«Pour protéger le paysage,il faut rénoverles bâtiments» L’énergie hydraulique à l’heurede la transition énergétique
L’énergie hydraulique est centrale pour l’approvisionnement en électricité, mais ses possibilités d’extension sont limitées. Selon Jürg Rohrer, spécialiste des énergies, de grosses installations solaires en montagne seront nécessaires si l’on n’utilise pas l’électricité avec plus d’efficience.
Monsieur Rohrer, vous êtes membre du CAS et allez souvent en montagne. Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit lorsque vous vous trouvez face à un barrage?
Jürg Rohrer: Je ressens de l’admiration pour ceux qui sont parvenus à construire ces ouvrages il y a des décennies à cette altitude avec les moyens de l’époque. Presque de la révérence.
Ressentez-vous aussi un sentiment de perte, parce qu’on a industrialisé des régions de montagne intactes?
Non, je ne ressens pas ça. Ma position est que ces barrages ont été construits, et qu’un lac a aussi ses qualités. En tant que spécialiste des énergies renouvelables, mon œil regarde plutôt s’il est possible d’ajouter un module solaire sur le barrage ou si le site conviendrait à l’installation d’une éolienne.
La force hydraulique n’a pas été exploitée pour des motifs écologiques, mais parce que l’eau était une des ressources énergétiques disponibles ici. On parlait d’«or blanc». A juste titre?
Absolument, c’est un modèle économique qui a très bien fonctionné pendant longtemps. Je me souviens bien des rendements escomptés quand il était question de l’agrandissement de la centrale de pompage Linth-Limmern. On ne voulait pas admettre que le marché électrique avait évolué. Lorsqu’on l’a ouverte, à la fin 2015, l’entreprise exploitante a dû amortir une grande partie des investissements.
Pendant longtemps, on a fait des affaires en or avec l’énergie hydraulique. On parle maintenant d’une crise. Pourquoi?
Avant, on avait des prix élevés la journée et bas la nuit. Cela permettait de pomper l’eau la nuit grâce à de l’énergie nucléaire ou importée bon marché, puis de produire de nouveau de l’électricité à prix élevé à midi. Les exploitants ont beaucoup profité de cette différence de prix.
Ce procédé était rentable avec l’énergie nucléaire et l’électricité étrangère produite dans des centrales à charbon. Mais les énergies solaire et éolienne nécessitent aussi des capacités de stockage, parce que leur production est irrégulière. Représentent-elles de nouvelles perspectives pour l’hydroélectricité?
Pas vraiment. Les batteries sont toujours plus rentables et seront utilisées à l’avenir pour le stockage à court terme. En outre, les énergies éolienne et solaire fluctuent différemment et moins fortement que ce que s’imaginent les gens. Ces variations de production s’équilibrent déjà au niveau régional, et encore plus sur le plan international. Il ne faut pas oublier que le réseau électrique est raccordé au niveau européen.
En Suisse, la force hydraulique constitue le principal moyen de production énergétique, avec une part de plus de 55%. Qu’est-ce que cela signifie en comparaison avec des pays qui n’ont pas d’hydroélectricité notable?
Nous bénéficions d’une excellente situation initiale pour la décarbonisation, c’est-à-dire pour le passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables, qu’il faut urgemment entreprendre afin de limiter le réchauffement climatique. Très peu de pays pré-sentent une part renouvelable aussi élevée dans leur production énergétique.
Regardons de plus près l’énergie hydraulique. Elle comprend les centrales au fil de l’eau sur les rivières et les centrales à accumulation liées aux barrages dans les Alpes. Ces dernières fournissent une énergie précieuse. Pourquoi?
Les centrales à accumulation permettent de produire de l’électricité quand on en a besoin. Les centrales au fil de l’eau doivent turbiner l’eau quand elle arrive. La flexibilité est le gros atout des centrales à accumulation. A cela s’ajoute la possibilité de repousser la production d’énergie de l’été à l’hiver grâce aux barrages.
Les centrales à accumulation produisent presque autant en hiver qu’en été. La production des centrales au fil de l’eau, par contre, a lieu aux deux tiers en été, comme celle du solaire, d’ailleurs.
Cela s’applique aux installations photovoltaïques sur le Plateau; dans les Alpes, on peut produire la moitié de l’énergie solaire en hiver. En ce qui concerne l’hydroélectricité, les centrales à accumulation sont clairement meilleures que celles au fil de l’eau en raison de leur flexibilité. Toutefois, il faut garder à l’esprit qu’il n’est pas lucratif de les exploiter uniquement comme prévoyance pour l’hiver. Le modèle économique des centrales de pompage-turbinage, par exemple, s’appuie sur le fait que les lacs sont souvent remplis et vidés parce qu’on profite de la différence de prix entre l’électricité importée bon marché et le courant de pointe cher, ce qui est plus rarement possible aujourd’hui.
Le système de pompage et d’ouvrages traditionnels d’accumulation reste tout de même formidablement flexible. La Suisse peut encore exporter du courant même par une journée glaciale d’hiver.
C’est vrai. La question, toutefois, est de savoir si on doit accorder plus d’importance au marché de l’électricité ou à l’approvisionnement de la Suisse. Actuellement, les exploitants n’ont aucune obligation de veiller à ce qu’il reste suffisamment de réserves à la fin de l’hiver pour compenser une éventuelle pénurie en Suisse. A mon avis, il faudrait changer cela.
A un moment au printemps, entre mars et mai, les barrages sont vides. Est-ce le moment critique pour l’approvisionnement?
