L'expédition Mächler aux Andes en 1963
PAR CHRISTIAN HAUSER, SIEBNEN ( SCHWYTZ )
Avec 4 illustrations ( 96-99 ) Chacun éprouve le désir et l' espoir de parcourir le vaste monde au moins une fois durant sa courte vie. Pour l' alpiniste, ses rêves l' attirent toujours à nouveau vers les grandes chaînes de montagnes lointaines qui lui promettent de nouvelles aventures et des succès sans nuages.
Les expéditions en montagne prennent corps en général grâce à l' initiative d' une société ou d' une institution spécialisée. Les participants sont alors choisis, et c' est bien compréhensible, parmi les alpinistes les plus capables et ceux qui sont en vedette.
Mais la flamme couve aussi dans le cœur de l' alpiniste anonyme. Lui aussi éprouve l' esprit d' aventures et le désir de vivre une grande expédition vers les sommets sauvages et solitaires d' un continent lointain.
Le but La carte du monde est déployée dans ma chambre. Mon camarade Edy Schelling et moi sommes à la recherche d' un but. Nous n' avons encore jamais été plus loin que le Mont Blanc et les Dolomites, mais nos doigts se promènent sans le moindre complexe sur la mappemonde: la Norvège, l' Islande, rien! La Perse et la Turquie avec leurs hautes montagnes ne nous satisfont pas non plus. Le Spitzberg? Déjà plus intéressant, entrerait éventuellement en ligne de compte.Le Groenland, froid, inhospitalier. L' Himalaya demande trop de temps et d' argent. Les montagnes de Nouvelle-Zélande et d' Australie? Des buts intéressants à coup sûr, mais au dire d' autres expéditions elles sont constamment balayées de mauvais temps et de tempêtes.
Mais l' Amérique du Sud, les Andes, la neige et la glace étincelantes des Cordillères, voilà un but attrayant et prometteur! C' est même le rêve le plus fascinant de bien des grimpeurs!
Nous avons terminé notre exploration à coups d' index, et nous sommes résolus à monter une petite expédition privée. Les préparatifs commenceront demain. Nous gagnerons à notre cause trois autres participants, Julius Hensler, Heinz Gebauer et Walter Schnyder, qui remplissent les conditions nécessaires non seulement comme alpinistes, mais aussi comme agréables compagnons.
La préparation Là-dessus nous prenons contact avec la Fondation suisse d' exploration alpine, à Zurich. Le Dr F. Schwarzenbach, membre d' expédition chevronné, nous donne de précieux conseils avec la plus grande amabilité. Les adresses qu' il nous transmet nous permettent d' entrer en rapport avec des maisons importantes à Lima, au Pérou. Nous pouvons ainsi commander des provisions et engager des porteurs et des muletiers avec leurs bêtes.
Un long échange de lettres avec le Dr César Morales, président du Club andin à Lima, nous donne l' assurance que nos bagages d' expédition pourront être dédouanés en notre absence avec l' aide du consulat suisse. Nous décidons donc de quitter la Suisse sur avis télégraphique du Pérou, pour éviter une attente désagréable à Lima.
Notre camarade André Roch et le guide Geni Steiger, tous deux voyageurs expérimentés, prennent amicalement part à nos préparatifs. Nous obtenons d' autre part de Peter Diener et d' Ernst Reiss des tentes et diverses pièces spéciales d' équipement. Dans certaines circonstances administratives importantes notre ami Willy Maser, de Zurich, tire aussi à la corde de l' expédi andine.
Avec toutes ces aides il est possible de tenir le programme et d' envoyer deux mois à l' avance les quatre caisses maritimes d' un poids total dépassant un peu une tonne.
Musique d' accompagnement et bruits de fond Notre entreprise subit d' emblée toutes sortes de critiques de la part des prophètes et des pessimistes. C' était quelque chose d' assez nouveau qu' une petite expédition de cinq hommes qui n' avaient jamais évolué sous les projecteurs de la scène du monde entreprennent un tel voyage uniquement par leur entreprise privée, avec les mains libres et par leurs propres moyens. En conséquence le départ eut aussi lieu en toute tranquillité, sans journalistes, ni radio, ni télévision.
Trois mots Au début de juin 1963 arrive de Lima le télégramme attendu depuis longtemps: « Bagages sont dédouanés. » Rien que trois mots! Mais pour nous ils veulent tout dire. C' est le signal du départ pour la grande aventure, le grand voyage aux montagnes solitaires du Pérou.
