Varappes autour d'Engelberg (II)
Avec 3 illustrations.Par Alfred Amsfad.
II.
La paroi sud de la Bargeln, 2670 m.
L bi d téléféi Ghil -Triibsee sur Engelberg atteint la station terminus. Chacun se presse, pousse, veut être le premier à retrouver ses skis pour s' élancer dans la luminosité étincelante du paysage encore profondément couvert de neige. Ici le terrain de ski est idéal: le dôme scintillant du Titlis nous attire. Sur les pentes faciles un sillon profond zigzague dans la direction du Jochpass. L' air flotte éblouissant dans le creux du Trübsee. Au fond, altiers et traversés d' avalanches, se dressent les flancs du Graustock, du Schwarzhorn et du Rotsandnollen. Au-delà de cette chaîne s' étendent de nouveau de merveilleux terrains de skis: Frutt et Tannenalp, accessibles à tous sans fatigue en partant de Melchthal ( sur Sarnen ) en téléférique. C' est un haut plateau qui s' élève graduellement de l' ouest à l' est. Au sud le regard embrasse librement les Wendenstöcke et les Gadmerflühe. Au nord, par contre, une paroi verticale s' élève et culmine dans le Boni, la Hohmatt et la Bargeln ( point le plus élevé ).
30 mai 1937. Le matin à 2 h. 45 nous quittons la cabane du Jochpass ( 2215 m .) du Club montagnard de Nidwald. Le disque lunaire brille. La vallée de l' Engstlenalp est ensevelie dans la brume. Tels des spectres, des brouillards de fœhn rampent autour des sombres contreforts rocheux des Wendenstöcke. Le flanc neigeux du Reissend Nollen fuit vers le ciel en une seule surface blanche. Au-dessus de son arête à dôme uni s' agrippent quelques étoiles, pareilles à des lumignons. Seule la fraîcheur nocturne parvient à m' arracher à ma rêverie et à mon émerveillement. C' est en de tels moments qu' on comprend pourquoi l' homme antique pouvait considérer les montagnes comme le trône des dieux. Quant à moi, je ne puis me défendre d' une sorte de recueillement devant un tel spectacle, et un profond sentiment de reconnaissance envers le plus génial des architectes envahit tout mon être.
Suivant la piste que nous avions tracée la veille à la nuit tombante, Hans Flachsmann, mon frère et moi grimpons les pentes abruptes vers le Schaftal et la brèche entre le Gwärtler et le Graustock. Il est 4 heures. Encore dans la pénombre, sur des champs de neige gelée, dure comme la pierre, nos skis clapotent vers la Tannenalp; toutefois, avant d' atteindre celle-ci, nous tournons dans la direction nord et montons vers le pied de la paroi sud de la Bargeln. Depuis longtemps cette paroi était marquée d' un point d' exclamation dans nos projets touristiques. Nous voulions l' escalader à Nouvel-An déjà, alors qu' elle était [presque exempte de neige après une série de jours ensoleillés. Mais un soudain changement de temps accom- pagné de fortes chutes de neige avait alors enseveli notre projet sous un manteau blanc.
Nous établissons notre dépôt de skis sur un bloc de rochers émergeant de la neige. En toute hâte nous traversons en espadrilles une pente neigeuse fortement gelée et atteignons ainsi la paroi tout à fait desséchée par le soleil printanier. Tout d' abord nos avis sont partagés au sujet de la route à suivre et ce n' est qu' après une discussion assez longue que nous tombons d' accord et décidons de tenter la varappe par la paroi à l' est de l' inclinaison ( la ligne tombant verticalement ) du sommet. La paroi s' élance à pic au-dessus de nos têtes. Déconcertés, nos regards en mesurent la hauteur, car c' est la première varappe sérieuse que nous entreprenons cette année.
Quelques grimpées nous amènent à un ressaut gazonné, d' où par une belle varappe dans une faille, en biais vers la gauche, nous atteignons une première tête de rocher. C' est en vérité un joli début! Une seconde fissure nous conduit au replat suivant; alors apparaît à nos yeux une petite fente formée par la paroi perpendiculaire elle-même et une masse rocheuse qui se dresse contre elle. Au début de la fissure, qui présente juste assez de place pour un genou, je fais passer la corde dans un mousqueton. Je continue à monter jusqu' à la dernière marche à côté du mousqueton, puis l' entreprise devient sérieuse. Les prises sont réduites à la dimension des phalangettes. Dans la fissure, au-dessus de moi, un bloc est coincé tel un bastion qui doit me barrer la voie. Les pieds du côté de la paroi, profitant de toutes les aspérités et pressant les doigts dans toutes les inégalités du roc, le dos contre le bord extérieur de la faille, j' avance lentement jusqu' à ce que le bloc me contraigne à m' arrêter. Il me semble au premier abord que je ne puis le surmonter; cependant il le faut, car une retraite serait encore plus problématique. Au-dessus du bloc coincé il y a des éboulis. Une prise à cet endroit simplifierait bien les choses. Peut-être « poussera-t-elle » encore, comme signe d' époque de la technique moderne du varappeur! Un seul arbrisseau vert s' y trouve, mais je n' ose pas lui confier le poids de mon corps. De mon mieux je coince un avant-bras dans la faille au-dessus du bloc en empoignant les petites branches de l' arbrisseau. A tâtons les espadrilles cherchent des marches, mais elles ne rencontrent que le rocher lisse et le vide. Il s' agit d' avancer coûte que coûte! Je m' agrippe au rocher et, après quelques moments d' angoisse, les pieds trouvent enfin un appui. Mon cœur palpite violemment et, adossé à la paroi, je m' ac un peu de répit. Ensuite je jette un regard autour de moi: je me trouve sur le troisième ressaut. Continuant dans la même direction, nous grimpons sur le replat suivant pour arriver — un peu plus bas — à un dièdre.
