Plaisir de l'escalade dans le massif de la Pala
Willy Auf der Maur, Seewen SZ
( Photos 1 à 3 ) II n' y a pas besoin de poser le pied sur la coupole du Mont Blanc pour comprendre que l' alpinisme est bel et bien un tonneau sans fond. Une promenade au Grand Mythen ou au Righi y suffit.
Les alpinistes se fixent donc des choix. L' un se met à collectionner les quatre mille, un autre les parois de glace difficiles, un troisième les cabanes du CAS. Enfin un quatrième se spécialise dans les escalades pour le plaisir. Et il n' en sort pas: ses camarades peuvent se poser sur le front la couronne des lauriers alpins à quarante-cinq ans au plus tard, alors que lui continue toujours à collectionner.
Comme on le sait, aucune grande montagne n' a surgi du sol chez nous dans ces dernières décennies. Aucune paroi de glace non plus, et l' augmen des cabanes du CAS est certainement restée sous contrôle. Au contraire, le nombre des escalades plaisantes a pour le moins triplé pendant le même temps, et notre quatrième ami apparaît comme un Sisyphe moderne.
Un écrivain alpin d' un pays au nord du notre, Walter Pause, a bien diagnostiqué la détresse morale des grimpeurs européens en quête d' esca plaisantes, et, dans son livre Hundert Genussklettereien in den Alpen, il a réussi un « choix dans le choix ». Son beau livre illustré a même éveillé en moi l' espoir d' un alpinisme raisonnable à l' âge de la retraite!
Ceux qui grimpent pour le plaisir sont en général d' un naturel jovial. Séduits par la beauté de descriptions inépuisables et par la vision d' un rocher solide et riche en prises, ils promènent leur soif de vivre d' une montagne à l' autre pour ne goûter qu' à celle qu' ils ont choisie avec le plus grand coin. Ils aiment l' adret des montagnes, le jeu, le raffinement, l' acrobatie jusqu' à un certain degré, mais renâclent devant les souffrances et les tours de force. C' est en vain qu' on cherchera dans leurs sacs des chaussettes de rechange, des gants, un sac de bivouac ou une veste de duvet. Pensez donc! Et si, contre toute attente, on y trouve de tels objets - comme aujourd'hui avec mon ami Andreas Schindler et moi - on peut être sûr que les malins s' en vont au soleil des Dolomites.
Aussi incroyable que cela paraisse, nulle part cet équipement n' est indispensable comme ici. Il faut savoir que de nombreux sommets des Dolomites dépassent trois mille mètres, et que la situation géographique expose cette région aux orages et aux tempêtes. Encore une chose à inscrire dans l' album de ceux qui prennent les Dolomites pour un paisible jardin d' escalade: On y trouve des rimayes, des couloirs de glace, et même des crevasses!
Celui qui ne le croit pas aura au moins les yeux ouverts au col de Rolle, où il verra bientôt un hôtel du nom de Cervino. Il n' y a pas de fumée sans feu, et le feu apparaît, par-delà une bosse voisine, sous la forme d' une flamme de calcaire, gris clair, haute de six cents mètres, impressionnante, avec un petit glacier dans son flanc nord et des couloirs de neige finement veinés jusqu' aux abords du sommet. C' est le Cimone della Pala ( 3183 mètresle « Cervin des Dolomites »!
Au pied de cette imposante dent des Dolomites s' étalent les pâturages les plus beaux et les plus aimables qu' on puisse imaginer. Les sentiers soigneusement traces serpentent avec tant d' attrait parmi les douces collines, que plus d' un varappeur sensible doit déjà y avoir abandonné ses plans audacieux.
Pour moi, il y a trop longtemps que je rêve du Cimone pour succomber à la tentation des chemins. J' ai aussi un trop grand désir de cocher une nouvelle course plaisante sur le cahier des charges de Walter Pause. Et André, mon compagnon de cordée? Il a eu une vocation tardive, et possède une soif inextinguible de se rattraper; il est toqué de rochers, prêt à passer partout avec moi!
Cela se remarque déjà le premier jour de notre semaine aux Dolomites: tard dans la matinée, autour d' un café complet au col de Rolle, je lui propose pour l' après l' ascension du « Cervin des Dolomites ». Un autre se serait tape la tempe d' un geste plein de sous-entendus... André est tout feu, tout flamme! Mais nous devons révéler notre projet à la serveuse de la Malga Fosse, si étonnée qu' elle a l' impertinence de nous demander quand elle doit avertir la colonne de secours.
C' est verser de l' huile sur le feu de notre ambition! Sans autre pensée que de « lui montrer », nous bourrons nos sacs de provisions, de cordes et de duvets. Juste avant io heures, nous démarrons hors de nos blocs de départ, sautons les ruisseaux et les fossés, et nous essoufflons sur des talus d' herbe raides et des éboulis instables.
Notre but est la vire inférieure qui, selon notre guide des Dolomites ( édition 1955 ), et également selon le livre de Walter Pause, traverse le versant ouest et mène à l' arête nord-ouest du Cimone. Nous lisons que cette voie est très souvent par- courue, et nous nous attendons par conséquent à chaque instant à tomber sur un chemin.
Mais c' est en vain! Encore sans corde, nous avons déjà franchi les premiers murs rocheux qui émergent comme des les sur les étendues d' éboulis. Des têtes rocheuses par douzaines se rient de nous, toujours plus abruptes, les unes au-dessus des autres. Là-haut, dans ce fouillis de murs, de couloirs et de ravines, serpente-t-il vraiment une vire facile? Des doutes nous assaillent: Les deux brillants démarreurs sont déjà au bout de leur latin!
Si au moins nous n' étions pas partis de cette stupide Malga Fosse, sur le versant sud-ouest du col de Rolle, mais du col lui-même! Nous aurions alors pu prendre la voiture jusqu' à la Baita Segantini, et marcher le long d' une côte d' herbe facile en direction du socle de l' arête nord-ouest. Là, dans le pierrier, nous avons vu la veille des traces de sentier évidentes, menant à un couloir, qui à son tour conduit certainement au sommet du premier ressaut de l' arête, au début de la longue escalade de choix. Mais voilà, cette « ascension du socle », comme on l' appelle, dont la description est horriblement compliquée, est une variante, et nous ne voulions pas commencer par des extras!
Nos principes sont en train de fléchir de façon dangereuse; après une bonne demi-heure de descente et de détours, nous nous engageons dans cette « horrible » ascension directe du socle. Cette fois, ça semble jouer! Sur le coup de midi, nous sommes à l' épaulement où commence l' escalade... à seulement quatre cent cinquante mètres au-dessous du cairn du sommet. Les brouillards matinaux, qui nous ont longtemps fait douter du temps et retarder notre départ, sont dissipés.