Quelques jours après, accompagnés jusqu' à Kloten de nombreux parents et amis montagnards, nous pouvons commencer en DC 8 un vol exaltant. C' est notre...
Premier grand vol Après huit heures d' un vol splendide et impressionnant nous atterrissons, curieux et tendus, dans la forêt de gratte-ciel que la carte appelle New York. Nous avons prévu un arrêt de deux jours pour visiter la ville. Impressions d' énormité devant les ponts suspendus géants et le Centre Rockefeller; écrasement devant le bâtiment de l' ONU construit seulement en verre et en marbre blanc et dont les lignes sont aussi puissantes que belles; éblouissement devant les réclames lumineuses multicolores du quartier chinois et du quartier des affaires. Nous « grimpons » les 450 mètres de l' Empire State Building, le plus haut gratte-ciel de New York, et jouissons sur sa terrasse d' une vue unique et inoubliable de la ville géante.
Notre voyage nous mène ensuite vers le sud par un vol de nuit à Miami ( Floride ) et à Panama, et au petit jour dans les parages de l' équateur. A une altitude de 10 000 mètres environ, loin au-dessus des nuages, nous voyons malgré nos yeux ensommeillés un lever de soleil d' une rare beauté et d' une émouvante richesse de couleurs. Peu après la terre se débarrasse des nuages et on reconnaît la partie nord du Pérou: d' abord un pays de collines désolées et dénudées, mais bientôt les premiers sommets de neige et de glace dont nous avons rêvé. C' est la Cordillera Blanche, dont les pointes les plus hautes, les arêtes cornichées et les glaciers tourmentés scintillent aux premiers rayons du soleil et offrent une vue plongeante fantastique. Plus au sud s' étendent les glaciers de la Cordillère Huayhuash, la chaîne que nous visons.
Lima Dans le plus grand hôtel de Lima, le « Crillon », qui appartient à un Engadinois du nom de Bezzola, nous sommes reçus aux petits soins. Pourtant à peine arrivons-nous dans nos chambres que des journalistes frappent à la porte! Ils veulent savoir les objectifs de notre expédition. Dans une salade d' espagnol, d' italien et d' allemand ils nous demandent si nous avons déjà été au Cervin et au Rigi. Après quoi ils prennent quelques flashes avec des caisses drapées qui ressemblent plus à des moulins à café démodés qu' à des appareils photographiques. Ensuite vient une invitation, un dîner somptueux chez le Dr César Morales avec des spécialités péruviennes de choix. Au local du Club andin nous montrons des clichés en couleurs des Alpes suisses et nous échangeons des fanions de clubs. Il nous faut trois jours pour venir à bout de nos devoirs sociaux. Là-dessus reprend une discussion de la situation et une étude détaillée de la carte avec le Dr Morales et avec Felix Marx, lequel offre en plus de nous accompagner jusqu' au camp de base. Marx est un Lucernois établi depuis quinze ans à Lima; alpiniste de valeur, il a déjà participé avec succès à diverses expéditions dans les Andes.
Intensif et sans oublis, le travail préparatoire a porté ses fruits. Le Dr Morales n' a pas seulement fait glisser le matériel d' expédition sur les bancs des douaniers péruviens insaisissables, mais encore organisé le transport par camion jusqu' à Chyqian, point de départ de la marche en mon-tagne.Voyage d' approche Un voyage cahoteux et poussiéreux en camion, coincés entre les sacs et les caisses, nous est heureusement épargné. Nous quittons Lima tranquillement en autobus au petit matin, et nous longeons la côte ouest en direction du nord. Trajet intéressant et varié à travers un désert piqué de hameaux isolés. Après 250 km environ nous obliquons à droite sur une piste poussiéreuse pour atteindre la vallée verdoyante de la Santa. Bientôt la route nous mène en lacets dans les montagnes. Elle passe devant les misérables habitations d' Indiens solitaires. Les parois et les gorges qui plongent juste au bord de la chaussée nous donnent quelques émotions; les nombreuses croix qui jalonnent la route parlent évidemment d' accidents; notre chauffeur conduit pourtant avec un calme et une sûreté remarquables.
