Un précurseur de l'organisation de jeunesse: Rodolphe Töpffer
Par A. Roussy.
« A considérer l' effrayant développement de ce prévenant confort qui va au-devant de tous les désirs, de toutes les fantaisies de quiconque peut le payer, et qui, en semant de toutes parts la mollesse, la torpeur, l' égoïsme, tend à remplacer partout le plaisir par un insipide bien-être, il est sage, instituteurs, parents, pères de famille, de saisir au vol toutes les occasions d' en combattre chez les jeunes hommes l' influence délétère. Or, les voyages à pied, même avec leurs risques et périls, même sans Mentor, mais entre Télémaques choisis, forts de santé et légers d' argent, sont bien certainement l' un des plus efficaces moyens de rendre, par quelques-uns de ses côtés, l' éducation mâle, saine et vivifiante. » Ces lignes de Töpffer, écrites il y a près de 90 ans, à l' occasion d' un des nombreux voyages qu' il fit avec ses élèves, pourraient aussi bien avoir été écrites de nos jours; il suffirait de remplacer « voyages à pied » par « courses de montagne » pour retrouver l' une des raisons qui militent en faveur de ces « organisations de jeunesse » si en honneur en ce moment au C.A.S.
Et voilà pourquoi nous avons pu imprimer en tête de cet article que Töpffer était un précurseur.
La famille de Töpffer, originaire de Franconie, ne s' était établie à Genève qu' aux environs de 1760. Le père de notre auteur, Adam Töpffer, après avoir été graveur, s' était adonné à la peinture. Fils d' un tailleur, il n' avait reçu qu' une éducation très rudimentaire et, ayant été à même de reconnaître tous les inconvénients de cette absence d' instruction, il s' efforça de les épargner à son fils.
Rodolphe Töpffer naquit à Genève, le 31 janvier 1799. Sa famille habitait la petite maison ( qui existe encore ) dite de « la Bourse française»1 ), située dans une rue solitaire derrière la cathédrale de St-Pierre, et bien propre à inciter à la rêverie. « Par-dessus le feuillage d' un acacia je voyais les ogives du temple, le bas de la grosse tour, un soupirail de prison, et au delà, par une trouée, le lac et ses rives. » Adam Töpffer aimait à peindre les paysages de la Savoie et, dès que son fils fut en âge de l' accompagner, il le prit avec lui dans ses excursions. Ainsi le jeune Rodolphe apprit de bonne heure à observer et à aimer la nature. Mais quand il fut entré au collège, les promenades se firent plus rares. A vrai dire, il fut un écolier médiocre. C' est que, bien que très intelligent, le jeune garçon aimait la flânerie, mais une flânerie que l'on pourrait qualifier d' active puisqu' elle s' accompagnait d' un grand talent d' observation. « La flânerie, dit-il quelque part, est chose nécessaire au moins une fois dans la vie, mais surtout à 18 ans, au sortir des écoles. » Son goût le portait à suivre la carrière de son père et, de fait, il était un dessinateur remarquable; malheureusement une affection des yeux mit obstacle à ses projets et il décida de se vouer à l' enseignement. Après avoir étudié à l' Académie de Genève, il alla passer une année à Paris. Rentré dans sa ville natale, il donna des leçons particulières, puis, en 1822, s' associa avec M. Heyer, qui tenait un pensionnat. S' étant marié en 1823, il fonda son propre pensionnat et vit bientôt arriver des élèves de toutes les parties de l' Europe et même d' Amérique. C' était l' époque où ce genre d' établissement d' édu jouissait d' une très grande vogue dans le monde. Et c' était aussi la coutume que les maîtres de pension fissent faire en été à leurs élèves des excursions à pied, excursions plus ou moins longues, plus ou moins lointaines. Töpffer, qui avait fait quelques voyages dans les montagnes avec le pensionnat Heyer et qui avait pu constater tous les avantages de ces excursions, ne manqua pas de reprendre cette idée pour son compte. Et c' est à cette initiative que nous devons les charmants albums qui constituent la série des « Voyages en zigzag ».
Nous l' avons vu, tous les pensionnats de Genève accomplissaient de tels voyages, mais personne n' avait encore eu la pensée d' en donner une relation. Töpffer fut le premier. Très probablement le devons-nous au fait qu' il était dessinateur. En effet, quand il partait en excursion, il portait une blouse de voyage munie de deux poches sur la poitrine; dans celle de gauche il mettait son album à dessins et dans celle de droite des crayons, et, chaque fois que l' occasion s' en présentait, il prenait un croquis, tantôt celui d' un paysage, tantôt celui d' un personnage ou de quelque scène qui lui paraissait particulièrement intéressante. Il « croquait ». Et le soir, à l' au, il notait ce qui s' était passé au cours de la journée. Tout cela avec la simple intention de faire revivre les promenades devant ceux qui y avaient pris part.
