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Première ascension de la face nord de la Pointe Whymper

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR MICHEL VAUCHER,GENÈVE

( Grandes Jorasses ) Avec 4 illustrations ( 146—149 ) Haut de 1200 mètres, et situé à un peu plus d' une centaine de mètres de la voie Cassin, dans la face nord des Grandes Jorasses, l' éperon nord de la Pointe Whymper a été gravi pour la première fois, du 6 au 10 août 1964, par la cordée italo-suisse Walter Bonatti-Michel Vaucher.

Encore un dernier problème?

A défaut d' être le dernier, reconnaissons toutefois que le problème de la face nord de la Pointe Whymper devait être résolu un jour, puisque, jusqu' à fete dernier, aucune voie n' avait été tracée sur son versant nord.

Cet éperon a attire tout naturellement les meilleurs alpinistes, et René Desmaison m' avait déjà propose de tenter cette ascension pour la première fois en hiver. Je refusai, gardant dans ma mémoire le souvenir de cet éperon Whymper vu de la voie Cassin. C' était en 1958, et « faire » la voie Cassin était déjà pour moi un rêve presque irréalisable. Je me rappelle avoir souvent tourné mes regards vers la Whymper en me disant: « C' est affreux, jamais je n' irai là-dedans! » Quelques mois ont passé. La Whymper est bien loin de mes pensées. En revanche, pour Desmaison, Bonatti ou Harlin c' est un itinéraire à ouvrir. Ils étudient le problème. Si une fois de plus c' est une cordée comprenant Walter Bonatti qui réussit, ce ne sera pas l' effet du hasard: avant notre réussite Bonatti a attaqué pas moins de 7 fois cet éperon. En solitaire il est monté de 400 mètres. Après toutes ses tentatives, il est normal, voire juste que Walter obtienne la récompense.

Notre rencontre avec Walter eut lieu trois jours avant notre aventure, grâce au hasard. J' avais gravi avec Yvette, Jean et Olivier Juge la face ouest des Petites Jorasses. Après un bivouac au cours de la descente, nous pensions traverser immédiatement sur Chamonix, mais le vent empêchant les bennes de traverser, nous fûmes obligés de passer la nuit à Entrèves. Nous avions donc des heures disponibles pour aller saluer nos amis.

- Alors Walter, que deviens-tu? tout le monde me demande: « Que fait Bonatti? Pourquoi pas de première cette année ?» Je parle de tout cela en plaisantant, mais Walter semble triste, même nerveux.

- C' est terrible, me répond-il, je n' ai rien réussi cette année...

Je cesse de plaisanter quand il me demande, à propos de la Pointe Whymper:

- Si tu es libre, allons-y ensemble!

Libre? Pas tout à fait, j' avais d' autres projets en tête, mais devant celui-là... Une heure après, nous quittons Courmayeur sur ces dernières paroles:

- Demain soir à Leschaux, après confirmation par téléphone dans la journée! Un rendez-vous à Leschaux, c' est déjà la promesse d' une belle aventure!

