Ski de printemps dans les Pyrénées centrales
PAR JEAN-LOUIS BLANC, PESEUX Avec 1 esquisse et 6 illustrations ( 27-32Deux ans déjà ont passé et pourtant mes yeux n' ont point oublié l' image envoûtante des hautes parois de Gavarnie.
En ce mois de mars 1959, nous sommes sept à tenter l' aventure pyrénéenne, unis dans le même désir d' espace et d' horizons nouveaux.
Chassés du Balaïtous par une furieuse tempête d' équinoxe accompagnée d' abondantes chutes de neige, nous dûmes battre en retraite sans même avoir pu tenter le sommet Nous en profitâmes pour parcourir pendant deux jours le Pays Basque et la Gascogne. Au soir du second jour, alors que nous dressions la tente sur les hauteurs proches d' Oloron, en plein pays des Mousquetaires, le temps soudain se dégagea complètement et les Pyrénées nous apparurent d' une beauté presque irréelle dans leur parure de neige fraîche, tandis que le Pic du Midi d' Ossau, le Cervin des Pyrénées, semblait d' une hauteur démesurée dans le flamboiement du couchant. Pendant cinq jours, le ciel restera ainsi immuablement serein.
Notre décision fut prise aussitôt: demain, nous monterons à Gavarnie pour tenter le tour du Cirque. Celui-ci peut se faire dans les deux sens, d' est en ouest, de la Hourquète d' Alans à la Brèche de Roland ou vice-versa. Dans le premier cas, on passe la nuit au refuge de Tuquerouye, très inconfortable en hiver; dans le second, au nouveau refuge des Sarradets. Malgré toutes les démarches faites à Tarbes, il nous fut impossible d' obtenir la clé des Sarradets; il ne nous restait plus qu' à nous rabattre sur Tuquerouye.
A peine arrivés à pied d' oeuvre, nous sommes assaillis par la meute des âniers, réduits au chômage depuis plusieurs jours par le mauvais temps.
« Si on louait des dues pour transporter sacs et skis jusqu' au Plateau de Pailla, sur le chemin de la Hourquète d' Alans? » Le marché se révèle bien vite laborieux, les âniers exigeant le prix du transport avant le départ, tandis que nous voulons payer à l' arrivée. Après une demi-heure de palabres stériles, nous abandonnons la partie et nous mettons en route, lourdement charges. Il est 2 heures et je n' ose pas dire à mes compagnons que six heures de marche au moins nous séparent du refuge. Au sortir de la forêt, le sac leste d' un gros fagot de branches mortes, nous nous engageons, telle une procession de hérissons, dans la combe interminable qui monte vers la Hourquète. L' arrivée au col, à 2424 mètres, s' effectue sur une pente en mal d' avalanche que nous traversons à bonne distance les uns des autres.
Le soleil disparaît lentement derrière le Vignemale, là-bas au fond de la vallée d' Aussoue. A l' opposé, le Cirque d' Estaubé est déjà plongé dans l' ombre, tandis qu' un dernier rayon joue encore sur le Port Neuf de Pinède. Il s' agit maintenant de descendre sur le versant d' Estaubé, jusqu' à une sorte de banquette qui court au flanc du cirque. En son milieu, un monolithe rocheux, la Borne de Tuquerouye, marque l' entrée du couloir du même nom, haut de 250 mètres, par lequel on 1 Cf. Les Alpes 1962, pp.288-295: Les Monts Maudits et Le Vignemale, par L. Blanc. * Esquisse tirée de la carte Le dormeur.
accède au refuge. Malgré la neige détestable, déjà transformée en un infame carton, il s' agit de faire vite pour atteindre le bas du couloir avant la nuit.