Mais un jour il fouilla dans ces croquis et ces notes, et rédigea son premier récit de voyage. C' était en hiver 1828. Puis il dicta ces récits à ses élèves, les donna à lire à ses amis; mais ce ne fut qu' en 1833 qu' il se décida à les publier.
De 1833 à 1842 parurent 14 albums, texte et dessins autographiés. Ce sont: Excursions dans les Alpes, 1832; Voyage à la Grande Chartreuse, 1833; Voyage à Milan, 1833; Voyage à Gênes, 1834; Chamonix, 1835; Excursion dans l' Oberland bernois, 1835; Voyage en zigzag par monts et par vaux, 1836; Voyage aux Alpes et en Italie, 1837; Second voyage en zigzag, 1838; Voyage de 1839, Milan, Côme, Splügen; Voyage de 1840; Tour du lac, 1841; Voyage à Venise, 1841; Voyage autour du Mont-Blanc, 1842 ( suite de dessins autographiés, sans texte ).
En 1844, parut à Paris, chez J. J. Dubochet et Comp., 1e premier volume imprimé sous le titre de « Voyages en zigzag ou excursions d' un pensionnat en vacances dans les Cantons suisses et sur le revers italien des Alpes, par R. Töpffer, illustrés d' après des dessins de l' auteur et ornés de 15 grands dessins par M. Calarne. » Cet ouvrage parut en 50 livraisons. Ce n' était plus, à proprement parler, exactement l' œuvre de Töpffer. Les illustrations étaient « d' après » les dessins de l' auteur, et le texte avait subi de nombreuses modifications, de sorte que, si l'on veut juger Töpffer d' après lui-même, c' est dans ses « Albums » qu' il faut aller le chercher. Notons, en passant, que les dessins que nous donnons dans le texte et hors texte sont des reproductions des dessins originaux1 ), parus dans les Albums autographiés. Ils n' en ont que plus de finesse et de douceur. En 1854 parut, également à Paris, un second volume intitulé « Nouveaux voyages en zigzag ». Ces publications eurent plusieurs éditions. En 1910, la librairie A.J.ullien, à Genève, eut heureuse idée d' offrir au public, sous la forme de deux volumes et sous le titre de « Derniers voyages en zigzag » le texte de cinq albums qui n' avaient pas paru dans les éditions de Paris. D' après M. Auguste Blondel, auquel on doit une magistrale étude sur Rodolphe Töpffer ( 1886 ), il y eut 23 voyages. Ils eurent lieu de 1825 à 1842 et permirent aux élèves qui se succédèrent dans le pensionnat au cours de ces 18 années de visiter une grande partie des cantons suisses, la Savoie et le Nord de l' Italie. En relisant ces « Voyages » nous avons eu la curiosité de noter les noms des lieux parcourus dont quelques-uns plusieurs fois. Les principaux sont: la Grande Chartreuse, le col d' Anterne, le tour du Mont Blanc, le Simplon, la vallée de Conches, le St-Gotthard, la Via Mala, le Pragel, le Brünig, le Grand St-Bernard, le Splügen, l' Oberalp, Chamonix et la Mer de glace, le col de Balme, la Gemmi, Lauterbrunnen, les deux Scheidegg, Grindelwald et ses glaciers, le Righi, la Valteline, le Stelvio, Venise, Milan, le Hasli avec la Handeck, 1e Grimsel, le Julier, St-Moritz, les lacs de la Bernina, Gênes et le tour du lac de Genève. Il va sans dire que les noms de villes ou de villages ne figurent pas dans cette nomenclature. Or, la plupart des villes suisses de quelque importance ont été visitées par le pensionnat Töpffer. On le trouve, en effet, à Fribourg, Berne, Lucerne, Martigny, Sion, etc., et toujours heureux de vivre, qu' il fasse beau ou qu' il pleuve, toujours visitant, observant, remarquant et acquérant quelque expérience de la vie, mais faisant aussi provision d' heureux souvenirs et de moments de félicité. Ecoutez plutôt Töpffer lui-même: « Les philosophes... affirment qu' il n' est point sur cette terre, je ne dis pas de vies, mais de mo- ments dans la vie, où l' homme goûte une félicité parfaite. La main sur la conscience et devant Dieu qui sait la vérité, nous déclarons, en ce qui nous concerne, cette assertion-là parfaitement fausse. Nous avons connu, non pas des moments, non pas des heures, mais des journées entières d' une félicité parfaite, sentie, d' une vivante et savoureuse joie, sans mélange de regrets, de désirs, de mais, de si, et aussi sans l' aide d' un vœu comblé, sans le secours de la vanité satisfaite; et ces moments, ces heures, ces journées, c' est en voyage dans les montagnes, et le plus souvent un lourd havresac sur le dos, que nous les avons rencontrés... Je ne sais quoi de pur, d' élevé, de joyeux, nous visite, attiré, il faut le croire, par la marche, par la contemplation, par la fête de l' âme, par la réjouissance des sens, et retenu, nous le supposons, par l' absence momentanée de tous ces soins, ces intérêts ou ces misères qui, au sein des villes et dans le cours ordinaire de la vie, occupent le cœur sans le remplir. » Nous avons vu que Töpffer se proposait de devenir peintre, mais que l' état de ses yeux l' obligea à abandonner cette vocation, vers laquelle il se sentait irrésistiblement attiré. Ne pouvant peindre, il s' occupa des théories de l' art, ce qui était aussi une façon d' être peintre, et il écrivit plusieurs brochures sur les expositions des tableaux de Genève en 1826, en 1829, en 1832, et surtout ses « Réflexions et Menus propos d' un peintre genevois » en 1830, qui sont un vigoureux pamphlet. L' influence de ses théories sur l' art alpestre se fit peu à peu sentir.