L' hiver a privé nos corps de la souplesse et de l' élasticité grâce auxquelles nous aurions pour ainsi dire « volé » par-dessus les passages difficiles. Nous avons pu nous en rendre compte ce jour-là: les membres engourdis — chose presque inaccoutumée — nous avons surmonté les premiers rochers. A mesure que nous montons, nos muscles se détendent; maintenant nos mouvements sont de nouveau lents, mesurés. Le goût de la varappe et de la lutte avec les rochers s' éveille de nouveau en nous.
Le dièdre dans lequel nous avançons est raide et interrompu par une marche friable au-dessus de laquelle nous grimpons délicatement d' une longueur de corde sur du roc à petites prises. Des pierres détachées, que je lance par-ci par-là dans le vide, tombent dans la neige au pied de la paroi sans la toucher. Enfin j' arrive à un petit angle où j' enfonce un piton. Au bout de quelques mètres, nous prenons un peu de repos sur un petit éperon.
Le soleil darde ses rayons sur notre paroi. Le petit thermos que nous portons sur nous est vidé en un clin d' œil. Le panorama des Alpes bernoises est d' une splendeur incomparable. On dirait que les géants de glace émergent directement de la paroi verticale de notre montagne. Un papillon voltige autour des fleurettes qui sortent d' une fente du rocher. Pauvre petite créature, survivras-tu à la froide nuit?
Mais nous ne pouvons nous abandonner à la contemplation; au-dessous de nous il n' y a qu' un rocher vertical. A gauche il ne nous semble guère possible de pouvoir passer, tandis qu' à droite une vire horizontale traverse la paroi et nous permet d' atteindre une haute cheminée. Par-dessus un angle pénible qui donne pas mal de fil à retordre aux bras courts de mon frère, nous arrivons à la vire où, à un certain endroit, le roc fait saillie à tel point que nous devons passer à plat ventre. Tout d' abord la cheminée présente de bonnes prises, bientôt elle se resserre et devient plus ardue. Sa fraîcheur nous réconforte comme un jet d' eau de source. Après une grimpée de 20 m. environ je laisse suivre mon frère qui m' aide à passer plus aisément le surplomb suivant en me hissant sur ses épaules. Encore 20 m. de plus et la cheminée se termine par une niche rocheuse en forme d' entonnoir et remplie d' éboulis. Tel un chat craintif, je rampe sur les pierres qui semblent prêtes à s' élancer dans l' abîme; puis j' enfonce un piton dans la paroi, aussi haut que possible à ma gauche, afin que, passant librement dans l' air, la corde ne dégage pas de pierres, ce qui ne ferait nullement l' affaire de mes camarades de cordée. Bientôt je rencontre un bon replat où assurer la corde et je crie à mes camarades de me suivre. En décrivant une légère courbe nous arrivons par une vire abrupte et un rocher plus facile à l' arête et, en suivant celle-ci, nous parvenons au sommet. Il est 13 h. 15.
Deux skieurs lucernois sont assis sur les quelques pierres exemptes de neige qui se trouvent près du signal. Ils nous regardent ébahis en nous voyant arriver chaussés d' espadrilles. Nous nous saluons d' une vigoureuse poignée de mains. S' apercevant que nos gorges sont desséchées, ils nous offrent leur thé qu' ils auraient sans doute volontiers bu eux-mêmes. Aujourd'hui encore nous pensons à eux avec reconnaissance: c' est dans ces petits détails que l'on reconnaît la vraie mentalité de l' alpiniste.
A l' ouest, des nuages menaçants annoncent l' orage et nous font hâter le départ. Nous enfonçons dans la neige parfois jusqu' aux genoux, nous pataugeons ainsi pendant presque deux heures en passant par Hohmatt et Kringen; c' est une distance de 5 km. environ pour atteindre notre dépôt de skis au pied de la paroi sud de la Bargeln. Enfin, nous voici au bout de nos peines. Une boîte de fraises rafraîchie dans la neige est vidée de son contenu que nous consommons avec délices. Lorsque nous voulons em- baller nos effets, Flex a déjà tout rassemblé. Un « sac à lunch », comme il l' appelle, de 25 kg. lui semble parfaitement normal et ne le gêne nullement pour skier.
Après cet interminable pataugeage à travers les champs de neige nous jouissons de nouveau de nos skis. En décrivant d' immenses arcs, nous dévalons vers la Tannenalp. Puis nous serpentons sur une sente étroite et par-dessus des restes d' avalanches jusqu' à l' Engstlenalp, où nous intercalons une halte de 30 minutes pour nous restaurer. La contre-montée vers le Jochpass est pénible. Du thé au kirsch, servi par l' aimable gardien de la cabane du Jochpass, nous fournit l' élan nécessaire pour la descente. Peu avant 21 heures nous arrivons à Engelberg où, 3 heures durant, deux compagnons patients nous ont attendus avec l' auto qui nous ramène rapidement à la maison.
L' orage qui menaçait pendant l' après s' est dissipé depuis longtemps. Un ciel sans nuages s' étend sur toute la vallée. Dans une dernière lueur les montagnes s' estompent derrière nous. Il me semble discerner dans leurs traits un sourire de satisfaction pour avoir une fois de plus dispensé une joie profonde à trois alpinistes!
Caractéristiques de la route: Varappe très belle mais difficile sur paroi rocheuse généralement solide. Comme point de départ pour ce tour, Frutt et Tannenalp sont surtout indiqués, étant donné que l' accès est beaucoup plus court que par le Jochpass.