Un peu anxieux, j' accélère inconsciemment et prends une bonne avance sur le gros de la troupe, Edouard sur mes talons. Arrivé au collet ouvert au pied de la Borne, je m' arrête pour attendre, pendant que mon compagnon se lance à pied dans la pente en enfonçant jusqu' à mi jambe. Lorsque les derniers me rejoignent, l' obscurité est complète et, là-haut, quelque part dans la cheminée, on entend Edouard qui travaille avec acharnement à « tasser » un escalier. Je le rejoins bientôt et la grimpée se poursuit, tandis que nous nous relayons tous les cent pas. Pendant près de deux heures, nous allons patauger dans ce maudit couloir dont la pente atteint, paraît-il, 50 degrés par endroits.
tqtMGAVARNI Isard » Ech. 1: 80 000 Massif calcaire de Gavamie Le mur de neige qui en obstrue le haut est surmonté dans un ultime eflfort et nous débouchons dans la brèche, les jambes de plomb et les épaules meurtries par la charge. Le ciel est criblé d' étoiles dont la lumière froide et diffuse caresse les clochers de pierre qui nous entourent. En contrebas, on distingue les deux demi-cylindres de maçonnerie du refuge. La porte est bloquée par la glace et le piolet entre en danse pour la dégager. Une épaisse couche de neige tapisse l' inté du premier local; le second est à peine plus confortable: la neige poudreuse, chassée par le vent, s' est infiltrée partout comme le sable du désert. Il règne sous ces voûtes une atmosphère pesante d' hypogée. Chassant cette image macabre, nous travaillons à' rendre notre abri habitable, aidés bientôt de nos camarades. Une tentative d' allumer du feu dans l' âtre se solde par un échec; en quelques instants, nous sommes tous à pleurer comme des Madeleine au milieu d' une épaisse fumée. Riquet, envoyé en éclaireur sur le refuge, n' avait pas remarqué qu' un énorme caillou était posé sur la cheminée pour empêcher la neige de s' y engouffrer.
Tant pis pour le bois, il fera le bonheur des suivants. Les « primus » entrent alors en action et bientôt, assis sur le bas-flanc, nous dégustons un menu que le Grand Ritz lui-même n' aurait pas dédaigné. Après avoir soigneusement débarrassé les matelas de la neige qui les recouvrait et y avoir étendu un grand rectangle de plastique pour nous protéger de l' humidité, nous nous étendons dans nos sacs de couchage. Contrairement à toute attente, la nuit sera excellente et le lendemain nous trouvera frais et dispos.
A 6 heures, je pousse la porte du refuge et m' arrête pile sur le seuil devant un spectacle d' une indicible beauté. Un immense incendie embrase les glaciers du Mont Perdu et les hautes parois du Cylindre, tandis que, à mes pieds, la vaste étendue de neige où dort le Lac Glacé prend une teinte livide.
Quelques minutes plus tard, nous nous engageons avec prudence dans le couloir raide et glacé qui descend vers le lac. Une vire commode permet de s' échapper par la droite et de prendre pied sur le grand plateau doucement incliné du Mont Perdu, qui va s' abîmer à l' est, dans les profondeurs sauvages de la vallée de Pinède. Après avoir traverse le lac et le plateau en direction du col du Cylindre, nous attaquons la première pente facile qui va buter contre un ressaut rocheux. Quelques marches permettent de surmonter le passage au-dessus duquel la pente s' adoucit et où nous pouvons rechausser les skis. En une belle courbe tracée dans la neige poudreuse comme au pistolet, notre piste s' élève jusque sous la muraille grise du Cylindre, avant de s' infléchir vers le col ouvert entre ce sommet et le Mont Perdu, à 3052 mètres. Il est presque 10 heures; une longue traversée nous attend encore jusqu' à la Brèche de Roland, aussi jugeons-nous sage de renoncer au Mont Perdu qui domine le col de 300 mètres. En guise de consolation, nous prendrons le Marboré en route.
De notre perchoir, l' arête se relève d' un bond jusqu' au sommet du Cylindre comme l' étrave d' un navire immense, tandis que, du côté du Mont Perdu, elle court large et facile jusqu' au pied du ressaut sommital.
Sur le versant sud, la descente est délicate, la pente convexe se dérobe très vite à la vue, il s' agit d' être prudent. Après un court dérapage contrôlé, nous nous engageons à la file indienne sur une vire étroite qui nous conduit au sommet d' une sorte de dévaloir, lequel s' évase dans le bas en une cuvette où gît l' Etang Glacé, qu' il convient de ne pas confondre avec le lac du même nom. En quelques virages serrés, nous glissons jusqu' au fond du trou, d' où nous filons à flanc de coteau en direction du Marboré. A l' aplomb du sommet, une tombe permet de s' élever sans trop de difficultés jusqu' au plateau sommital, si vaste qu' il est difficile de savoir où se trouve le point culminant de 3250 mètres.