Après huit heures de ce trajet fatigant nous est accordée une bonne halte au col de Gonokocha, qui fait 4100 m d' altitude. Quelques huttes de chaux et de paille, bariolées de slogans, marquent le col désertique. Nous sommes maintenant au milieu de la Sierra, les hautes terres immenses, interminables et nues où vivent les Indiens. La tête me fait mal, mes jambes sont lourdes: on ne passe pas sans autres et rapidement du niveau de la mer à 4100 m. Dans une vieille hutte noire de fumée nous trouvons du poisson fit et du riz - un vrai délice quoique parmi les hôtes qui partagent notre chambre il y ait aussi des poules, des cochons grognants et des chiens innombrables.
Au nord la route conduit à Huaras, au cœur de la Cordillère Blanche. Mais depuis le col nous obliquons à droite et descendons au village de Chyqian où commencera la marche en montagne proprement dite.
Chyqian se trouve à l' altitude de 3320 m, à 350 km au nord de Lima. Le même soir je baptise l' endroit « le village aux rues parfumées ». Nous trouvons à l' hôtel Santa Rosa des conditions médiévales dans une vieille dépendance: un plafond de plâtre affaissé, des lits de fer branlants, et une étable de bois à l' étage inférieur. Le même soir nous rejoignent Vargas, Balthasar et Morales, les trois porteurs engagés, garçons sympathiques et robustes qui nous font d' emblée une bonne impression.
Le lendemain apparaissent aussi les deux arieros ( muletiers ) qui nous promettent d' être prêts le matin suivant avec 26 ânes et un cheval de selle.
Marche d' approche Les arieros ont tenu parole, ils arrivent avec leurs bêtes à l' heure convenue. Tout le matériel est placé sur les bats en fûts de fibre légère contenant 20 kg, déjà empaquetés en Suisse et soigneusement numérotés. Nous vouons une attention particulière à notre pharmacie abondante et constituée avec grand soin. Par mesure de sécurité nous avons deux séries complètes de médicaments, que nous chargeons sur deux bêtes différentes. Les adieux se font avec la participation du village tout entier, et la caravane hétéroclite se met en marche au milieu du bruit et des cris avec ses 26 ânes lourdement chargés.
Un chemin muletier mauvais et pierreux plonge d' abord dans la vallée de Pativilca située 700 m plus bas. Malgré la chaleur oppressante nous jouissons du paysage étrange de cette région sauvage. Nous suivons un torrent qui bouillonne dans des gorges profondément coupées par l' érosion et où règne une végétation tropicale. Des cactées de plus en plus nombreuses cernent le chemin de leurs longues épines dures comme l' acier, et au bout de cinq heures me font abandonner mon intention de faire toute la marche d' approche à pieds nus. Je préfère renoncer d' avance au plaisir particulier de me faire extraire à la pince une pareille épine du pied.
Après une montée longue et pénible nous atteignons en huit heures le village pittoresque de Padion, à 3300 m. Nous dressons un bivouac de tentes sur le « terrain de sport » au bout du village. Silencieux mais pleins de curiosité, drapés dans leurs longs ponchos brun-roux, les Indiens font cercle autour de notre cuisine. Nos chaussures de montagne sont la nouveauté qui les étonne le plus, car l' Indien des montagnes ne connaît qu' une chaussure sommaire une semelle découpée dans un pneu et maintenue par une lanière qui passe entre les orteils et s' attache à la cheville.
De plus en plus mauvais, le chemin muletier nous mène le lendemain dans d' autres gorges étroites et sombres. Des eucalyptus, des lupins, des cactées, des épineux parsèment le sentier jusqu' au fond du vallon où nous tournons brusquement à droite. Après une forte montée nous atteignons vers le soir le col de Taphus, où la vue est d' une beauté incomparable. Sous les derniers rayons du soleil couchant étincellent les névés et les glaciers de la chaîne du Tsacra, spectacle naturel saisissant que nous admirons jusqu' à ce qu' un crépuscule rapide amène la nuit et nous chasse grelottants dans nos tentes.
La traversée, à 4800 m, du col de Taphus le lendemain matin restera ce que nous avons vu de plus impressionnant et de plus beau durant la marche d' approche.