« Et maintenant seulement, nous allons commencer à grimper! » nous disons-nous. Après tout, nous n' avons pas fait six cents kilomètres pour remuer des pierriers. Mais l' arête ne veut pas encore de nous! Les minutes s' écoulent pendant que, sur une petite vire dominant le val Venegia, je cherche à franchir le premier ressaut. Finalement, battu, je recule jusqu' au relais. Je devine le ioo visage perfide de la serveuse qui, derrière son télescope, se moque des deux Svizzeri prétentieux. Il s' agit maintenant de garder son sang-froid, car après cette seconde tentative, ce n' est pas seulement notre honneur qui est en jeu, mais celui de toute une nation.
Les Dolomites sont en général les montagnes les plus illogiques d' Europe; nous décidons pourtant de ne plus employer que les principes de la logique avec le « Cervin des Dolomites ». Il serait logique, parce que le plus court, de gravir le ressaut tout droit, sans le tourner au-dessus du val Venegia.Je m' y lance donc, quoique je ne voie pas de traces de passage, et que le rocher semble rebutant. Ah, ça passe! Les prises sont splendides ici. Je gagne rapidement de la hauteur, et me trouve bientôt sur le fil de l' arête. Mon cœur chante!
Il n' y a maintenant plus de doutes à avoir sur l' itinéraire. Notre arête s' élève d' un bel élan dans le ciel méridional, et il est évident que nous devons suivre le plus possible son tranchant. Cela ne pose guère de problèmes. L' arête est modérément raide, avec des terrasses idéales. Par moments, elle me rappelle fortement la plaisante arête nord-ouest du Petit Simelistock.
Le vide croît rapidement sous nos pieds. Les vastes pâturages du col de Rolle se transforment progressivement en tapis épais et doux, dans lesquels on se laisserait volontiers tomber. Des tentes colorées bordent un ruisseau. De jeunes hurlements d' Indiens annoncent l' attaque des Apaches sur un camp de Visages pâles!
Nous aussi, nous sommes en train de nous délasser. Malgré les incertitudes liées à notre ascension, nous trouvons très supportables les efforts demandés par la montagne. Et puisqu' il y manque le piment d' aventure qu' offriraient des passages difficiles, nous nous concentrons sur un rythme de progression qui nous réjouit. La varappe se déroule d' une manière si fluide et sans à-coups que nous avons l' impression d' un moteur intérieur dont les roues nous entraînent de plus en plus vite.
— Vas-y un peu plus doucement, suis-je obligé de réclamer plusieurs fois. Mais André est coureur de longue distance, de cross et de fond... et, comme je l' ai déjà mentionné, fort en retard dans le compte des escalades de plaisir. Essayez donc de freiner un tel homme!
La « grande épaule » s' en charge après quelques longueurs de corde, avec le ressaut qui lui fait suite. Malheureusement, nous extrayons de nouveau le guide de la poche du sac. La conséquence en est que nous le suivons à la lettre et essayons de tourner le ressaut par des vires de plus en plus exposées. Nous perdons un temps précieux avant de reconnaître la vanité de l' entreprise et de faire marche arrière.
Il faut de nouveau laisser faire l' instinct. En arrivant à l' épaule, nous avons déjà remarqué une large faille légèrement à droite du ressaut. Elle se révèle tout à fait propre à l' escalade, et nous conduit presque sans problème à la pointe de la tour. Nous avions craint de nous trouver ici devant une brèche profonde et infranchissable, et sommes heureux, mais aussi surpris, d' avoir sous notre nez une seconde tour massive, qui semble pouvoir se tourner à mi-hauteur. C' est en effet le cas, et nous atteignons bientôt la brèche suivante. Nous savons que nous sommes maintenant devant la pièce de résistance de toute l' ascension, « l' arête abrupte qu' il faut chevaucher ». Mais nous jetons d' abord un coup d' oeil dans le versant de San Martino, par lequel nous aurions dû arriver à la brèche en tournant la tour, selon la description du guide. Nous en devenons pâles comme du fromage, et pour nous calmer nous entreprenons l' étude de l' arête à chevaucher.
— On verra bien s' il y a des obstacles! a affirmé André d' avance et positivement. Les voici, semble-t-il!
Pour la première fois, la raideur est dolomitique, la structure du rocher aussi. Nous avons l' impression de dévisager une figure ridée, grêlée, à la bouche ouverte et aux yeux exorbités. Il ne reste pas grand-chose d' une arête aiguë dans les environs. Il faudrait être Gulliver pour chevaucher ici. Bref, c' est plus une paroi qu' une arête!
IOI Les parois demandent toujours une concentration accrue. Ici de même! Nous nous rendons bien compte qu' il y a des prises en abondance, mais nous sommes gênés dans nos mouvements par la proximité du rocher, et, pour une longueur il ne s' agit plus de s' amuser, mais de se battre. Dans le « trou de la bouche », je trouve un piton pour faire venir André.
-As-tu besoin de mousquetons? demande mon compagnon en riant, avant que je ressorte de la grotte sur la face exposée.
- Des mousquetons pourquoi?
Il semble que nous ayons amené notre ferraille pour rien, car il n' y a guère de pitons, et quand, par exception, un assurage intermédiaire semblerait indiqué, on trouve à coup sûr un trou dans lequel on peut enfiler un anneau de corde ou de lanière.
Bientôt, le ressaut se couche et amène à la cuirasse de dalles qui fait comme une collerette autour du puissant édifice rocheux semblable à une corne qui semble être le plus haut point et donne à la montagne son allure audacieuse quand on la voit du col de Rolle.
Dommage qu' on ne puisse pas grimper tout droit. Nous sommes poussés dans le flanc gauche, où de raides couloirs neigeux plongent jusqu' au glacier crevasse. Le « Cervin » mérite son nom!
Le piolet court d' André se tient agréablement dans la main. Quoique je ne sois pas amateur d' ef manuels, une envie irrésistible me prend de le balancer. La permission m' en est donnée sans autre, et je me mets à tailler le névé durci avec le zèle du jeunet qui suit son premier cours de glace. Aux déhanchements de mon camarade quand il me suivra, je devrai pourtant conclure que la valeur artisanale de mon escalier est plutôt modeste. Pourtant, ces marches nous permettent de retrouver relativement vite les rochers suivants, sur lesquels nous continuons encore plus vite.
Depuis le début de la varappe, le temps s' est arrêté pour nous. Nous ne nous demandons presque plus quelle heure il est. Ce qui nous préoc- cupe le plus, ce sont les écharpes de brouillard qui enveloppent par moments notre château. Elles peuvent compliquer notre orientation pour le reste de la montée comme pour la descente qui nous est tout autant inconnue. Il s' agira d' éviter à tout prix le couloir contre lequel la description du guide nous met expressément en garde.
