent les pierres qu' un rien détache des dernières pentes pourries.
Ils montent, à gauche, aux flancs de l' étroite vallée; c' est maintenant une large pente herbeuse. Elle étale au soleil ses beaux pâturages, les fait monter en face et tout le long de la grande paroi, les fait monter jusqu' à l' arête élégante et verte qu' ils dessinent là-haut, cette arête qui va alors à la rencontre de la cime immense au-dessus d' elle, qui s' appuie et se soude à cette autre arête d' un bleu sombre qui tombe verticale du sommet.
Longtemps ils sont montés dans les beaux pâturages. Il fait très chaud et il y a quantité de petites fleurs aux yeux jaunes ou bleus qui regardent de l' herbe.
Une courte halte au chalet. Ils font le thé, le feu brille dans l' âtre, la petite cheminée fume dans le bleu du beau temps... Ils repartent...
Ils sont très haut maintenant. Les forêts sombres sont tout en bas, au fond de l' immense combe, les grands pierriers brillants et les parois inférieures tout au fond aussi. Il n' y a plus de sapins et plus de sentier, plus que la pente d' herbe fleurie en face de l' immense triangle blanc de la cime. Plus que la pente verte qui s' incline et va de courbe en courbe jusqu' au pied de l' im mur blanc, plus que la pente qui monte en travers et tout le long de la grande paroi qui est tout près maintenant avec ses hauts gazons rapides éperdus vers le ciel, avec ses dalles d' argent luisantes sous l' immense masse surplombante qui tombe du sommet. On arrive en face du milieu de la paroi et on marche en travers contre elle. On arrive tout près, elle est là, il y a le gazon vert puis... plus rien... le vide. Des rochers jaunes, la tête en bas semblent regarder là au fond ces gros rochers rouges sur le pierrier rouge, ces névés sales et ce petit torrent tout au fond. Car il y a comme un fossé devant la grande muraille, c' est la Cheneau Rouge, il faudra y descendre.
Les cordes sont déroulées, le premier s' attache, se dessine sur le vide et disparaît. Il n' y a plus que la corde qui glisse toute blanche dans l' herbe et la grande masse brillante du mont au-dessus d' eux. Des cailloux dégringolent là-dessous avec un petit bruit... il descend, pose le pied sur cette touffe de gazon jauni et le soulier se dessine en noir sur le névé blanc et brillant là-dessous à cinquante mètres plus bas. La paume des mains se grippe et freine sur une dalle lisse, de chaque côté d' un couloir. Il est pendu dans le vide et voit ses jambes se balancer très haut au-dessus des gros rocs rouges du fond. Il s' assied sur un roc, s' en glisse et plante ses semelles dans le gravier croulant d' une petite pente suspendue et accrochée. Le fond se rapproche, encore des touffes vertes, des graviers croulants, des murs qui le repoussent en avant toujours et il s' accroche, tout son corps dans le vide. La corde s' allonge et pend de là-haut. Il arrive au fond. C' est presque plat, il y a beaucoup de soleil et une grande lumière sur les névés, les pierres rouges font chaud. Des arnicas, aux larges feuilles vertes grossières et aux grosses fleurs oranges emplissent les trous d' ombre fraîche. Le second descend, le troisième, puis le dernier; ils sont comme des paquets au bout d' un fil blanc, ils se secouent en arrivant et vont se reposer à l' ombre.
Ils sont quatre petits points noirs sous l' immense paroi. Elle les écrase de sa masse, et, quand ils lèvent la tête, quand ils renversent la tête vers elle, ils ne voient que des rochers lisses et suspendus au-dessus d' eux. Et ces parois sont méchantes, elles font mal, car on sent que rien ne s' y peut accrocher, qu' elles sont aveugles et indifférentes, qu' elles ensanglantent les mains et brisent les corps.
