L'invention de la corde moderne. Du chanvre à la fibre synthétique
L' invention de la corde moderne
Rares sont les progrès matériels ayant influencé l' alpinisme autant que l' arrivée de la corde de polyamide. Son développement a été assuré dès 1942 par de nombreux ingénieurs et alpinistes de plusieurs pays. Il a pourtant fallu presque vingt ans pour que ce nouvel équipement trouve une large diffusion.
Lors de la première ascension du Cervin par sept alpinistes en 1865, Douglas Hadow glisse dans la descente et entraîne dans la mort Michel Croz, Francis Douglas et Charles Hudson. Le sort protège Edward Whymper, Peter Taugwalder et son fils, qui ne sont pas emportés. Nonante ans plus tard, le 2 janvier 1955, le grimpeur Goro Wakayama tente une hivernale de la paroi est du Mae-Hotaka à Nagano ( Japon ). Il perd prise sur la paroi rocheuse et fait une chute mortelle. Ses deux compagnons de cordée ont la vie sauve. La différence entre les deux ac-cidentsUne corde de chanvre relie les conquérants du Cervin, alors qu' une corde moderne de nylon est utilisée au Mae-Hotaka. Et en quoi sont-ils compa-rablesLa corde reliant les survivants aux sinistrés se rompt, ce qui entraîne dans les deux cas des enquêtes, des soupçons et de graves accusations 1.
Du chanvre à la fibre synthétique
Le chanvre a l' exclusivité des systèmes d' attache jusqu' à la Deuxième Guerre mondiale. On utilise en priorité des cordes tressées, mais aussi de simples cordes torsadées faites de fibres de chanvre ou d' abaca ( chanvre de Manille ) pour des ascensions faciles ou des traversées de glacier. Le sisal est moins employé. Les cordes de chanvre s' imbibent moins, d' où leur usage dans la marine aussi. On peut les imprégner pour les maintenir un tant soit peu souples à l' état humide. Elles raidissent pourtant rapidement par températures négatives, et ne coulissent qu' avec difficulté dans les mousquetons. Combien d' alpinistes ont vécu l' impos de défaire les nœuds de leur encordage à la fin d' une excursion, condamnés à prendre le train du retour attachés à leurs compagnons? On trouve maintenant, mais en diffusion limitée, des cordes de soie naturelle, plus légères, beaucoup plus chère mais aussi trop élastiques sous forte sollicitation. Divers chimistes ont réussi entre 1935 et 1938 la synthèse de polyamides, une catégorie de plastiques comme le nylon ou le perlon, se prêtant pour la première fois à la fabrication de fils résistants. Durant les années de guerre, l' in leur cherche des applications sous forme de brosses à dents, collants et bas, parachutes, mais aussi en corderie. Les alpinistes sont ici à l' écoute. Le 1 La littérature s' est emparée du drame du Mae-Hotaka comme de celui du Cervin. Une année après la chute de Wakayama parut le roman Eiswand de Yasushi Inoue, dont Yasuzo Masumura a tiré un film en 1958.
Le Cervin, théâtre en 1865 de la rupture de corde la plus célèbre de l' histoire de l' alpinisme.
Photo: Marco Volken La corde constituée de « Manila » et de chanvre, uti -lisée lors de la première ascension réussie du Cervin, suivie de la tragédie dans la descente, le 14 juillet 1865 ( gravure sur bois d' Edward Whymper ).