L' air s' est rafraîchi de façon notable, et le rocher est devenu froid et antipathique. Ce qui était une varappe plaisante s' est progressivement transformé en une aventure de haute montagne. Le sommet ne peut plus être distant, mais il nous semble être plus loin de la terre ferme que jamais. Même dans les Dolomites, il ne faut pas plaisanter avec le mauvais temps en altitude. Le froid, le brouillard, l' éventualité de s' égarer dans le rocher, l' approche du soir sont des dangers qui nous maintiennent dans une grande tension, mais éveillent pourtant en nous de nouvelles forces et un entêtement mordant.
Comme tous les nouveaux venus qui observent le Cimone, nous croyons à tort que le ressaut visible du col de Rolle et que nous venons de tourner porte le sommet de la montagne. Celui-ci se trouve en réalité une centaine de mètres plus au sud, séparé de l' avant par une arête peu inclinée mais coupée de brèches. Après avoir tourné le ressaut, on se contraint à un travail supplémentaire si on rejoint le faîte trop tôt.
André réussit heureusement à me retenir de gravir directement un couloir engageant qui se présente au-dessus de nous. Restons donc encore un peu dans le flanc nord et revêche de l' arête. Une vire nous permet de progresser. Mais maintenant un second couloir nous invite à monter. Le brouillard s' éclaircit par instants. On voit que le couloir mène à une brèche - à la dernière avant le sommet - et nous reconnaissons brusquement toute la structure de la montagne. Un poids nous est ôté du cœur. Nous grimpons rapidement le couloir bien étage jusqu' à la brèche où un vent froid nous accueille.
La bataille n' est pas encore gagnée! Après des heures d' escalade et d' une recherche de la voie qui nous a usé les nerfs, il nous faut affronter le passage le plus difficile de la journée dans des conditions malcommodes. Il ne reste qu' une paroi de quinze mètres, mais verticale et avec de petites prises. Un piton et une colonne derrière laquelle je peux enfiler une cordelette rendent la situation plus supportable. Un passage de bonne classe!
a serait un plaisir si on avait les doigts chauds! s' exclame André en arrivant en haut.
Les anneaux de corde à la main, nous nous promenons maintenant sur le faîte étroit et dont nous pouvons seulement deviner l' exposition, en direction de la croix du sommet. Joyeux et reconnaissants, nous nous serrons la main. Ma montre-bra-celet marque 5 heures du soir.
C' est bien volontiers que nous aurions laissé errer nos regards sur le merveilleux monde verdoyant et argenté des Dolomites; le Cimone della Pala doit offrir une vue sans pareille. Mais il est aujourd'hui empaqueté dans une telle ouate que nous pourrions nous croire sur une autre planète. Aucun son n' atteint nos oreilles, aucun bruit de moteur, aucun cri humain. Ou bien?
- Aaangelo!
L' appel prolongé, insistant, presque suppliant résonne à nos oreilles, depuis une distance indéfinissable, dans la direction de la voie ordinaire. Et brusquement, de tout près, comme un éclair dans un ciel clair, vient la réponse brève, apaisante:
- Vengo! ( Je viens !) Nous nous regardons, surpris, mais pas du tout malheureux. Quelle bonne fée nous a donc envoyé un pilote pour la descente? Finalement, Angelo est un étudiant en théologie de Padoue, avec assez peu d' expérience de la montagne, mais - nous semble-t-il - avec une crainte de mourir d' autant plus grande. Nous le prenons à notre corde et descendons tour à tour la paroi abrupte et cotée comme du deuxième ou du troisième degré. Comment aurait-il pu descendre seul?
- Aaangelo! appelle de nouveau la voix chargée de doute.
—Je viens, Lupo. Je suis encordé avec deux Svizzeri!
Nous trouvons le camarade d' études d' Angelo, emmitouflé jusqu' au nez, dans une grotte spacieuse. Pour moi, il ressemble à une momie à laquelle on aurait suspendu une corde encore roulée comme au magasin, une corde qui n' a jamais été déployée et dont l' usage va peut-être rester jusqu' à la fin des temps, pour son propriétaire, un livre scellé de sept sceaux.
Lupo doit avoir acquis une piètre impression de l' alpinisme. Jugez-en plutôt: être dépose comme un parapluie inutile dans un monde froid et hostile, à se demander avec inquiétude si on va être repris, alors qu' à la même heure on pourrait se balader en plaisantant avec des amis sous les acacias de sa ville natale!
Nous essayons de récupérer ce qui peut encore l' être, attachons Lupo aussi à notre corde, et par des exhortations et un assurage soigneux, nous nous efforçons de rétablir l' équilibre dans ses rapports perturbés avec la montagne.
Deux câbles facilitent la descente du ressaut suivant. Puis nous atteignons une brèche, franchissons une tour avancée et — nous sommes dans le pierrier. Nous pouvons nous décorder après sept heures de varappe!
Cent mètres plus bas se trouve le Bivacco delle Fiamme Gialle. Comme seuls nos deux amis italiens y ont fait leur nid, nous pourrions passer la nuit dans le romantisme du bivouac. Nous y voyons cependant un handicap pour notre programme de demain... et d' autre part nous aimerions bien nous annoncer de retour encore aujourd'hui à la Malga Fosse!
Tout près du bivouac fixe, le sentier plonge par-dessus le bord du haut plateau de la Pala et se perd dans une vaste paroi jalonnée de chevilles et de câbles. Seulement avec guide! avertit l' écriteau au début du chemin audacieux qui porte le nom de Via ferrata Bolver-Lugli. C' est une splendide promenade! Le brouillard s' est évanoui, et nous pouvons jouir de toute la profondeur de l' espace pendant que les derniers rayons du soleil s' éteignent dans les puissants escarpements rocheux peints en ocre du Cimone.
En pleine nuit, nous arrivons aux chalets de l' al Malga Pala nuova. Le chien berger se retire en grondant sous un banc. Son maître nous offre un lait froid que nous avalons goulûment, puis nous explique le chemin. Une découverte désagréable nous a ébranlés voilà une heure: nous n' avons pas emporté de lampe de poche. Mais le chemin qui descend à San Martino est large, nous assure le berger, et il y a beaucoup de lucciole ( vers luisants ): « Tante, tante lucciole! » II n' est pas encore minuit quand nous nous glissons hors du taxi au col de Rolle: la Malga Fosse dort.
Le lendemain, aucun mot concernant notre ascension ne tombe sur la table du déjeuner. La serveuse a-t-elle déjà oublié? Ou croit-elle que nous avons été battus par la montagne, et ne veut-elle pas nous faire honte?
Mais l' honneur national et celui des alpinistes ne joue maintenant plus aucun rôle: fascinés et débordant de joie, nos regards retournent sans cesse vers un silhouette rocheuse hardie et admirable, le Cimone della Pala, le Cervin des Dolomites!
Les hommes avec des broderies, des piolets et des blaireaux sur leur chapeau n' ont jamais eu ma confiance pour les questions de technique alpine. Nous sommes dans une passe critique, mais je soupèse deux fois la décision de m' adresser au seul être vivant habillé en montagnard dans les rues de San Martino, un petit homme à lunettes. Pour finir, je laisse tomber, et j' accompagne mon camarade là où tous les hommes du village se rassemblent à la plus belle de toutes les heures de la journées... au Bar ai Dolomiti.