Pas forcément, car le photovoltaïque, par exemple, peut alors de nouveau produire davantage. La période critique est plutôt celle où il y a peu de soleil, de novembre à février. A l’avenir, il sera important de disposer d’assez de réserves via l’énergie de stockage pendant cette période. D’autant plus quand on sait que les besoins en électricité vont augmenter, parce que les voitures électriques se multiplient et que les maisons seront chauffées avec des pompes à chaleur. C’est justement en hiver que ces dernières consomment le plus. D’autre part, la sortie du nucléaire décidée par le peuple va supprimer la production hivernale des centrales atomiques.
L’hydroélectricité a déjà été fortement renforcée. Quelles sont les autres options pour couvrir les futurs besoins en énergie?
Il est encore possible d’augmenter un peu la puissance hydroélectrique, mais de nombreuses concessions vont être renouvelées ces prochaines années. Il faudra alors également respecter les dispositions de protection des cours d’eau, ce qui entraînera une réduction de la production. On peut par ailleurs moderniser les machines pour améliorer leur productivité. Au total, ces deux options permettraient d’accroître l’énergie hydraulique de 5 à 8%. Ce n’est certainement pas cela qui va nous «sauver».
Qu’est-ce qui nous sauvera alors?
L’énergie éolienne est importante, car les deux tiers de sa production se font l’hiver. Ce serait un complément idéal au photovoltaïque, également du point de vue du courant de nuit. Un tel équilibrage est nécessaire, parce que c’est justement le solaire qui présente le plus grand potentiel pour les énergies renouvelables en Suisse. Nous allons devoir le renforcer massivement.
Qu’est-ce que cela signifie?
A mon avis, on devrait installer des panneaux solaires sur tous les toits qui s’y prêtent ainsi que sur les façades, là où c’est pertinent. Cela ne suffira toutefois pas pour remplacer les énergies fossiles. Il faudra aussi des installations solaires sur les talus des autoroutes, ainsi que – et c’est là que cela devient délicat pour des organisations comme le CAS – sur de grands espaces dégagés dans les Alpes. Notamment parce qu’en montagne, il est possible de produire plus d’électricité photovoltaïque en hiver.
Il existe des options moins controversées pour le solaire en montagne. En Valais, des panneaux solaires flottent sur le barrage des Toules, et des modules solaires doivent être installés sur le barrage de Muttsee, à Glaris.
Il y a là un certain potentiel, mais il est malheureusement plutôt faible. En effet, on a logiquement construit les barrages là où la vallée est étroite, et ces endroits sont donc généralement à l’ombre.
De grandes centrales solaires sur des zones dégagées dans les Alpes, est-ce que la question se pose vraiment?
Oui, je trouve. Il faudra de grandes installations sur des terrains dégagés, sur plusieurs kilomètres carrés, et pas seulement quelques panneaux solaires sur les cabanes du CAS. Il faudrait toutefois examiner où on peut les placer au mieux. Ils ne peuvent pas non plus être installés trop loin de la civilisation, sinon les coûts des lignes électriques seraient trop élevés. On pense en premier lieu à des sites à proximité de zones touristiques industrielles, de grands domaines skiables, où les infrastructures sont déjà en place.
Il s’agirait donc de régions qui sont déjà fortement affectées par le tourisme de masse?
Oui, en partie. Mais cela constitue bien sûr une atteinte supplémentaire. Et les réticences sont importantes. Même notre petite installation solaire test à la Totalp, à Davos, au milieu d’un domaine skiable, a d’abord suscité de grandes réserves.
D’un côté, les organisations environnementales aimeraient qu’on abandonne rapidement le pétrole pour ménager le climat, et d’un autre, elles se battent pour la protection du paysage. Comment doivent-elles gérer ce dilemme?
Effectivement, c’est incroyablement difficile pour elles. Nous n’avons cessé de modifier le paysage, notamment en faveur des énergies renouvelables. La question qui se pose, c’est de savoir si nous voulons continuer à le faire ou si nous laissons cela aux pays voisins et importons l’électricité. Je trouve que cette dernière option est risquée. Nous devons être conscients d’une chose: si nous voulons couvrir nos besoins avec des énergies renouvelables, nous devrons sacrifier du paysage.
Dans le canton de Berne, les grandes organisations environnementales sont prêtes à accepter un barrage à Trift, où un nouveau lac est apparu à la suite de la fonte du glacier, à condition qu’on renonce en contrepartie à d’autres petites centrales hydroélectriques. Est-ce judicieux?
La réflexion sous-jacente est que l’on fait de gros dégâts à la nature avec de nombreuses petites centrales pour produire peu d’électricité. En ce sens, il est judicieux de tenir compte de la proportionnalité lors d’atteintes à la nature. Certaines petites centrales hydroélectriques sont néanmoins tout à fait pertinentes, comme celles qui fonctionnent avec de l’eau potable ou des eaux usées.
Revenons-en à la question de base: devons-nous vraiment remplacer l’ensemble du pétrole et de la benzine dont nous avons besoin aujourd’hui par de l’énergie renouvelable?
En Suisse, on parle volontiers d’augmenter la production d’énergie, mais nous avons en fait la possibilité de réduire nos besoins futurs en électricité en nous limitant un peu et en utilisant l’énergie avec plus d’efficacité. Si à l’avenir on chauffe la plupart des maisons avec des pompes à chaleur, comme je suppose que ce sera le cas, on peut réduire massivement le besoin en électricité supplémentaire en isolant mieux les bâtiments. Cela réduirait la pression sur le paysage. En bref, pour protéger le paysage en Suisse, il faut rénover les bâtiments.