D' autre part, nommé professeur de rhétorique et de belles-lettres générales à l' Académie de Genève en 1832, il dut s' adonner à la préparation de son cours, ce qui lui prenait un temps considérable, car s' il avait fait de fortes études de grec et de latin, il avait, par contre, une connaissance peu étendue de la littérature française.
Pour achever de situer en quelques lignes la personnalité de Töpffer, il convient de mentionner qu' il était en relations d' amitiés avec Xavier de Maistre, liés qu' ils étaient par une certaine similitude de goûts, un même genre d' émotion et d' humour et par une même passion pour la peinture. Le commerce de correspondance entre ces deux auteurs fut fort suivi de 1838 à 1846. Il fut également en relations avec Gœthe, puis avec Ste-Beuve, sans parler de tant de ses compatriotes les plus connus: Petit-Senn, Munier, Duval, Aug. de 1a Rive, Ad. Pictet et Calarne, au superbe tableau duquel « l' Orage à la Handeck » il avait consacré un article enthousiaste dans le « Fédéral » ( 1828 ).
Un trait qui peut encore servir à caractériser Töpffer, c' est son vif et ardent patriotisme qui lui fit prendre part aux luttes politiques de 1842/43.
Mais à cette époque déjà la maladie le guettait et dès 1843 il dut faire des cures à Lavey, puis à Vichy; il ne pouvait presque plus lire ni écrire, il se sentait déjà peu capable de continuer à donner ses cours à l' Académie et ses leçons dans son pensionnat. Il s' éteignit le 8 juin 1846.
Töpffer a publié bien d' autres ouvrages que ses « Voyages en zigzag », et, bien que cela nous écarte de notre sujet, nous croyons qu' il convient de les mentionner, tout au moins, pour compléter son portrait littéraire. Ce sont d' abord des nouvelles: La bibliothèque de mon oncle, Le presbytère, La peur, L' homme qui s' ennuie, L' héritage, Elisa et Widmer, Le col d' Anterne, Les deux prisonniers, La traversée, Le lac de Gers, La vallée de Trient, Henriette, Histoire de Jules, Le Grand St-Bernard, Les deux Scheidegg, Rosa et Gertrude, Voyages et aventures du Docteur Festus. La plupart de ces nouvelles ont paru en 1841, réunies en un volume sous le titre de « Nouvelles genevoises ». On les retrouve encore dans « Nouvelles et Mélanges ». Enfin un volume intitulé « Mélanges » contient quelques articles, dont celui qui traite du « paysage alpestre ». A côté de ces ouvrages nous devons indiquer les Albums de caricatures où l' humour de l' écrivain, du moraliste et du dessinateur se donne libre carrière: Histoire de M. Jabot, Histoire de M. Crépin, Histoire de M. Vieux-Bois, Monsieur Pencil, Le Docteur Festus, Histoire d' Albert, Monsieur Cryptogame. Tous ces albums ont été contrefaits par des éditeurs parisiens.
Enfin « Réflexions et menus propos d' un peintre genevois », 12 opuscules, parus de 1830 à 1843, déjà mentionnés. Töpffer écrivit encore divers ouvrages et opuscules de moindre intérêt et de nombreux articles dans la « Bibliothèque universelle », dans le « Courrier de Genève » ( qui parut du 15 janvier 1842 au 22 mars 1843 ) et dans d' autres journaux.