Notre grave problème concerne le temps. Encore plus épais que les deux jours passés, le brouillard drape de deuil les créneaux des forteresses de la Pala. La question qui lui est liée érode notre ardeur depuis notre réveil, et nous avons même déjà envisagé un bouleversement de nos projets. Avant d' en arriver à des décisions si lourdes de conséquences, il est indispensable de trouver un homme de confiance - un homme qui connaisse à fond la situation météorologique générale et les conditions locales du temps.
Attentifs et prêts à tout, nous inspectons chacune des silhouettes accoudées au zinc. Mais ce que je viens de dire à propos des hommes à chapeaux décorés s' applique aussi à ceux qui ont des verres à eau-de-vie! Ni les divers messieurs coquets avec leur sac à main, ni les deux vieux édentés ne nous semblent assez dignes de confiance. Ne parlons plus de notre ami de la rue, qui justement s' approche du comptoir. Avec son deuxième péché, notre jugement sur son compte est négatif, légèrement tempéré tout au plus par le fait que l' individu semble être en bons termes avec le membre des « Alpini » à l' allure athlétique qui se tient au bout de la rue de l' alcool. Cet officier alpin ne nous fait, en somme, pas mauvaise impression; mais, est-ce que le personnel militaire s' occupe aussi du temps?
Il s' en occupe! Notre homme se révèle être prophète météorologiste officiel de l' armée italienne, instructeur des alpins, participant à des congrès internationaux de secours, et un des responsables des ascensions de jubilé que sa troupe doit accomplir durant les prochains jours à l' occasion d' un grand anniversaire quelconque. Si cela n' est pas notre homme de confiance! Nous lui fournissons vite un second alcool, que nous encadrons de deux thés, et nous nous suspendons aux lèvres qui peuvent augmenter ou détruire la chance de nos vacances.
Signor Vazzoler sait nous tranquilliser. Selon lui, le groupe de la Pala a beaucoup de brouillard parce que c' est la chaîne la plus méridionale des Dolomites. L' air chaud de la plaine du Pô prend de l' altitude à son contact, se refroidit et se condense. Mais la situation météorologique n' est pas mauvaise, et nous pouvons partir en course. Quelle musique à nos oreilles!
Comme les explications ont pris beaucoup de temps, et que nos tentatives auprès du télésiège et du téléphérique n' ont pas eu le succès escompté, la montre indique presque i i heures quand nous commençons la descente de Rosetta vers le val di Roda. Notre but est l' arête du val de Roda, dont les tours peuvent être gravies séparément, et offrent ainsi un objectif pour l' après.
Une fois que les festons de brouillard qui tournoient autour des plus hautes pointes ont fini de nous inquiéter, et que le but est choisi, nous pouvons vraiment nous donner sans réserve aux mille beautés du chemin. Mais quel alpiniste n' a jamais été obnubilé par ses désirs? Mes pensées tournent autour du Gran Pilastro de la Pala di San Martino, un des grands buts de tous ceux qui grimpent pour le plaisir, et comme le désir et la raison se sont empoignés par les cheveux, ma tranquillité s' est envolée.
Nous avons regardé hier à la loupe le point d' at du pilier, et aussi retenu divers détails fournis par Signor Vazzoler, comme par exemple qu' un bivouac est aménagé au sommet de la Pala, et qu' on peut abréger l' escalade d' une heure en débutant par le couloir qui borde le pilier à droite. L' officier considère comme sans fondement le conseil du guide-manuel allemand d' éviter ce couloir à cause des chutes de pierres.
Notre chemin pour l' arête du val di Roda passe au pied du pilier. Arrêtés par une force irrésistible, nous restons plantés là parmi les blocs en ruine, rentrons la tête dans les épaules et laissons nos regards errer sur la face rocheuse grise et massive. C' est une vue accablante!
- Qu' est que tu penses, André? Est-ce qu' on ne devrait pas essayer ce pilier déjà aujourd'hui?
La question est venue à mes lèvres, hésitante et presque à voix basse, comme si je craignais qu' André l' entende.
— J' y ai aussi pensé... mais tu dois le savoir toi-même!
La balle est de nouveau dans mon camp, mais je ne la renvoie pas, car entre-temps les prétextes bien connus d' une reconnaissance et de « on-peut-toujours-faire-demi-tour » m' ont offert leurs demi-mesures.
Il est midi. Nous avons entendu tomber quelques cailloux un moment auparavant, mais maintenant la montagne est tranquille. Pas désigne de vie dans les six cents mètres de rocher qui nous dominent. Les rayons du soleil transpercent les bancs de brouillard, caressent le socle du pilier, traversent la paroi à mi-hauteur, et, comme le pinceau d' un projecteur, suivent la ligne de l' arête ouest, de l' autre côté, pour se glisser dans la fissure qui partage le sommet. Ce serait exactement notre chemin!
Silencieux, entièrement concentrés sur notre tâche, nous plaçons le bout des chaussures dans les encoches qu' une cordée précédente a taillées dans la neige dure du couloir redressé. Nous nous sommes déjà encordés, mais nous montons ensemble. Le couloir est limité vers le haut par un grand surplomb, et à droite par les parois de la Cima Immink; il est large, et ses bords se rapprochent lentement. Les couloirs sont toujours un peu inquiétants, et nous ouvrons les yeux et les oreilles sur les environs malgré les paroles rassurantes de Signor Vazzoler et quoiqu' il n' y ait pas de traces de chutes de pierres. Après une centaine de mètres de montée, le flanc gauche du pilier qui domine le couloir montre son premier point faible: une rampe oblique au bout de laquelle un système de fissures mène sur le fil du pilier.
André enfonce avec force son piolet dans le bord d' une langue de neige. Le passage de la neige au rocher exerce toujours sur moi un attrait particulier. C' est le cas aujourd'hui aussi. Je m' empresse de faire à la pointe du soulier une petite place horizontale sur la crête de neige sale. Un coup d' ceil inquisiteur dans la profondeur inhospitalière de la roture - et je me laisse tomber en avant contre la paroi, où mes mains trouvent un rocher détrempé, froid, mais riche en prises. D' une enjambée, je prends pied sur le fameux pilier sud-ouest de la Pala: un sentiment de joie m' inonde! Combien souvent je me suis représenté cet instant comme un moment de tension et d' anxiété telles qu' on en éprouve dans les grandes ascensions... et maintenant tout est si simple. Les mains et les pieds accomplissent volontiers leur service, trouvent des prises et des marches, et me portent rapidement hors de la zone de l' eau de fonte. Je découvre une splendide colonne détachée derrière laquelle on peut glisser une lanière. Maintenant je fais venir André.