Photo: extraite de E. Whymper, Matterhorn – der lange Weg zum Gipfel, AS 2007 Les premiers vainqueurs du Cervin sont à la descente, le 14 juillet 1865, lorsque Douglas Hadow entraîne dans une glissade, puis dans une chute mortelle, ses compagnons de cordée Michel Croz, Francis Douglas et Charles Hudson. Une rupture de corde sauve la vie d' Edward Whymper ainsi que de Peter Taugwalder et son fi ls. Photo: Gustave Doré, 1865, extraite de Bettina Hausler, Der Berg – Schrecken und Faszination, NZZ Libro 2008 Publicité de la corderie Füssen en 1955. Le modèle de perlon se nomme Matterhorn. Il aurait peut-être évité une tragédie au Cervin, nonante ans plus tôt. Photo: extraite de Die Anwendung des Seils, Rother 1955 chimiste, grimpeur et spéléologue français Pierre Chevalier persuada en 1942/ 1943 son employeur Rhodiacéta de fabriquer les premières cordes de nylon gainées avec âme tressée. Il les mit à l' épreuve en alpinisme et en spéléologie. En 1945 déjà, le manuel Alpinisme de Carlo Negri décrit les cordes synthétiques comme absolument hydrofuges, plus légères et plus résistantes à la rupture que les cordes de chanvre. L' auteur met en garde cependant contre le fort allongement sous sollicitation. En 1946, le grimpeur et ingénieur John E. Q. Barford évoque dans son manuel Climbing in Britain les bonnes expériences faites par l' armée avec les cordes de nylon, et se dit convaincu qu' elles seront bientôt le matériel standard. Lui-même, selon une citation de 1947, avait déjà trois ans d' expérience avec les nouvelles cordes et « n' en utiliserait plus d' autres à l' avenir ».
Des tests convaincants en pratique et au laboratoire
Après les premières expériences prometteuses, les tests de laboratoire doivent révéler les caractéristiques physiques des cordes miraculeuses. Aux Etats-Unis, le National Bureau of Standards réalise en 1945 les premiers essais de chutes avec des cordes de nylon et de sisal. A St-Gall, l' EMPA y ajoute en 1947 un rapport exhaustif sur des essais de rupture. Il en ressort que pour la seule résistance à la traction, des cordes de nylon et de chanvre de 10 mm présentent des valeurs analogues. Par contre, l' énergie nécessaire à la rupture lors d' une chute, bien plus importante, s' avère nettement supérieure pour la corde de nylon en raison de son élasticité plus élevée. Les essais réalisés avec des cordes sèches montrent une charge de rupture presque cinq fois plus élevée pour la corde de nylon que pour celle de chanvre. Même pour des cordes humides ou gelées, lorsque la résistance de la corde de chanvre augmente, celle de la corde de nylon reste environ deux fois supérieure.
Les tests n' auraient pas pu être plus concluants, et la pratique allait les confirmer. Nombreux furent les guides et grimpeurs à louer les qualités des nouvelles cordes. Pour la première ascension d' un huit-mille ( l' Annapurna ) par une expédition française en 1950, on n' a utilisé que des cordes de nylon Joanny de Rhodiacéta. L' évolution du matériel se poursuit alors. En 1953, la corderie Edelmann et Ridder ( Edelrid ), à Isny dans l' Allgäu, crée la structure encore actuelle où le principal de la résistance réside dans l' âme tressée, entourée d' une gaine protectrice.
Le talon d' Achille de la corde de nylon
Et pourtant, la corde de nylon ( terme impropre puisque l'on désigne ainsi les cordes de perlon et de grilon également ) peine à s' imposer. Ce n' est pas seulement son prix élevé qui est en cause. L' influent guide de Meiringen Arnold Glatthard écrit en 1956, dans le supplément technique des Basler Nachrichten, que la résistance plus élevée à la rupture, la meilleure maniabilité surtout à l' état mouillé ou gelé et la moindre tendance à l' encrassage parlent en faveur de la corde synthétique, mais qu' elle a pour inconvénients sa grande élasticité, la difficulté à la tenir en mains et le grand danger qu' elle représente lorsqu' elle est sous forte tension ( rupture par frottement sur des arêtes tranchantes ).
En effet, on rapporte à cette époque plusieurs chutes, souvent mortelles, où la corde n' a pas résisté à la charge. Ainsi de l' accident de 1955 au Mae-Hotaka, où une corde de nylon de 8 mm se rompt au contact d' une arête rocheuse. Même des cordes visiblement surdimensionnées peuvent se rompre dans une telle situation, comme à l' Aiguille du Géant à la fin des années 1940: une chute mortelle s' y produit avec une corde qu' un fabricant américain avait conçue très épaisse pour le marché européen. La résistance à la rupture au contact d' arêtes tranchantes s' avère peu à peu constituer le talon d' Achille des nouvelles cordes. Et pourtant, les cordes de chanvre y sont exposées aussi.
Nylon ou chanvre?