Jeudi 6 août Minuit. Sans faire trop de bruit, nous nous extrayons de nos duvets et c' est le départ dans la nuit sombre. Il fait frais. Nous marchons rapidement et chaussons bientôt les crampons. Après avoir suivi un moment les traces qui conduisent au pied de la Walker, nous les abandonnons en tirant sur la droite. Quelques hésitations, puis Walter reconnaît le point d' attaque. Il s' élève en taillant des marches sur les premières pentes de l' énorme entonnoir de glace qui constitue le premier tiers de l' éperon Whymper. Il est 3 heures. Nous devons passer vite. Les traces de chutes de pierres sont bien visibles et nous voulons être le plus haut possible avant que le soleil ne fasse son apparition. Voici des rochers brisés qui sortent de la glace. J' enlève mes crampons et prends la tête. A partir de ce moment, nous nous relaierons en tête de cordée. L' entente est parfaite, sans un mot, nous savons ce que nous devons faire. De temps à autre, un bref commandement que je donne en italien, et Walter me répond en français. La pente est très raide. A 5 heures, lorsque le jour se lève, nous avons escalade 400 mètres. Sur notre gauche, des cordées attaquent l' éperon Cassin, et là-haut vers 4000 mètres, Yvette et Babar 1 sortent de leur tente de bivouac. Pour eux c' est bientôt le sommet... Pour nous, la partie est encore loin d' être gagnée. Nous sommes sortis du couloir de glace et progressons maintenant sur des dalles recouvertes parfois d' une épaisse couche de verglas. Nous grimpons sans crampons, car il y a plus de rocher que de glace et la taille de marches est longue. Je me trouve bientôt au milieu d' un mur de glace d' une dizaine de mètres, taillant patiemment, quand le bruit caractéristique d' une chute de pierres me fait lever la tête. Elles s' abattent près de nous, mais, encore peu nombreuses, nous les évitons facilement. Je ne savais pas, à ce moment-là, que trois jours plus tard je n' aurais même pas levé la tête pour une chute de pierres si ridiculement petite. Le soleil éclaire le sommet. C' est le signal que les décharges vont commencer: il ne se passe pas de minute en effet sans sifflements. Le premier de cordée essaie d' être rapide, tandis que le second surveille la paroi et doit annoncer le danger. Walter repère une petite cascade et m' envoie chercher de l' eau. Bien assuré par lui, j' essaie de récolter ce précieux liquide. Soudain un bruit terrifiant... Je lève la tête, le ciel est noir de pierres! Terrorisé, j' évite les premières, puis me colle au rocher pour me protéger des autres. C' est long! Dans un bruit affreux, des blocs énormes frappent devant, à côté, derrière. L' air sent le soufre, puis dans la poussière qui vole tout s' apaise... Très surpris d' être encore en vie, je regarde stupidement la gourde que je n' ai pas lâchée.

- Walter! Mon Dieu, il ne répond pas... Mais oui, il est là et il n' a rien! Très pâle, il m' annonce:

- Michel, nos deux cordes sont coupées! Je le rejoins et nous constatons les dégâts: les deux cordes sont coupées en leur milieu. Walter ajoute:

- Quand je pense que c' est ici que j' avais bivouaqué l' autre jour!

Brève discussion: d' un retour, il n' est pas question. Nous avons déjà fait 500 mètres, et parcourir cette distance à coups de rappels de 20 mètres c' est la mort! Le « terrain » n' est pas trop difficile pour le moment. En faisant des nœuds à nos cordes nous poursuivons l' ascension, mais, avec ce système, il n' est évidemment plus possible de pitonner. Je suis en train de tailler une langue de glace, collée à la paroi, quand j' aperçois soudain un piton rouillé.

- Walter es-tu venu jusqu' ici?

- Non!

Je dois me rendre à l' évidence, ce piton a été planté en 1931 lors de la tragique tentative de Brehm et Rittler dont on devait retrouver les corps dans la rimaye. Ainsi, ils étaient montés de 500 mètres! Avec une certaine émotion, je donne quelques coups de marteau pour essayer ce piton. Il tient parfaitement, même mieux que les nôtres. ( Nous en planterons plus de deux cents, et six d' entre eux resteront en place. Les autres s' enlèvent souvent en deux coups de marteau. ) Vers 15 heures, nous franchissons un ressaut très dur qui demande l' emploi de pitons et d' étriers. Il faut alors défaire les nœuds et « relayer » tous les vingt mètres. Un mur de glace nous conduit au pied de trois cheminées.