La vue de la suite nous tranquillise; on voit un grand nombre de fissures, de trous, de renfoncements, de côtes. Il y a toujours moyen de passer quand le reliefest si riche! Les deux prochaines longueurs ne présentent en effet aucun problème. Ainsi, nous nous dégageons bientôt des profondeurs du couloir et de son ombre, et en un rien de temps nous sommes sur le faîte aigu du socle du pilier, à deux cents mètres de hauteur. Nous ne sommes pas encore au port, mais nous avons déjà l' impression d' avoir réussi la moitié du voyage. Nous nous attaquons à l' arête élancée et bien fournie en prises avec un plaisir croissant. En chemin, nous essayons de jeter un coup d' ceil dans la série de cheminées que le guide indique comme la voie de montée normale, mais comme tout ce qui pourrait déranger la régularité de notre progression nous déplaît, nous nous laissons envahir de satisfaction parce que notre cheminement est évidemment plus agréable et sans problèmes.Sans problèmes?
L' arête se redresse, et à i 5 mètres au-dessus du dernier relais elle m' offre une fissure. Celle-ci me donne l' occasion de me livrer à de profondes considérations qui éclipsent pendant cinq minutes notre but et le reste du monde. L' objet de mes réflexions est mon sac, ou plus exactement ce que je dois faire de cet accessoire du fait que la fissure ne semble pas offrir assez de place pour nous deux. Je ne trouve pas de bec rocheux où le suspendre; la pose de pitons n' est pas mon passe-temps favori; je ne voudrais pas non plus jeter dans le vide un compagnon si fidèle. J' en arrive finalement à la conclusion qu' il faut jeter par-dessus bord la technique des Alpes occidentales qui consiste, comme on le sait, à gravir les montagnes par leurs points dits faibles. Je tourne donc le dos à la fissure, et franchis avec la plus grande attention la côte ver- ticale qui la limite. Et voilà: je trouve ici des prises à revendre!
Joyeux et stimulé après ce passage vraiment dolomitique, je regarde en bas vers mon compagnon. Il me semble que nous avons passé l' examen d' entrée, et que notre excursion d' après a clairement dépassé le stade de la reconnaissance. Je surprends André par un vague geste de la main et un sourire en direction de l' extrémité de la gorge:
- Tu as regardé là-bas?
- Oui, il y en a deux! -Juste!
On se croit tout seul en montagne, et on aperçoit deux petits bonshommes au même niveau, sur un pilier jaune impressionnant.
—Je cherche le pilier sud-ouest! dame une voix dans un dialecte proche du noire, et qui se préci-sera plus tard comme celui du Vorarlberg.
- Alors vous êtes au mauvais endroit - il est ici! Les deux jeunes garçons, sans sacs, se mettent alors à descendre étonnamment vite à une grande vire qui les amène à notre arête. Ils ont cherché la voie déjà pendant cinq heures, et s' ils ne nous avaient pas vus brusquement devant eux, ils seraient redescendus.
La concurrence imprévue nous donne des ailes. Nous ne voulons être ni rattrapés, ni devancés, et nous désirons chercher notre chemin nous-mêmes du premier au dernier mètre. Les manœuvres de corde aux relais se font légèrement. A peine sommes-nous au sommet de la tour, que déjà nous étudions la suite. La large face du pilier proprement dit, qu' il faut maintenant traverser en oblique, est rayée de vires et de fissures, et ne devrait par conséquent pas présenter de trop grosses difficultés. La varappe est splendide dans ce terrain varié où chaque mètre révèle des surprises et des merveilles, où le petit travail pénible nous est épargné, et où nous pouvons tendre vers notre but à grands pas.
L' exposition de la paroi nous rend conscients d' avoir déjà gagné bien de la hauteur. Les tapis des prairies, les champs d' éboulis et les méandres des chemins du val di Roda semblent appartenir à un autre monde. Le sommet s' est beaucoup rapproché, même si plusieurs longueurs de corde nous séparent encore du dièdre de sortie jaune et rouge qui se dégage par moments pour quelques secondes du brouillard qui l' entoure.
J' admire les gens qui construisent des châteaux avec des allumettes, ou qui montent des bateaux dans des bouteilles. J' admire aussi les grimpeurs qui peuvent rester trois ou quatre heures dans la même longueur de corde sans s' énerver. Pour moi, je n' ai pas la patience nécessaire à la conquête pas à pas d' une montagne, et je suis heureux que notre voie ne demande pas cette vertu. La patience n' est pas nécessaire sur le pilier de la Pala! Au contraire: son rocher érodé plein de trous, qui ressemble à une éponge pétrifiée, invite irrésistiblement à une escalade libre et débridée. Nous ne nous faisons pas prier, et, dans la mesure on la très forte pente nous le permet, nous nous élevons en souplesse et comme avec des ailes. Escalade d' une beauté de rêve! Toute la joie de cette heure privilégiée brille dans les yeux d' André:
- Avant, là on tu as tourné l' angle - on voyait le ciel entre tes jambes!
L' alpinisme ne serait qu' à moitié aussi beau si une brise ne venait pas de temps en temps rider l' étang de notre confiance. La sauna spirituelle est connue pour augmenter la conscience de la vie, et par conséquent, dans nos souvenirs, les courses les plus belles sont celles qui ont mis nos nerfs à l' épreuve.
La pincée d' anxiété ne manque pas aujourd'hui. C' est ce sacré dièdre de sortie, qui me harcèle à tout moment. Je sais bien que l' esca ne dépasse pas le quatrième degré, mais je suis aussi conscient que la cotation peut beaucoup varier dans les Alpes. Il faut considérer que la voie a été cotée par des habitués des Dolomites, et nous ne pouvons qu' imaginer ce qu' ils appellent « difficile »!
Ce dièdre m' a rendu nerveux si longtemps que je suis content de me trouver enfin à son pied. Nous découvrons une petite terrasse plane et deux pitons de sécurité: un luxe inoui dans les Dolomites. Vu de tout près, le dièdre ne perd rien de son apparence décourageante, au contraire. Ses faces jaune-roux me semblent plus raides et plus hostiles que jamais, surtout dans la partie supérieure où elles se resserrent et ne montrent plus qu' une mince fissure pour tout défaut. Je répugne de tout mon être à m' engager dans ce dièdre, d' autant plus que je ne vois pas trace de la petite vire qui doit permettre de sortir, avant l' étrangle, en direction de l' angle de gauche.
Quand un cheval s' effraie d' un obstacle, il cherche à le tourner. C' est exactement ce que j' es aussi. Mais André me rappelle bientôt de la damnée paroi latérale où les prises sont minces, et m' encourage à faire un essai tout droit. Les apparences peuvent tromper chez les hommes, mais aussi chez les montagnes! Contre toute attente, je trouve dès le départ d' excellentes prises sous mes doigts, et bientôt un piton. La certitude d' être dans la bonne voie transforme peu à peu ma répugnance en une exaltation qui trouve son point culminant quand j' arrive à une splendide niche où je peux faire relais. Mieux encore, à main gauche se dessine maintenant avec évidence la possibilité de traverser vers la commode arête sommitale. Je ne laisse pas André un instant dans le doute sur nos perspectives. Un flot de paroles enthousiastes se déverse sur sa tête innocente, au point qu' il ne reconnaît plus du tout son compagnon de cordée écrasé de soucis.