Tout ce versant de la montagne est formé d' une succession de terrasses qui s' étagent en un gigantesque escalier, au bas duquel se creuse le profond canon où coule le Rio Ordesa. Les formes étranges du Mont Aruebo et de la Pointe de Tobacor sont striées horizontalement, comme si Dame Nature avait voulu s' amuser à dessiner des courbes de niveau sur leurs flancs Une écrasante impression de solitude émane de ce paysage lunaire et l'on se croirait transporté dans un autre monde.
Au bord du plateau, un vide effrayant se creuse soudain devant nos pas et nous coupe le souffle. L' immense Cirque de Gavârnie s' ouvre à nos pieds comme les gradins d' un gigantesque théâtre antique. L' instant est solennel et pendant de longs moments notre regard se promène de corniche en corniche, de marche en marche jusqu' au fond du gouffre. Dans la combe des Sarradets, où l'on devine le cube minuscule du refuge, un éclair de soleil, échappé de la Brèche de Roland, coupe d' un trait lumineux l' ombre portée par les hautes murailles de la Tour et du Casque. Et maintenant, il faut descendre; en une belle page d' écriture, nous regagnons le bas de la combe où une nouvelle montée nous attend. Dans ce terrain coupé d' innombrables barres rocheuses, l' orienta est difficile, et ce n' est qu' à la troisième tentative que nous trouverons la bonne terrasse qui conduit au col de la Cascade, entre le Marboré et la Tour, d' où le coup d' œil est presque plus impressionnant encore qu' au sommet C' est alors le moment de nous souvenir des conseils d' André Fillol et de monter jusqu' au sommet de la Tour, malgré l' invite tentante des vires du versant sud qui aboutissent sur des à-pics infranchissables en conditions hivernales. La voie de la Tour n' est du reste pas de tout repos, la descente du sommet sur le col des Isards s' avère scabreuse et le départ en est particulièrement impressionnant. Je m' engage le premier sur la pente raide qui semble plonger dans le vide, puis un large couloir à la limite du « skiable » permet, en quelques virages bien calculés, de prendre pied sur la terrasse inférieure; ce n' est surtout pas le moment de chuter, ça ne pardonnerait pas. Ensuite tout redevient facile et, quelques instants plus tard, nous sommes regroupés sur le col, d' où une sorte de chemin de ronde, ouvert entre la corniche de neige et la paroi ocrée du Casque, permet de se faufiler jusque sous la Brèche de Roland. Nous sommes cependant arrosés de quelques bonnes douches glacées au passage. Une dernière fois ( c' est la cinquième aujourd'hui ), nous fixons les peaux, pour monter jusqu' à la Brèche, profonde entaille dans la muraille supérieure du Cirque qui offre un passage commode entre les versants espagnol et français. C' est là que, selon la légende, le preux Roland aurait fendu la montagne d' un seul coup de sa fameuse épée Durandal.
Nous sommes accueillis dans l' encoche par une bise froide et coupante qui n' invite pas à la méditation. De l' autre côté, une dernière glissade nous dépose devant le refuge à moitié enfoui sous la neige. Il est habité par une vingtaine de skieurs qui, moins scrupuleux que nous, ont tout simplement forcé la porte, ce qui prouve une fois de plus qu' un refuge de haute montagne est fait pour demeurer ouvert. Sans vergogne, puisque le mal est fait, nous profitons de l' aubaine pour y passer la nuit et prolonger ainsi de quelques heures notre séjour dans ce pays si attachant.
Très tôt, le lendemain, nous franchissons à nouveau la Brèche pour monter au Taillon d' où l'on a une vue d' ensemble du Massif calcaire.
Au sommet, à 3146 mètres, l' atmosphère est absolument calme et limpide, déjà tiédie par les rayons obliques du soleil qui donnent un vigoureux relief au paysage immense de montagnes et de vallées qui nous entoure. Inconnus hier, tous ces sommets nous semblent maintenant de vieilles connaissances et là-bas, par-delà la profonde vallée d' Aussoue, le Vignemale nous fait signe de son écharpe blanche.
Nous passons là un moment de parfaite plénitude avant de nous laisser glisser vers la Brèche où nous attend une longue et merveilleuse descente sur Gavarnie.