1 Mme Yvette Vaucher et un ami de Michel escaladent depuis la veille l' éperon Walker.

Nous prenons celle de droite et trouvons bientôt une rampe oblique qui nous conduit sur la gauche. Deux minuscules plateformes, distantes l' une de l' autre d' une quinzaine de mètres, retiennent notre attention: elles sont protégées par un petit mur surplombant, aussi décidons-nous d' y passer la nuit. 11 est 16 heures et nous avons parcouru 600 mètres. Ayant aménagé le mieux possible notre bivouac, nous équipons encore deux longueurs de corde pour le lendemain matin et regagnons nos emplacements. Walter vient manger près de moi, puis dans la nuit retourne « chez lui » en se tenant à la corde fixe. Nous sommes contents, la moitié de la face est faite. Bientôt nous nous endormons, quand, soudain, la montagne tremble; réveillés en sursaut nous essayons de pénétrer à l' intérieur de cette montagne si vivante. Puis c' est un vacarme terrifiant... La nuit est rouge des étincelles provoquées par les pierres qui frappent furieusement le rocher. L' odeur du soufre, la poussière... c' est tout un gendarme qui passe par-dessus nous, tout proche! J' en reçois quelques débris sur les pieds... Puis le bruit va decrescendo, les pierres descendent l' entonnoir de glace. Elles rempliront les trois rimayes. C' est à nouveau des appels angoissés entre nous. Tout va bien une fois de plus! Nous comprenons maintenant le pourquoi de toutes ces chutes de pierres. Cet éboulement énorme se préparait. L' ennui, c' est que ce n' est pas fini. Cette chute a abîmé ou cassé tellement de choses que nous pouvons nous attendre à recevoir beaucoup de pierres le lendemain.

Je m' endors tout de même, tandis que Walter reste éveillé toute la nuit.

Au matin, nous constatons que le glacier est noir sur deux cents mètres de large et sur plus de trois cents mètres de longueur. L' éboulement a été entendu au refuge du Couvercle distant de cinq kilomètres!

Vendredi 7 août Dès l' aube nous sortons de nos duvets. Pas de petit déjeuner, mais de brefs préparatifs. Je monte à grandes brassées la première corde fixe et déjà des pierres crépitent. Walter me rejoint; nous sommes inquiets, mais il reprend l' escalade et se trouve dix mètres au-dessus de moi, quand une nouvelle avalanche se produit. Walter reçoit une pierre à la base du front. Il gémit, et je m' attends au pire. Il se cramponne désespérément à la corde fixée la veille. J' ai un choc lorsqu' il se trouve vers moi, le visage rouge de sang. Il saigne du nez et essaie d' arrêter l' hémorragie en appliquant des glaçons sur la plaie. Les pierres tombent toujours. Nous décidons de rejoindre le bivouac. J' assure Walter jusqu' à ce qu' il soit en sécurité. Tout en évitant, par de brefs déplacements, les blocs qui dégringolent je parviens à mon tour au bivouac, où j' applique un pansement sur la plaie de mon compagnon. Attente.

Plusieurs cordées ont attaqué l' éperon Cassin. Parmi celles-ci on parle français. Je tends l' oreille et reconnais bientôt la voix d' un ami de France surnommé Zatopeck. Nous sommes immobilisés par les pierres, nos cordes sont coupées, aussi est-il reposant de voir des alpinistes grimper sans trop chercher leur itinéraire.

- Mais que fait Zato? Il se trompe? n' est pas Walter, il doit prendre plus à gauche?

- Zatooo!

- Ouee!

- Plus à gauche, vingt mètres à gauche...

- Merci!

Zato disparaît à gauche, on le voit réapparaître avec son camarade, et il se trompe à nouveau! Rectification de notre part. Il nous apprend qu' il a oublié la note technique! Je lui crie encore:

- Tu aurais du prendre un guide suisse! et je m' entends répondre aussitôt:

- Tu as bien pris un guide italien!