Ils marchent de nouveau. Ils sont de nouveau quatre petits points noirs sur le névé blanc. Ce névé s' appuie à la montagne. Ils sont au-dessus, ils s' arrêtent. Le premier qui est le plus fort et qui est le guide s' est dressé, s' est tendu; ses mains cherchent, ont saisi quelque chose là-haut, les bras se plient, les genoux frottent le mur, les pieds s' enlèvent et semblent se planter là, plus haut, le corps glisse et rampe là-haut, on ne le voit plus, plus que les jambes, les pieds, puis plus rien. La corde suit et monte toute seule, elle se tend, un ordre bref... et c' est le second, puis les autres. Ils sont sur un replat, s' arrêtent, repartent. Cette fois, il a fallu mettre le bout de ses doigts tout là-haut derrière une rainure, se soulever, les pieds ont pendu sur le vide ainsi que tout un côté du corps, qui a rampé, qui s' est crispé, qui a pu enfin se reposer. Car on est à présent sur un petit pâturage. Il y a des fleurs, de l' herbe et tout autour... rien... que le vide et la vibration de l' air. Une étroite bande de gazon monte en écharpe, elle s' accroche et s' appuie toute petite; c' est une toute petite ligne verte sur le bleu du ciel, une petite ligne verte qui s' appuie et se glisse au long de la muraille lisse qui la domine, sur le ciel, un petit rebord de gazon et le regard ne trouve rien où s' ac; c' est pourquoi il glisse et tombe dans le bleu, tombe éperdument jusqu' à la grande combe tout en bas dans la brume. C' est une route étrange, superbe et vertigineuse, car de toutes parts règne la grande magie du vide, où les regards plongent librement, se bercent, étalent en tous sens les courbes enivrantes de leur vol enchanté et se posent avec délices tout en bas sur la douceur lointaine des grandes forêts bleues et des vastes pâturages qui couvrent des vallons de rêve délicatement voilés de brume. Là, en bas, à leurs pieds, c' est l' Alpe ensommeillée de midi, toute vibrante de chaleur dans cette fosse sombre. Le précipice est tapissé de gazons, qui fuient, tombent de courbe en courbe et tremblent un peu dans la chaleur. Ils sont verts et, à côté, c' est le bleu de la forêt, tout en bas. La vallée apparaît aussi avec ses milliers de chalets et son grand village.
Route accrochée et tournoyant sur le vide. Ils l' ont suivie de courbes en courbes jusqu' à un endroit où elle est coupée et un vilain couloir barre le passage. Ils sont montés tout droit, alors, car il n' y a plus de plafond au-dessus d' eux. La pente n' est plus verticale. C' est une grosse arête arrondie, elle monte, elle ondoie, jusqu' à ces parois qui tremblent sous le ciel bleu. Parfois, elle se dresse et tout le corps pend de nouveau sur le vide. Les bras se crispent, les muscles se gonflent et il y a cet enivrement à s' élancer sur les poignets, les pieds pendants et à se rétablir des genoux, puis des pieds, sur les étroites marches de cet escalier gigantesque, entre deux couloirs rapides, qui tournent, s' enfoncent, et disparaissent. Des rochers surplombent au-dessus de celui de droite et sont une immense masse contre le ciel.
Longtemps, ils sont montés contre la grande paroi blanche. Longtemps, leurs voix, joyeuses ou angoissées, ont retenti là-haut; longtemps, ils ont été quatre petits points noirs contre l' immense montagne.