Revenons maintenant à nos « Voyages » pour y retrouver quelques-unes des idées directrices ou quelques descriptions qui illustrent avec tant de clarté ces excursions rendues si célèbres que lorsqu' on dit de nos jours « un voyage à la Töpffer », point n' est besoin d' aller feuilleter un dictionnaire pour en comprendre le sens. Encore que l'on puisse supposer que tous ceux qui emploient cette expression n' ont lu qu' une partie des « Voyages en zigzag », il n' en est pas moins certain que tous la comprennent, sinon dans son acception entière, du moins dans quelque partie. Car « un voyage à la Töpffer » ne signifie pas seulement un voyage à pied, sac au dos. C' est mieux et plus. C' est d' abord une excursion en commun, et non celle d' un seul; c' est, de plus, une excursion bien organisée, sous la conduite d' un guide expérimenté, soucieux de ses administrés ou plutôt de ses compagnons de course, soucieux de leur vie matérielle, mais aussi de leur éducation et de leur instruction, sans toutefois le laisser paraître, en quoi on reconnaît le bon éducateur. Cela ne veut pas dire que tout est réglé, mesuré, tarifé et que nulle place n' est laissée à la fantaisie ou à l' imprévu; cela ne veut pas dire davantage que l'on est sous la férule d' un guide galonné et en uniforme. Ce serait alors « à la Cook » ou « à telle autre agence » que vous voudrez. La définition donnée plus haut nous paraît devoir indiquer suffisamment par quels côtés les excursions de la pension Töpffer se rapprochent des courses des pupilles du C.A.S.
A l' appui de ce dire, voici quelques citations qui, toutes proportions gardées, pourraient tout aussi bien figurer soit dans un manuel à l' usage des jeunes montagnards, soit dans un guide à l' usage des chefs de courses de l' organisation de la jeunesse.Voici, par exemple, une leçon de bonne humeur: « Dès l' aurore la troupe est debout et se livre à l' absorption d' un café qui paraît être une décoction de foin quant à la couleur, de schiste quartzeux quant au goût: du reste, il peut être bu comme curiosité. » N' est pas là une invitation à accepter ce qui se présente et même à l' accepter sans fâcherie, joyeusement?
Voyez, en une autre place, cette belle jeunesse trouver partout le plaisir et la gaieté. « De loin on la voit ( la troupe des pensionnaires Töpffer ), de loin on l' entend, partout où elle passe l' écho rit, babille, admire. Si elle grimpe avec effort, tout coin de gazon lui appartient, tout ombrage lui est un dais de fraîcheur, toute source une riche et bienfaisante trouvaille. » Lisez encore ce portrait du chef: « Parmi les voyageurs il en est un qui jouit d' attributions spéciales, c' est M. Töpffer, payeur en chef, banquier général, responsable, universel. Général d' une troupe étourdie, il compte ses tètes, surveille les mulets, il est attentif aux chevaux, il a soin du passeport, il tâte 1a bourse, il compte son or, il calcule son argent, le tout en marchant, en conversant, en regardant, en croquant ou en ne croquant pas les beaux sites qui se présentent. » Ailleurs, pour les jeunes: « Il est très bon, en voyage, d' emprunter, outre son sac, provision d' entrain, de gaieté, de courage et de bonne humeur. » Et plus loin: « Je le répète, il est très bon, en voyage, de n' attendre rien du dehors et d' emporter tout avec soi: son sac, pour ne pas dépendre du roulage, ses jambes, pour se passer du voiturier, sa curiosité pour trouver partout des spectacles, sa bonne humeur, pour ne rencontrer que des bonnes gens. Mais si, à toutes ces choses on peut ajouter encore quelque goût pour le dessin ou pour l' histoire naturelle le mouvement, la marche, la jeunesse font le reste. » Et voici un conseil pour les jeunes encore: « On doit toujours tenter de franchir les pas effrayants pour la tête, mais où la réflexion montre qu' il n' y a pas danger réel, où l'on peut s' arrêter, s' asseoir, s' af si besoin est. Cet exercice seul pourra vous conduire à vous tirer d' affaire dans les pas réellement dangereux. » Au cours d' un récit il décrit un de ces pas dangereux, seul passage possible dans la situation où la troupe se trouvait: « Ce pas consiste en un bout de sentier en corniche; large de quatre semelles, incliné sur un précipice à pic et appuyé contre un rocher qui surplombe. Danger en avant, danger en arrière, il n' y a pas à reculer. Alors D. et B., gens de pied sûr et de tête ferme, passent tous les sacs de l' autre côté, après quoi ils reviennent tendre la main à chacun de nous et grâce à Dieu, nous voilà tous de l' autre côté et en vie. » Ajoutons qu' il y avait cette fois plus de vingt excursionnistes. D' ailleurs, la caravane comprenait généralement vingt à vingt-cinq personnes.