Dans la traversée aux superbes prises, nous revivons un instant toute l' exposition de ce pilier. Puis la course est finie! A 5 heures du soir, comblés de joie, nous poussons la porte du bivouac qui se trouve sur le plateau sommital.
Nous sommes seuls dans la construction simple, sobre et fonctionnelle; comme la caissette habituelle fait défaut, nous nous y sentons vraiment les hôtes des guides de San Martino qui ont construit ce bivouac. Nos deux compagnons, un peu plus tard, mettent la tête dans le tonneau; malgré le brouillard, le vent et l' heure tardive, ils décident après une brève discussion de continuer leur chemin en direction de la cabane de Pradidali, car ils y sont encore attendus aujourd'hui - même si ce n' est pas par une serveuse!
Quant à nous deux, nous jouissons bientôt d' une soirée inoubliable à la clarté de la bougie et avec le sifflement du réchaud. Si nous avions deviné que nos deux Autrichiens étaient obligés de faire un bivouac inconfortable à un jet de pierre de notre plateau sommital, notre sentiment de sécurité serait encore monté de quelques degrés!
Au petit matin, la pluie se met tambouriner sur le toit de tôle. Puis c' est le silence. Pleins de pressentiments, nous passons le nez par la porte entrebâillée: il neige!
Dans quelques millénaires, la Pala di San Martino se dressera comme un campanile gigantesque détaché du haut plateau de la Pala. Aujourd'hui elle est encore reliée au plateau par un étroit pont de rocher, garni de tours, et par où passe le chemin ordinaire. La longueur horizontale de cette arête de liaison atteint à peine deux cent cinquante mètres, mais ses cinq tourelles présentent des difficultés d' escalade allant jusqu' au troisième degré, ce qui, sur rocher sec, demande un parcours de deux heures. Le manuel n' indique malheureusement pas combien de temps il y faut sous la neige.
Se trouver bloqué par des chutes de neige en plein été, voilà qui n' arrive pas seulement « aux autres ». Après une brève discussion, nous nous décidons donc à partir immédiatement après avoir préparé soigneusement la descente à l' aide de la carte et du guide.
Si nous avions un royaume à donner, nous l' of à l' auteur auquel il viendrait à l' idée de décrire les voies normales, complexes aussi dans le sens de la descente. Quelle peine nous avons à lire celle-ci à l' envers! Il ne nous reste rien d' autre à faire que de l' apprendre presque par cœur, car il est évident que nous n' éprouverons aucun plaisir à extraire le manuel de la poche du sac dans la tourmente. Nous préparons aussi des esquisses des tours, telles que nous nous les représentons d' après la description, et fourrons ces papiers dans nos poches. Nous calculons encore et inscrivons les azimuts pour la descente à la cabane Pradidali, et nous nous élançons dans l' aventure. Empaquetés dans notre équipement d' hiver et nos survêtements - un accoutrement plutôt ridicule pour des gens qui grimpent pour le plaisir -, nous fermons la porte derrière nous.
C' est avec des sentiments mélangés que nous parcourons le faîte sommital. Malgré tous nos ennuis, nous ne sommes pas si malheureux de la tournure des événements. Une petite tempête est toujours l' occasion d' une mise à l' épreuve, et nous autres, varappeurs pour le plaisir, nous trouvons rarement le terrain dans lequel nous pourrions atteindre l' éclat de l' héroïsme. Pour être un héros de la montagne, il faut être capable de souffrir et supporter la torture, il faut résister à l' orage, aux cascades et aux averses de grêle, se laisser geler les doigts et les orteils, affronter de longues nuits d' hiver dans les parois nord, pendu à des pitons qui ne permettent aucun mouvement brusque!
Nous n' avons pas l' intention d' aller si loin, mais nous sommes quand même résolus à ne nous effrayer de rien, et à progresser comme des machines, mètre par mètre, et centimètre par centimètre s' il le faut. Au sommet, les machines sont déjà enrayées. Les charnières fonctionnent encore sans peine malgré leur épais emballage, mais il nous faut aussi respirer et pouvoir garder les yeux ouverts. Ces deux opérations sont difficiles, car le vent et le grésil tournent comme des hélices sans tenir compte de notre direction de marche!
André m' apparaît bientôt comme une créature arctique dans un palais de glace. Paupières bais-sées et cherchant notre souffle, nous nous battons un moment pour perdre du niveau. Mais nous nous rendons compte que la bourrasque ne nous laisse aucune chance. Nous nous laissons repousser vers le haut par le vent, et nous abritons derrière une murette de bivouac pour reprendre haleine.
Le ciel s' éclaire après une demi-heure, et bientôt le soleil brille à nouveau. Nous devons pourtant passer notre épreuve de technique alpine — et avec nos bouts de doigts frigorifiés —, car nos tours ressemblent à des cornets de glace, et les montées sont toutes dans l' ombre! Mais nous serions de mauvais joueurs si nous n' aimions pas aussi cet aspect de l' incomparable Pala di San Martino, la montagne qui nous a offert un morceau d' existence dont nous nous souviendrons jusqu' à la fin de notre vie!
« L' arête du Voile à la Cima della Madonna est le désir suprême et ultime de tous les alpinistes qui se consacrent à la varappe pour le plaisir entre 18 et 40 ans », écrit Walter Pause dans son fameux livre. « On est obligé de l' avoir faite! » avait surenchéri un de nos camarades avant notre départ pour cette semaine de courses.
-Ah, ah! On est obligé !?
- Et quand on a dépassé l' âge du rêve, est-ce qu' on est encore obligé?
- Non, à ce moment on est autorisé!
- Bon, mais alors seulement avec les meilleures conditions, et seulement si nous sommes parfaitement à l' aise dans le rocher de la Pala! avais-je clairement déclaré à André avant le début du voyage.
Les deux conditions sont heureusement présentes, mais ne nous tranquillisent pas entièrement. En effet, le jugement de Pause continue: « L' arête n' exige pas la perfection technique, mais le plus grand courage. » Nous savons maintenant que nous pouvons faire confiance à nos membres bien entraînés, et que nous nous sommes fait une bonne base de départ avec nos deux premières ascensions... mais ce « plus grand courage », l' aurons aussi?
Nos chaussures frappent avec un son creux et étouffé sur le rocher proéminent. Les câbles crissent et grincent. Dans un rythme monotone, nous plaçons les pieds sur les marches cimentées de la Via ferrata del Velo. Les mains saisissent automatiquement le métal, et y restent chaque fois collées une fraction de seconde. Il fait froid ce matin - un bon signe pour le temps!