Le premier était agrippé sur une dalle lisse et son grand piolet accroché au-dessus de lui dans une fente. Ceux d' en bas étaient assis sur les gradins inférieurs et se détachaient, noirs sur le vide immense et bleu; ils regardaient les gazons verts comme fuir et se précipiter au-dessus de l' abîme. Tout à coup, un bruit métallique les fait se retourner, renverser la tête et regarder là-haut. Un bruit de chute et le piolet tombe de roc en roc sur le pic, sur la pointe, il tombe, se heurte, fait un grand saut et disparaît. C' est alors qu' ils ont entendu tout là-haut les pierres venir. Un cri, et elles étaient autour d' eux, sifflant et bourdonnant, elles sautent de gradins en gradins dans une clameur de chute et, terrifiés, sous leurs sacs, accrochés au-dessus du vide de leurs doigts crispés, ils les ont vues, sur la forêt de brume, devenir toujours plus petites et disparaître. Ils les ont encore un peu entendues tout en bas, le bruit a cessé, la grande paroi est calme. Ils sont encore quatre petits points noirs agrippés à ses flancs. Ils ont continué la montée. Ils sont dans l' ombre maintenant, dans les rochers, tout en haut. Des pierriers croulent, des couloirs se creusent, des murs se redressent, ils arrivent à l' arête et atteignent le sommet. Là-haut, ils se sont serré la main, ont ôté les cordes, se sont assis et mangent.
Beaucoup de cimes blanches et de montagnes vertes s' étalent, s' allon ou se dressent de toutes parts. Ils dominent et voient de près tout le massif voisin de cimes dentelées, élancées et chenues, aux grandes parois blanches plaquées de gazons rapides et d' où s' écoulent de longs pierriers qu' à l' immense combe à leurs pieds. Des sapins rabougris et des arolles tortueux échevèlent un monde de tours, de châteaux et d' arêtes. Tout un massif désert et inconnu là au fond: le Château-Chamois, le Petit Château, la Douve et le Rocher du Midi... Pics rocheux hardiment dressés au milieu des forêts.
Leur paroi! elle est au-dessous d' eux maintenant, ils voient ses premières pentes sur le vide. Ils la devinent tombant de roc en roc, glissant en longues pentes de gazons roides. Ils savent sa couleur verte ou blanche et combien de fleurettes argentées et brillantes leur riaient sur le bord du ciel.
C' est l' heure éblouissante et les forêts sont plus bleues au fond de leur abîme et les montagnes vertes, arrondies ont de grandes ombres qu' elles étendent sur les vallons à leurs pieds. Mais les pentes au soleil resplendissent dans l' enchantement doré du beau soir. Il y a un grand cirque d' ombre et de forêts et, au-dessous d' eux, tout en bas, la large vallée aux longues pentes herbeuses avec ses esplanades vertes, ses milliers de chalets dont brillent les toits de bardeaux, ses sombres forêts et ses rocs dressés, là-haut, tout droit vers le ciel. Le Pays d' Enhaut, la belle vallée de la montagne, ouverte au grand soleil, avec ses prés fauchés qui sont de grands rectangles d' un vert pâle, et les autres sont sombres à côté. Ils sont posés sur le fond plat et sur les pentes tout autour, un clair, un sombre, et, au-dessus, les pâturages sont d' une belle couleur régulière, jusqu' au pied des rochers qui se dressent encore, là-haut, tout droits vers le ciel. Le grand village est au milieu de la vallée avec ses toits rouges à la file au long des routes et aussi ses vieilles maisons, autour de la colline du temple... la petite colline dans la brume au pied des grandes montagnes vertes... Leur belle vallée sous le grand ciel bleu de la montagne leur sourit de ses chalets, de ses prés, de ses sapins et la rivière rit de courbes en courbes, toute brillante parmi les noires forêts. Elle fuit là-bas vers la porte du haut pays. Les Monts Chevreuils y étalent leurs longues pentes. Planachaux et Corjeon hérissent de sapins leurs arêtes hardies et les Vanils étagent haut contre le ciel leurs pâturages rapides. Leurs arêtes sinueuses et élégantes ont la couleur des beaux soirs.
Rapidement, ils sont descendus par le chemin habituel et se sont engagés dans la grande gorge, la Cheneau Rouge, qui se creuse au bas de la muraille, empourprée.
Et tout en bas, un jeune chamois, qui traversait un névé rose, s' est arrêté sur ses pattes fines; il les a regardés... et s' est enfui dans le soir qui tombait.
Ils ont vu ses pas dans la neige.