Ces petits échanges de plaisanteries nous font prendre patience. Les heures passent. Il est 9 heures maintenant. Les chutes de pierres diminuent. Nous décidons de continuer à nouveau. Je prendrai la tête de la cordée, car Walter est tout de même un peu ébranlé. Les cordes fixes sont rapidement remontées, puis une cheminée tapissée de verglas me pose de nombreux problèmes. J' en sors bientôt sur des dalles moutonnées recouvertes de gravier et de poussière. Partout des blocs instables, des points d' impact, partout une insécurité totale. Je dois à chaque pas trouver un moyen de continuer, je dois ruser avec ces dalles friables et, en outre, j' essaie de ne pas faire tomber de pierres sur Walter. Tous les vingt mètres, j' installe au mieux un relais. Là-dessus les pierres recommencent à tomber. Vingt mètres plus haut je vois un petit mur protecteur en surplomb et pense aussitôt au bivouac. Il est 11 heures. Le danger est tel que l' attente nous paraît préférable. Avec beaucoup de peine je monte ces vingt mètres. En vérité, je ne me rappelle pas avoir déjà fait une escalade aussi délicate et dangereuse. Walter me rejoint en se tirant aux cordes pour monter plus vite.

Il est midi et nous n' avons gravi que 70 mètres. Les pierres tombent et nous ne pouvons pas aller plus loin aujourd'hui. Bientôt éclate un violent orage de grêle, puis la neige se met de la partie. L' éperon Cassin est rapidement plâtré.

- Ils doivent faire une drôle de tête dans la Walker, dis-je à Bonatti. A quoi il me répond:

- Que crois-tu qu' ils disent de notre tête dans la Whymper?

La neige cesse de tomber, mais le temps reste menaçant. Nous sommes assis sous un petit auvent que nous baptisons la Niche. Au bout de quelques heures j' ai envie de bouger.

- Il tombe moins de pierres, si nous partions?

- Non, il faut attendre.

- Et s' il fait mauvais temps deux jours?

- Nous attendrons!

- C' est évidemment une technique dont je n' ai pas l' habitude, mais Walter a sûrement raison. A 18 heures les pierres ne tombent plus. Assuré par mon compagnon, j' équipe deux longueurs de notre petite corde et c' est à nouveau l' attente. Il neigera toute la nuit.

Samedi 8 août II fait beau. Tout est blanc, c' est un paysage irréel. Sous nos pieds plongent vers l' abîme les dalles gravies les jours précédents, et qui disparaissent maintenant sous la neige. Sur l' éperon Cassin trois cordées qui ont passé la nuit dans des conditions très dures, sont encore à leur bivouac, tandis que nous sommes prêts au départ. Mais une fois de plus il faut attendre: des pierres mitraillent la paroi! Attente jusqu' à 9 heures. L' orientation de la face a tout de même un avantage: nous avons le soleil dès le matin pour quelques heures et ne le revoyons plus de toute la journée. Il nous aide aux heures froides à quitter le bivouac. Nous partons en alternant à nouveau le commandement de la cordée, et Walter, qui s' est très bien remis de sa blessure, chante lorsqu' il est au relais. D' ailleurs il a chanté une bonne partie de la journée du vendredi. Il a une très belle voix et parvient même à imiter la petite flûte péruvienne! Une grosse avalanche vient ternir notre joie. Elle nous rappelle brutalement la réalité. Walter est plus ou moins à l' abri contre un bloc, quant à moi, je suis sur une dalle verglacée. Une petite pierre me frappe l' épaule, une autre de la dimension d' une valise coupe une des cordes, trois mètres devant moi!

A vrai dire la corde n' est pas entièrement sectionnée cette fois-ci, il reste encore quelques brins. Nous continuons comme cela, mais, après quelques longueurs, elle s' effiloche. Nous trions les brins qui nous restent et devons nous contenter d' un encordement d' une quinzaine de mètres.