Une légère fumée s' échappe de la cheminée de la cabane Pradidali, danse et s' évanouit devant l' impressionnant couloir de la Cima Canali. Nos pensées s' envolent vers l' accueillante maison que nous avons quittée ce matin à 5 heures. Nous y avons été bien reçus, et nous espérons y revenir une fois.
La cabane et la vallée s' éloignent lentement, et nous approchons du point le plus haut de la crête qui nous sépare de la Cima della Madonna. Comme nous avons admiré depuis San Martino cette fine colonne de rocher, haute de quatre cents mètres, par-dessus les vertes prairies et les forêts de résineux! Nous sommes anxieux devoir comment elle se présente de près.
Cima della Madonna - quel nom admirable! Il tient à la ressemblance de la silhouette rocheuse avec une madone assise et revêtue d' un voile. Le bord du voile est formé par l' arête nord-ouest l' arête du Voile - très élancée, sur laquelle tout varappeur pour le plaisir doit s' être promené une fois.
Le coup d' œil impatiemment attendu apporte une constatation tranquillisante: de profil, la raideur du Voile n' est plus inhumaine. Si nous étions sur le chemin du retour, nous la trouverions même décevante. Elle nous offre pourtant assez à réfléchir.
Après la traversée d' une vaste cuvette de pierrier et la descente de quelques échelles, nous nous trouvons au pied de notre montagne. Ici se termine une marche d' approche assez pénible, mais très intéressante, et il ne nous reste qu' à gagner le point d' attaque; comme chacun le sait, on peut facilement l' atteindre par un détour à gauche. Allons donc à sa recherche!
Une large terrasse nous invite à une promenade horizontale au niveau d' un bivouac fixe qui apparaît dans le matin, sur une colline aux lignes douces. Des garçons que nous avons croisés sur la Via ferrata nous ont dit être les seuls hôtes de la maisonnette. Cette nouvelle résonnait comme une musique à nos oreilles; mais maintenant que nous cherchons fiévreusement comment gagner la vire de départ dans le versant sud-ouest, nous aperce- vons brusquement trois hommes dans le pierrier. Ils nous observent durant quelques minutes avec intérêt. Puis ils nous crient que nous sommes trop haut, et disparaissent à gauche derrière l' arête... justement sur la vire par laquelle nous sommes venus!
Nous en restons muets, et profondément honteux quand nous nous rendons compte de la justesse du conseil. Comment avons-nous pu manquer le point de départ, sur une montagne aux lignes si évidentes? Je trouve péniblement trois excuses. Premièrement, venant de la Via ferrata, nous n' avons pas pu voir le socle de la montagne; deuxièmement, il manque dans notre guide les croquis des chemins et des itinéraires; et troisièmement la description ne mentionne pas l' alti du point d' attaque. Peut-être... mais maintenant nous avons notre récompense: une cordée de trois devant nous! J' avais bien averti André à la cabane qu' il nous faudrait aujourd'hui nous aligner patiemment dans la file des candidats, comme à l' arête sud du Salbitschijen, et que nous ne devrions pas nous énerver... Le Voile de la Madone mérite de misérables piétinements... mais maintenant je suis bien déçu. Ce n' est pas la même chose d' avoir au-dessus de sa tête les rochers et le ciel bleu, ou bien des fonds de pantalons et des semelles de souliers!
J' espère toujours, en mon for intérieur, avoir une petite chance de reprendre la tête. Il existe d' une part l' éventualité que la cordée allemande nous laisse passer - on rencontre souvent des gens polis en montagne -, et d' autre part il n' est pas exclu que nos prédécesseurs commettent sur le premier pilier la faute à ne pas faire. En effet, un camarade m' a expressément enjoint de quitter le fil du pilier aussi tôt que possible, pour gagner à droite un renfoncement d' où part la fissure difficile menant à la brèche derrière le pilier. On se trouve facilement trop haut, d' où on ne peut plus tourner.
Ce renseignement m' a impressionné au point que, déjà au premier relais, je m' écarte des pas des Allemands pour chercher la traversée. Dans cette roche riche en prises et encore peu inclinée, la varappe est un plaisir de choix, mais la variante n' aboutit pas. Ma deuxième tentative est aussi un coup d' épée dans l' eau, et c' est seulement ma troisième sortie qui me vaut la découverte attendue avec impatience! Content de moi et du monde, je franchis le couloir qui me sépare de la niche. La lanterne rouge de la cordée de trois, à quelques mètres au-dessus de moi, me considère en silence depuis l' arête.
- Vous croyez que vous êtes dans la voie? lui demandé-je d' un ton sournois.
-Sûr!
Je ne dis plus rien, mais j' apprécie le sourire en coin de mon compagnon qui m' a rejoint. Nous sommes au pied de la « fissure difficile », qui porte des traces évidentes de passage, alors que les rochers précédents ne montraient rien. Nous repérons aussi des pitons, deux presque à portée de la main, et un vers quatre mètres de hauteur. A peine plus large que le corps, la fissure doit présenter des difficultés du cinquième degré. Cela éprouve les nerfs, et nous tenons à avoir cette souffrance rapidement derrière nous. Mais il reste une difficulté notable: le guide recommande de s' en face à la vallée. De laquelle des vallées il s' agit, l' auteur se garde bien de le signaler! Seule l' expérience le montrera! Je m' introduis donc dans le boyau, en me tournant tantôt à droite, tantôt à gauche. Mais je ne vois que du rocher lisse, et quand je sors la tête de la crevasse, je ne vois, au lieu de vallées, que des parois... Essayons en regardant à droitea va, c' est vrai, un mètre, deux, trois... et je reste bloqué. Je n' avance plus d' un centimètre. Pas l' ombre d' une prise, et pas moyen de bouger. Que faire? Je ne peux pourtant pas retenir tous les futurs grimpeurs du Voile de la Madone en restant au garde-à-vous en travers du chemin! Je ramone péniblement avec mes chaussures, je gagne quelques centimètres, glisse un peu, et finis par progresser quand même. Je me suis certainement mal engagé, mais je ne peux corriger ma faute qu' après avoir atteint avec de grands efforts un élargissement de la fissure.
i io Enfin, je retrouve des aspérités, et tout irait pour le mieux si je n' étais pas constamment dérange dans mon travail: ça souffle, ça siffle et ça halète à côté de moi, à faire trembler les montagnes!
Après douze mètres - Dieu merci, pas après vingt, comme le vent le guide -je peux remplir une belle niche de mon bruit de soufflerie. J' ai encore le plaisir de tirer les sacs, après quoi André me fait une démonstration éblouissante. Il ne s' in à aucun moment complètement dans la fissure, mais cherche ses prises en plein air. Il monte si vite que je dois presque le freiner. Moi qui avais espéré refaire un peu mon honneur en le voyant peiner!
