Menaces sur la montagne
Par A.J.aquemard La montagne telle que nous l' aimons, avec ses paysages, sa paix profonde, ses visages familiers, son exceptionnelle valeur d' âme, est-elle menacée par l' œuvre de l' homme? Les progrès du tourisme, le développement industriel vont-ils modifier, dans sa substance même, ce monde si particulier, ce « climat », cet ensemble si complexe dont tous les amis de l' Alpe s' accordent à découvrir et à célébrer les prenantes beautés? Ne reconnaîtrons-nous plus, dans un avenir prochain, ces sites auxquels nous lient tant de souvenirs, tant d' émotions? Le problème est posé. Il ne l' est point d' aujourd. De l' époque, déjà lointaine, où l' homme est allé à la montagne, elle a perdu, ou commencé à perdre, ce caractère de monde vierge, de monde « à part », où la place de l' élément humain était bien mesurée, où seule dominait, triomphante, la nature. L' homme est allé à la montagne, et pas les seuls alpinistes, les promeneurs ou les savants, mais les constructeurs de routes, de barrages, de funiculaires. Menaces que font peser sur la montagne les intérêts matériels de l' hôtellerie, de l' industrie, l' envahissement par un flux toujours plus abondant de visiteurs de tout genre. Menaces de l' exploitation rationnelle, organisée, scientifique, des ressources alpestres. Les Alpes se peuplent-elles, c' est au détriment de leur caractère, disons le mot, de sauvagerie. Mais dans ce caractère même résidait une bonne part de leur attrait. Ajoutons à cet effacement, tout ce côté de laideur, de médiocrité, que notre civilisation mécanique et utilitaire entraîne fatalement avec elle. De nombreuses bonnes volontés se sont efforcées de conjurer la menace. On ne saurait rappeler ici les activités des ligues pour la protection de la nature, celles du Club alpin, les initiatives individuelles ou collectives. Ce n' est point mon propos de procéder à une énumération, même sommaire.
Il s' agit, avant tout, de préciser le sens, de mesurer l' étendue des menaces. Ou, mieux encore, de connaître les menaces, de distinguer celles qui demeurent illusoires de celles auxquelles rien ne peut remédier. On ne se propose aucune enquête d' ensemble, et pas davantage des investigations partielles. On veut seulement donner ici les reflets de quelques bien modestes observations, de quelques réflexions, tout ensemble inquiètes et réconfortantes.
Un accident m' ayant interdit, bien provisoirement, la fréquentation des hautes altitudes, où je fuyais, obstinément, l' invasion des forces qui menacent l' Alpe, j' ai été amené à guider mes pas vers des zones moyennes, sur des chemins faciles et, bien davantage, sur des routes par trop battues. Au cours d' une brève visite aux lieux où sévissent les autocars, les touristes de toutes catégories et l' industrie dite « hôtelière », dans ce qu' elle a de plus dangereusement ostentatoire, j' ai pu faire un certain nombre d' observations, constater quelques faits et méditer sur leurs conséquences. Peut-être m' a été permis de préciser la portée de certaines menaces et, surtout, de distinguer où était le danger capital.
Il y a menace, semble-t-il, toutes les fois qu' un certain accord, une harmonie profonde, sont rompus entre la montagne et l' homme, toutes les fois que cet accord est rompu en faveur d' un élément humain particulier. Il faut m' expliquer. On ne va pas à la montagne sans une certaine préparation. On ne va pas à la montagne sans s' être, au préalable, rendu digne d' elle. Bien sûr, c' est affaire de costume, d' équipement, de moyens mécaniques, d' entraînement physique. Bien plus, c' est une question de mentalité. L' har entre l' homme et la nature alpestre est avant tout d' ordre spirituel. L' attitude, le comportement, la tenue, ne sont, somme toute, que les signes extérieurs, visibles, d' une disposition intérieure. Celui qui comprend la montagne, celui qui l' aime, fût-il ingénieur-électricien, hôtelier ou simple touriste, saura trouver l' accord fondamental, dont la dominante reste un profond respect de la nature alpestre.