Il est près de 20 heures. Après une série de murs de glace nous parvenons à VAraignée, glacier suspendu qui rappelle celui de FEiger. Walter dépitonne, s' énerve après un piton et se donne un coup de marteau extrêmement violent sur le pouce. Il pousse un cri, puis rageusement reprend l' escalade en se traitant de tous les noms. Mes notions d' italien se révèlent beaucoup trop faibles devant ce déluge! Walter poursuit sur sa lancée et équipe pour le lendemain une traversée très délicate. Nous préparons ensuite notre troisième bivouac. Il fait nuit. Notre emplacement est très inconfortable, et mon ami souffre, sa main est presque inutilisable. En sortant son sac de couchage, il fait un faux mouvement et celui-ci disparaît dans le vide, suivi d' une nouvelle série d' imprécations qui m' amuseraient dans d' autres circonstances. Walter doit passer la nuit sans sac, la nuit la plus froide que nous aurons connue. Nous apprendrons en effet qu' une cordée autrichienne a enregistré moins 20 degrés sur l' éperon Cassin. Sur notre réchaud, posé en équilibre sur un coin de bois, je fais fondre de la glace pour le bouillon réconfortant du soir. Je crains fort que le réchaud ne rejoigne le sac de bivouac, mais j' ai de la chance et tout se passe bien. Pour la course, j' avais emporté un kilo de vivres, qui ne seront pas épuisés à la fin de notre escalade. Notre estomac n' est sans doute pas suffisament décontracté pour un festin! Nuit très pénible. J' ai froid malgré le matériel de protection. Walter n' a que sa veste duvet, toutefois il ne s' appelle pas Bonatti pour rien. J' admire le courage tranquille de cet homme qui n' a pas de dispositions techniques particulières, mais une conscience et un entraînement extraordinaires. Sa main lui fait très mal. 11 a froid. Il chante pour mieux lutter. Jamais il ne se plaindra. Quelque chose nous dit que le danger est passé: Nous sommes maintenant à 4000 mètres d' altitude, c'est-à-dire à la hauteur de l' éboulement dont la trace fait une grande tache claire à cinquante mètres sur notre droite.

Dimanche 9 août Un soleil blafard nous sort de notre engourdissement. C' est un départ très pénible, mais sans chutes de pierres. Walter prend la tête pendant quatre longueurs. De sa main valide, il taille la mince couche de glace qui tapisse le rocher, puis s' arrête au pied de la dernière paroi très redressée. De là, je garderai la tête jusqu' au sommet. L' escalade change. Par son exposition, elle devient comparable aux grandes voies calcaires, mais les pitons tiennent mieux. Soudain un bruit de moteur se fait entendre, c' est un hélicoptère qui tente de nous repérer. Il cherche trop bas, particulièrement dans la rimaye! Nous comprenons trop bien ce que cela veut dire et tâchons de nous faire voir afin de rassurer tout le monde. L' hélicoptère passe à notre hauteur, trop rapidement, et nous sommes à nouveau seuls.

En une vingtaine de nos longueurs de corde mutilée, et après plusieurs surplombs franchis en escalade artificielle et de nombreux passages de sixième degré, nous sommes sous le sommet. D' une main, Walter se tire aux cordes, il serre les dents et dépitonne malgré tout; son pouce est devenu tout bleu.

Tout à coup, sur une dalle très redressée de cinquième degré, je suis à bout de corde. Pas de fissure à pitonner parmi les grattons! En équilibre sur une prise de pied, je détache un des brins qui me lie à mon compagnon. Walter fait un nœud, et je dispose ainsi d' une corde plus longue mais simple qui me permet enfin de trouver un relais. La fin de l' éperon serait-elle proche?

L' itinéraire semble peu évident; j' essaie à gauche un passage qui ne conduit à rien, et redescends. Je tente alors à droite un dièdre surplombant dans lequel j' aimerais planter quelques pitons, mais voilà il y a un nœud!

Je sors à I' arraché et me rétablis au-dessus d' un bloc qui ferme le dièdre. Walter me traite de fou et m' avoue qu' il a eu un choc en voyant la corde monter sans piton d' assurage.