Je n' ai jamais eu besoin d' être mentalement fortifié autant qu' ici. Les fissures peuvent être malcommodes, mais au moins elles offrent la sécurité; maintenant il s' agit de traverser en pleine paroi, et je sais qu' un passage très difficile m' attend. La facette qui me sépare de la brèche peut avoir une vingtaine de mètres. Elle est d' une raideur effrayante, et ses prises sont vraiment petites, mais elle porte heureusement quelques pitons.
J' arrive à la brèche avec le sentiment d' avoir réussi un brillant morceau d' escalade. Devant mon nez, l' arête se redresse à un angle impressionnant. Le regard, inquisiteur, glisse sur la surface rugueuse du rocher, s' enroule dans ses replis, grimpe les ravines, bute contre les renflements, et s' enfonce finalement dans un ciel bleu tissé de voiles blancs. Pas de signe de pantalons de cuir bavarois et de blousons brodés d' edelweiss: Bon, mon calcul a réussi!
« Nos chers concurrents vont maintenant devoir faire demi-tour, se faufiler le long de notre passage, et regretter amèrement de ne pas nous avoir laissés passer devant depuis le début », me dis je. Un léger grattement et une respiration me tirent de mes spéculations: Le benjamin de la cordée allemande se coule avec un rire amical autour de l' arête sommitale du pilier!
- Viens! crie-t-il d' un ton engageant à un camarade. André se trouve heureusement déjà dans les derniers mètres de la paroi. Ne pensons pas à ce que son chef de cordée lui aurait dit s' il avait encore été au relais...
- Comment était l' arête directe?
- Splendide... très difficile, mais il y a un piton tous les deux mètres!
Hm... N' avons pas fait une « dernière ascension » avec nos sacrés efforts? C' est bien possible, à voir comment la jeunesse tranquille d' au évite les cheminées et les fissures. C' est sûrement le cas: nous sommes les derniers grimpeurs... et c' est sans doute avec la gloire et l' éclat de ce titre que nous allons entrer dans l' histoire des Dolomites!
A quatre, nous remplissons déjà l' étroite brèche, et le cinquième arrive. André a déjà passé notre corde dans un mousqueton. Il me regarde d' un air interrogateur, avec un coup d' œil en direction des Allemands.
Les derniers grimpeurs, et pas seulement les premiers, peuvent se permettre d' être polis et avenants. J' estime donc délicat de ne pas m' emparer sans autre de ce que la faveur de l' heure nous offre pour la seconde fois d' une façon bien tentante. Quand on dépasse quelqu'un on lui fait toujours un peu mal, et dans notre cas il serait parfaitement possible que nos compagnons d' occasion soient si déçus qu' ils redescendent en rappel jusqu' au pied de la montagne.
Ce n' est heureusement pas le cas. Avant même que j' ouvre la bouche, ils m' invitent à passer devant avec des signes amicaux. Hourrah! nous avons la permission de grimper en tête, et de conquérir le ciel bleu par cette voie étroite qui mène au plus haut point! Nous ne nous faisons certes pas prier: Nos mains écorchées saisissent le rocher avec avidité, moitié pour assouvir notre curiosité, moitié pour calmer la fièvre que tant de verticalité et d' incertitude font battre dans nos artères.
L' escalade du deuxième pilier est splendide. Les prises sont abondantes, même si ce ne sont pas des boîtes aux lettres et des poignées de valises. Il n' y a pas à faire de rétablissements; mes mains s' agrippent surtout à des verrues et autres irrégu- larités du rocher à hauteur de visage, et me précèdent comme les pinces d' une machine. Ça avance comme sur des roulettes. Pas d' imprévu dans la recherche de la voie, pas de prise branlante, pas de mouvement qui semble trop risqué. Je décore mon chemin de jolies lanières rouges, et me trouve soudain devant l' enjambée fameuse et redoutée du dernier tiers de l' arête.
Aucun passage du Voile de la Madone n' a occupé mon imagination autant que cette enjambée. Acrobatie, dit-on, et on en raconte des histoires à faire dresser les cheveux. C' est une plaisanterie, cette enjambée! Celui qui espère dessiner une arcade entre deux montagnes avec son corps, et plonger ses regards dans l' abîme vertigineux doit aller chercher ailleurs. Le vide qu' il s' agit de franchir ici consiste en une faille dont le fond est couvert d' éboulis, et qui atteint à peine quatremètres de profondeur... si on évite de regarder de côté! La paroi d' en face est pourtant raide et forme une dalle lisse non dolomitique.
Plein de courage, je me laisse aller en avant, les bras étendus, je saisis une prise, place le pied gauche sur un piton lointain, et me tire sur l' autre côté sans hésitation. Je m' y tiens, et voilà que survient l' imprévu: je tremble soudain de tous mes membres. Avec une hâte fiévreuse, je cherche le petit rien qui seul peut me tirer d' affaire... le plus grand courage! Comme dans les histoires d' aven de ma jeunesse, je le trouve j' ignore on et comment - au tout dernier moment, juste quand le crocodile de la Pala va ouvrir la gueule et avaler le morceau.
Frissonnant des pieds à la tête, je me sauve hors de la « zone mortelle » en quelques mouvements rapides. Un regard en arrière me montre l' image la plus paisible qu' on puisse se représenter: mon compagnon de cordée, avec ses boucles qui sortent romantiquement de son casque, détaché du monde, rêvant sur son petit nuage rocheux, à une distance infinie. Il n' a absolument rien ressenti du drame d' un instant!
Après une longueur on les prises redeviennent 1 Sass Maor et Cima della Madonna ( au milieu de la3 Cima di Vezzana ( à gauche ) et Cimone della Pala ( au photo ), dans le massif méridional de la Pala ( Dolomitesmilieu ), sommets vus du col Rolle Photo: L. Gensetter, Davos 2 Pala di San Martino, pilier sud-ouest Photo: Willy Auf der Maur, Seewen nombreuses, l' arête n' a plus rien à offrir. Nous n' en sommes pas malheureux, malgré la joie que nous a procurée l' escalade, car ce chemin aérien nous a demandé une dépense d' énergie physique et mentale. Pendant que nous gravissons paresseusement la fissure de sortie, notre esprit s' occupe déjà de bain de pieds, de bière et de pasta asciutta. Mais jusque-là, il se passera encore plusieurs heures riches de vie, des heures pendant lesquelles nous nous imprégnerons du calme de la montagne, nous glisserons le long de cordes de couleur, et nous trotterons par d' innombrables virages du sentier. Contents de nous et du monde, nous entrons en fin d' après dans San Martino d' un pas alerte, en chantonnant la marche triomphale de Aida. Les hôtes de la station se tiennent respectueusement au bord de la chaussée. Y a-t-il rien de plus beau que ces derniers grimpeurs et ces varappeurs pour le plaisir à l' âge de la retraite?!
Traduit de l' allemand par Pierre Vittoz