En 1956, l' alpiniste Max Eiselin donne dans Les Alpes un avis nettement plus favorable: « Nylon ou chanvre? A mon avis, la question est réglée », justifiant son opinion par l' éclatant succès des nouvelles cordes dans la pratique. « Les avantages des cordes synthétiques sont si évidents qu' on ne voit plus aujourd'hui de courses vraiment difficiles se faire avec des cordes de chanvre. » Descente du Dammastock par l' arête est. Les cordes modernes s' avèrent très pratiques en rappel aussi, ce que le spéléologue Pierre Chevalier avait déjà observé en 1943.
Photo: Marco Volken Alexander Burgener, un des plus grands guides de l' histoire alpine, avec sa corde de chanvre qui l' accompagna dans les plus héroïques premières: les Drus, le Grépon, l' arête de Zmutt au Cervin ou l' arête du Diable au Täschhorn.
Photo: Wehrli, extraite de H. de Ségogne, Les alpinistes célèbres, Mazenod 1956 Image de l' expédition internationale de sauvetage de Claudio Corti à l' Eiger, en 1957. On voit au premier plan une corde de polyamide déroulée au sol, alors que l'on met en œuvre des câbles d' acier dans la paroi nord et que les alpinistes illustrés ici s' encordent encore avec du chanvre.
Photo: Albert Winkler, extraite de Anker/Rettner, Corti-Drama, AS 2007 élasticité ( pas d' effets de rebond inap-propriés ), prise en mains ferme, stabilité des nœuds, bonne résistance à la rupture sur arêtes tranchantes et enfin prix avantageux. Il conclut: « On ne pourra formuler un jugement définitif sur les cordes synthétiques qu' après des années d' expérience pratique, car elles n' ont jusqu' ici été en usage que durant une période relativement courte. » On sait maintenant ce que les années d' expérience pratique ont prouvé. Pourtant, les cordes de chanvre ont survécu jusque tard dans les années 1960 et plus tard encore pour la fabrication de cordelettes, étriers, dragonnes pour marteaux, anneaux de coins de bois ou de rappel. Mais dans une perspective actuelle, on ne peut que se ranger à l' opinion du célèbre grimpeur Richard Hechtel. Dans les années 1950 déjà, il désignait la corde de polyamide comme « le plus important progrès dans l' équipement de montagne depuis l' invention de la semelle à profil de caoutchouc » 2. a Marco Volken, Zurich ( trad. ) 2 Voir Les Alpes, 7/2007 Une année plus tard, Werner Weckert, célèbre alpiniste des années 1930 et cofondateur du Westalpenclub, affiche plus de prudence dans la même revue: « Il y a une telle variété de courses et d' exigences posées aux cordes que l'on ne saurait recommander un type de corde pour toutes les sollicitations possibles dans une course. » Et de mentionner les nombreux avantages de la corde de chanvre: procédé de fabrication longuement éprouvé, insensibilité à la radiation UV, faible En alpinisme, s' encorder signifie créer une communauté de destin qui établit une responsabilité en cas de rupture. Montée au Rheinwaldhorn.
Photo: Marco Volken L' inspiration d' un roman sur la rupture d' une corde d' assurage vint à Yasushi Inoue d' un accident de montagne au Mae-Hotaka en 1955. L' ouvrage fut traduit en plusieurs langues. Sur sa couverture, une scène du film qui en fut tiré en 1958.
Photo: Y. Inoue, La corda spezzata, CDA&Vivalda 2002, couvertureUne corde d' alpinisme, c' est un lienparticulier La corde tient une place de choix parmi les innombrables équipements des sports de montagne. Plus qu' un simple brin de textile destiné à l' assurage, c' est un symbole du lien solidaire entre les grimpeurs, et de leur attachement à la montagne. On peut s' en convaincre en consultant une liste de titres d' ou consacrés à l' alpinisme comme Premier de cordée ( Frison-Roche ), Ca-pocordata ( Cassin ), Women on the rope ( Williams ), Seiltanz ( Diemberger ) ou Cuerdas rebeldes ( López Marugán ). La rupture d' une corde, c' est davantage qu' un simple accident matériel. C' est la rupture d' un lien affectif à autrui et à la montagne.
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