On n' a que trop parlé des périls que la construction des barrages et autres installations industrielles faisait courir aux sites montagnards. Il ne s' agit pas d' ajouter, à tant de polémiques, une note qui n' aurait aucune chance d' être entendue. Mais il convient de ne pas exagérer le caractère irrémédiable de ce danger. Sans doute, les lacs de barrage ont privé de leurs eaux de magnifiques cascades. Je pense à ces rochers du val Formazza où autrefois bondissait la Toce écumante: aujourd'hui, des filets trop maigres rampent sur des pierres nues. Je pense à cette cascade de la Handeck, entrevue cet été: les eaux descendues du Rindertal se mêlent, pour combien de temps encore, blanches et pures, aux flots de l' Aar, auxquels des travaux en cours, en amont, donnent un assez fâcheux aspect de café au lait, en attendant qu' il n' y ait plus d' eau du tout. Mais je n' oublie pas que j' ai côtoyé, dans le haut de ce même val Formazza, des lacs artificiels, dont les miroirs verts ou gris mettaient dans l' austérité du paysage une note de vie et de grâce. Je ne sais ce qu' était le site du Grimsel avant la construction du barrage, mais je puis affirmer qu' une soirée et un matin passés sur les bords de la nappe plombée m' ont laissé un vif souvenir. Les lignes sobres, massives, de la digue, s' accordent parfaitement aux formes farouches et dépouillées de la montagne; elles en accentuent le caractère de solennité sévère, l' aspect désolé, oppressant; elles finissent par se fondre dans l' ensemble, par jouer, dans les rochers, une symphonie d' une incontestable grandeur. Et ce lac de Gelmer, si curieusement suspendu au-dessus du Hasli, sur un gradin de confluence, n' ajoute pas au paysage un accent nouveau, qui ne vient point rompre l' harmonie du site?
Certes, quand les hommes accourent, avec leurs pelles mécaniques, les tours de tôle de leurs bétonnières, le réseau de leurs fils transporteurs, l' affli désordre de leurs baraquements, tout le charme du paysage est enlevé, avec le silence, massacré par le bruit des moteurs, le fracas des explosions, les allées et venues des bennes. Mais l' homme édifie ici une construction durable; il bâtit avec les roches mêmes qu' il arrache à la montagne, et les barrages ont, de la nature alpestre, la solidité, la rigidité, la durée. Un barrage en construction — j' en ai vu plusieurs récemment —, c' est un bouleversement, le drame de la paix violentée. Puis l' homme s' en va; il emmène avec lui ses instruments désordonnés. La nature, avec le silence, reprend ses droits. La végétation, repoussée un moment, regagne du terrain. Et l' œil ne distingue plus l' œuvre humaine de l' œuvre naturelle. Là où l' homme s' agite, où il amène avec lui tous les signes hideux et indispensables de son travail mécanique, toute paix, toute beauté s' efface. Mais l' homme se retire, et son labeur s' in aux forces de la nature. Bien plus que le travail humain, ce qui gâte la montagne, c' est le comportement de l' homme, son besoin d' occuper, de salir les lieux où il travaille. Incapable de respecter la montagne, il l' envahit, il l' annexe. Mais la montagne dure plus que lui.
Il en est de même des grandes routes alpestres. Ce n' est point la route elle-même qui menace la montagne. Les philosophes diront qu' une chose est belle dans la mesure où elle réalise son essence. Une route comme celle du Susten me paraît, à ce titre, une œuvre de beauté, dans la perfection de sa réalisation même. Ce qui me semble dangereux, c' est que la voie s' ouvre au flot des hommes, à la marée des touristes de toute espèce. L' auto, la moto, les cycles, tout cela apporte une cohue de visiteurs, aussi pressés qu' incompréhensifs. Mal préparés à comprendre, ils ne peuvent rien voir, il leur est interdit de participer, de communier... Et leur incompréhension se manifeste par toutes sortes de signes, dans leurs paroles comme dans leurs costumes. On ne saurait chanter une chanson dans deux langues différentes, sur deux modes divers. Trop de touristes ne savent rien du langage de la montagne et tout, en eux, devient dissonances. Je puis admirer la perfection, même chez certains fanatiques du sport cycliste; leur tenue est celle de leur activité; le jeu de leur corps est conforme à l' exercice qu' ils ont choisi. Mais j' ai souri, avec un peu d' amertume, quand j' ai vu ces mêmes fanatiques monter à l' assaut des cols alpestres, dans le tohu-bohu des voitures, avec leurs maillots souillés de poussière et leur déhanchement ridicule, dans un effort disproportionné. Je goûte volontiers les charmes que met en valeur un costume de plage, loin de me choquer d' une tenue plus que légère, lorsqu' elle se manifeste sur les bords d' un lac ou d' une piscine. Mais de grâce, va-t-on en maillot de bain dans le voisinage des glaciers? Trop de shorts, trop de déshabillés comiques, dans certaines stations alpestres! Encore s' ils révélaient de gracieuses anatomies! Hélas...