C' est fini. Le sommet est là. Nous nous embrassons. Quelques photographies. Le mauvais temps est revenu, il neige, le brouillard nous laisse une dizaine de mètres de visibilité. Il est 18 h. 30. Notre joie n' est pas exubérante. C' est un bonheur tranquille et profond. Je regarde avec émotion Walter que je connais si bien maintenant. Il me semble même que je le connais depuis toujours.

Walter a parcouru plus d' une fois l' itinéraire de la descente. Mais, avec le brouillard et la neige, il est impossible de le repérer. Nous descendons un peu au hasard, nous nous trompons, et il faut remonter. La nuit nous surprend vers 4000 mètres d' altitude. C' est un nouveau bivouac très éprouvant, sans sac de couchage pour Walter et sans toile imperméable pour moi. Celle que Walter m' avait donnée s' est envolée. Je lutte continuellement pour sauver mes pieds et mes mains du gel, et, au matin, je suis transformé en bonhomme de neige; la couche fraîche atteint 30 cm!

Lundi 10 août Dans les premières lueurs de l' aube j' appelle Walter et nous nous préparons. C' est le départ, une fois de plus sans manger, le départ pour la descente, le retour! Les rochers de la voie normale sont couverts de neige et nous progressons très lentement en crampons. Avec notre seul piolet, Walter assure et dirige la descente. ( Nous n' avions qu' un piolet pendant ces cinq jours et sa perte aurait été d' une gravité terrible. Aussi la transmission de cet instrument indispensable s' accompagnait toujours de précautions infinies. ) Walter hésite. Dans cette descente je ne suis d' aucune utilité, car je ne l' ai faite qu' une fois il y a 6 ans. Nous tâtonnons et finalement Walter trouve un passage. Soudain retentissent des appels... Nous répondons. C' est une cordée amie montée à notre rencontre sur les premiers rochers du Reposoir. Nous croyons gagner bientôt ces rochers mais dans le brouillard nous tirons trop à droite et nous sommes obligés de poser des rappels de corde pour nous sortir de ce mauvais pas. Cette erreur nous fera gagner du temps, car nous rejoignons directement le glacier en évitant le Reposoir invisible dans le brouillard.

J' installe le dernier rappel qui doit nous permettre de franchir la rimaye. Walter fait quelques pas sur une langue de glace recouverte de neige et... se met glisser en poussant des hurlements terribles. Je le vois comme dans un cauchemar glisser d' abord lentement, puis de plus en plus vite. Je ne peux rien faire, car nous sommes décordés. Sans cesser de hurler, il s' engouffre dans la rimaye vingt mètres plus bas. Un grand silence. J' appelle. C' est trop bête, à une heure de la cabane! La tête de Walter apparaît. Je lui lance une corde tout en lui demandant comment il va.

- C' est bon, tu peux venir, me répond-il.

J' achève cependant l' installation de mon rappel et, rendu prudent, descends au moyen des méthodes classiques! Un bouchon de neige avait retenu fort heureusement mon ami.

Une demi-heure plus tard, nous entendons des appels venant du haut ( notre erreur d' itinéraire nous a fait croiser la colonne de secours ). Nous arrivons à nous faire comprendre et, au bout d' une heure, Cosimo Zapelli et deux de ses amis viennent à notre rencontre. Ils nous donnent à boire, ce qui nous change un peu de la neige que nous mangeons depuis ce matin, puis, ensemble, nous gagnons la cabane.

Sur le sentier qui conduit dans la vallée, j' ai la joie de trouver ma femme et de nombreux amis venus nous chercher. Plus bas, c' est un accueil délirant auquel je ne suis guère habitué. Tout cela est très gentil... mais fatigant! Je préfère la minute d' émotion ressentie au sommet et ces mots de Walter: « Notre voie est la dernière grande première logique du massif du Mont Blanc. »

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