Et que pensez-vous de ce petit avertissement qui, en soi, n' a l' air de rien: « S' égarer est dangereux dans certains endroits; c' est toujours désagréable pour soi et pour la caravane tout entière, qui, privée d' un de ses membres, ne peut poursuivre qu' elle ne l' ait retrouvé. » Petite leçon de morale, petite leçon de solidarité, dite simplement, sans emphase, et d' autant plus agissante!
Nous pourrions citer encore des pages et des pages. Nous nous en tenons là cependant. Le lecteur peut constater que toutes ces recommandations, tous ces conseils sont valables aujourd'hui encore. Il n' y aurait que quelques termes à changer pour les adapter aux courses qui se font de nos jours.
C' est pourquoi il nous semble qu' il ne serait pas mauvais de donner à lire de temps en temps les « Voyages » à nos alpinistes en herbe. 0h! pas tous les voyages, ni trop à la fois, car, si amusant, si spirituel que soit un récit, il n' en lasse pas moins si les traits amusants ou spirituels se répètent trop souvent. Il ne faut pas oublier que l' espace d' une année sépare chacun de ces récits.
Quant aux descriptions — qui ne sont jamais ni longues ni préten-tieuses —, ce sont, pour la plupart, de légers croquis saisis sur le vif. Une seule citation suffira, pour montrer la manière: « Que l'on se représente M. M., M. Töpffer ( sans parler des autres ), tous deux honnêtes gens, marcheurs raisonnables, mais un peu gros, tous deux démoralisés par leur marche rampante du matin, tous deux ayant leur ami intime, je veux dire le sac, sur le dos, qu' on se les figure arrivant à la vue de couloirs en biseau, roides et presque perpendiculaires, veloutés en cailloux pointus, sur lesquels le pied se déchire en s' arrêtant, roule en marchant, et, au bout d' un couloir, d' autres couloirs plus affreux conduisant à d' autres couloirs plus atroces! Une nécessité inexorable les oblige pourtant à s' avalancher dans ces abîmes où la station verticale est impossible, la position horizontale atroce, la position roulante horrible. Lancés dans ces infâmes rigoles, soumis aux lois despotiques de la gravitation gravelée, ils roulent, marchent, sautent, dansent, sautillent, glissent tout à la fois... jusqu' à ce qu' enfin la montagne tremble: c' est M. Töpffer qui est tombé! » Il en est des descriptions, comme des conseils et des remarques, il faudrait les citer en foule. Mieux vaut en conseiller la lecture directe.
Ce ne sont, du reste, pas les seuls agréments de ces ouvrages; il y a tous les petits détails pittoresques: les auberges où il faut « tout approfondir »; l' explication du « Kangourisme »: « Si, dans une contrée, il n' y a qu' une maison habitée, tous les kangourous ( c' est le nom que la troupe voyageuse avait donné aux puces ) du pays y affluent et un étranger qui survient leur est un supplément de ration très agréable »; les hôteliers ( le couplet sur les mollets du papa Zippach, du Grimsel ); les repas ( les pâtes de Zermatt ); les types de touristes; les termes spéciaux, cette sorte d' argot qui se crée inévitablement entre gens voyageant souvent ensemble: spéculer, spéculation ( l' action chanceuse d' abréger la route en coupant par ce qu' on croit être le plus court ), ruban ( route rectiligne ), halter, harpies ( tous ceux qui cherchent à vous soutirer de l' argent ), etc., tous termes dont la plupart sont restés dans le langage des touristes.
Sans doute, tout n' était pas rose, tout ne marchait pas sur des roulettes, les voyages n' étaient certes pas aussi faciles, ni les routes et les sentiers aussi commodes que de nos jours; il y eut bien parfois des incidents, des chutes, des moments d' anxiété, mais jamais rien de grave n' arriva.
On peut louer l' agréable façon d' écrire de notre auteur, l' exactitude et la véracité de ses récits si pleins d' humour, mais ce qu' il faut surtout admirer, c' est son amour de la nature, l' amour de son pays, son sens du pittoresque et ses qualités d' observateur, d' éducateur aimable, de moraliste sans pédan-tisme.
En vérité, il convient de rendre hommage, tout autant qu' à l' écrivain, à ce précurseur, à ce chef de course incomparable que fut Töpffer il y aura bientôt cent ans.