Cette simple question de costume permet de toucher le point essentiel du problème et elle me ramène à mon propos de tout à l' heure: l' homme menace seul la montagne par son incompréhension, par son manque de préparation. Il peut accourir, en flots toujours plus pressés, il peut construire des hôtels, ses barrages, ses téléfériques, mais qu' il sache d' abord déchiffrer le visage de la montagne, qu' il en apprenne le langage muet, qu' il adopte ce ton, cette couleur, ce mystère. Ou, au moins, qu' il le respecte.
Qu' on m' entende bien! Je n' ai jamais prétendu que les Alpes devraient être réservées à une élite de clubistes, de naturalistes ou de grimpeurs. Encore que la question de la vulgarisation des sports dits « de la montagne » pose de redoutables problèmes, ce n' est pas dans le nombre, dans la quantité des touristes que se précise la menace, mais bien plutôt dans leur qualité. Un seul individu peut devenir une insulte à la majesté de la montagne, aussi bien qu' une foule. Je ne veux pas dire que cette préparation, ce sens spécial, soient l' apanage des seuls grimpeurs. Qu' on me permette de signaler ici une expérience personnelle. Le petit train, poussif, ahannant, avait amené au sommet du Rothorn de Brienz quelques visiteurs, dont l' auteur de ces lignes. A l' arrivée, des nappes de brouillard glacé enveloppaient tout le paysage. Une troupe de braves Belges n' hésita pas un instant: ils reprirent incontinent le convoi qui dégringolait vers Brienz. Je me trouvai au sommet, avec un couple de gens âgés. Pendant des heures, nous guettâmes une éclaircie, battant la semelle, allant de l' hôtel au point culminant. Récompense de la persévérance: la brume se leva sur le cortège étincelant des cimes de 1' Oberland... Mes compagnons de hasard n' étaient point des alpinistes, tant s' en faut! Ils ignoraient jusqu' aux noms des pics les plus célèbres, qu' ils s' efforçaient de me faire désigner, avec un empressement, une naïve et touchante reconnaissance. Mais dans leurs yeux, sur leur visage, dans leurs exclamations enthousiastes, quelle joie, quelle admiration... Compagnons inconnus, je ne vous ai point revus; vous m' avez quitté, déplorant que ce pauvre monsieur fût incapable de vous accompagner, sur le chemin qui vous conduisait au Brünig. Mais j' ai pensé que, tels que vous étiez, avec votre sincère incompétence, votre maladresse, vous sembliez dignes de la montagne, faits pour elle, en accord avec elle, parce que vous l' aimiez...
En somme, le problème est avant tout celui de l' éducation. L' homme menace la montagne, mais il peut s' élever à elle. Il peut s' y grandir assez pour y trouver sa place. Qu' il sache d' abord que cette place est petite, mesurée. Devant la montagne, il faut de l' humilité et de l' amour. Car elle dépasse, dans le temps et dans l' espace, l' homme qui la brave ou la menace.
Fuyant les lieux où se coudoyaient trop d' êtres aux cœurs fermés, aux oreilles bouchées, aux yeux aveugles, je suis allé vers des solitudes que je connais, où j' ai retrouvé la montagne intacte, loin de toutes les menaces que les hommes peuvent faire peser sur elle. Mais ces lieux-là, je n' en dirai les noms qu' à quelques amis très chers, à ceux qui ont compris le langage des Alpes éternelles.