Jusqu' à cette altitude, on trouve dans la Sierra des Indiens solitaires dans de misérables huttes de pierre. Ils gardent leurs troupeaux de moutons et de chèvres et grattent quelques coins à pommes de terre dans le sol revoche. Un vieil Indien en poncho de bure et chapeau noir, fronde à la main, perché sur son cheval, regarde passer la caravane sans un mot et presque sans un signe. En face des Européens ces hommes ne sont certes pas hostiles à proprement parler, mais une certaine méfiance est enracinée en eux. Il me semble que le regard mélancolique de celui-ci plane par-dessus nous jusqu' au bout de l' immense plateau de la Sierra, sa patrie. Leurs pensées se reportent sûrement au passé, et ils se souviennent du temps où leurs aïeux appartenaient à une race fière qui domina pendant des siècles tout le Pérou et les territoires voisins, jusqu' à ce que leur empire florissant fût détruit dès le XVe siècle par des aventuriers et des bandits espagnols. Ils soupçonnent l' injustice commise alors, mais sans mesurer la grandeur de la tragédie qui y est liée. C' est ainsi que les Indiens actuels vivent dans la misère et le désespoir, et il faudra encore des générations pour qu' ils secouent leur léthargie et leur passivité et travaillent eux-mêmes à améliorer leur futur.
Raide et pénible, le chemin plonge 900 m dans la vallée de Calinca. Nous laissons Ayapa, le dernier hameau, sur notre droite, et nous remontons pendant des heures un torrent impétueux dans l' espoir d' atteindre encore aujourd'hui le lagon de Jurau Kocha où nous prévoyons de placer notre camp de base. Mais peu avant 6 heures, la nuit nous surprend de nouveau après un bref crépuscule. Nous ne sommes pas au but et devons encore bivouaquer sous tente dans le vallon perdu de Calinca, dans un cirque de hautes montagnes. Les porteurs allument un feu de camp avec des buissons secs et chantent leurs vieilles mélodies populaires.
Le lendemain matin nous atteignons en deux heures le haut du vallon. Une courte montée sur une moraine herbeuse, et enfin, après trois jours et demi de marche, nous sommes au lagon de Jurau Kocha - un splendide lac de montagne à 4340 m d' altitude, blotti entre les moraines, les parois sombres et les glaciers.
Au camp de base Un peu au-dessus de la moraine, dans les dernières herbes sèches, nous établissons notre camp principal entre des rochers hauts comme des maisons. C' est un lieu de rêve, avec vue sur le lac glaciaire, et pour arrière-plan les faces bardées de glace du Nevada Jurau. Mais nous ne sommes pas en pleine possession de nos forces, et le transport des pierres pour la cuisine nous fatigue et nous cause des maux de tête. L' acclimatation à l' altitude prend du temps. Pourtant, vers le soir notre campement est prêt: une tente principale avec dortoir et chambre de séjour, une tente d' altitude à deux places pour les non-fumeurs, la tente des porteurs, la cuisine en plein air, le dépôt à provisions, et la pharmacie réarrangée sous un rocher surplombant. Mais la curiosité ne nous laisse pas en repos longtemps. Le lendemain déjà Gebauer, Hensler, Marx, deux porteurs et moi montons du matériel, des provisions et une tente sur le plateau glaciaire supérieur, et installons un camp d' altitude un peu au-dessus de 5000 m dans une combe abritée.
Le Nevada Jurau et le massif du Puscaturpa Un massif d' une beauté indescriptible se trouve désormais à notre portée. Les conditions sont exceptionnelles, et le temps beau et stable.
Depuis les sommets centraux de la Cordillère Huayhuash, dominés par le sauvage Sarapo ( 6143 m ) et sa cuirasse de glace, se détache au sud la chaîne du Nevada Jurau, faite de beaux sommets glaciaires qui n' ont pas encore été gravis. Vient ensuite le massif du Puscaturpa propre- ment dit, terminé par un bastion rocheux abrupt et puissant qui culmine à 5600 m, le sommet principal du Puscaturpa.
Nous allons maintenant passer des journées inoubliables de solitude et de bonheur montagnard dans ce royaume calme et loin du monde, parmi les beaux sommets rocheux et les pointes rutilantes de glace! Même si cette chaîne ne possède que des sommets considérés comme de second ordre, cela n' altère ni notre joie ni notre enthousiasme. Nous ne sommes pas victimes de la soif sportive de l' altitude, mais en tant que montagnards nous avons soif de vivre parmi des montagnes lointaines, solitaires, laissées encore intactes par la technique, des montagnes dans toute leur grandeur naturelle.
Les sommets sud et nord du Jurauraju En direction du Nevada Jurau nous tentent deux sommets vierges qui dominent à l' ouest notre camp d' altitude. Ils ne sont pas difficiles techniquement, mais juste ce qu' il nous faut pour nous acclimater et comme reconnaissance pour des entreprises plus sérieuses.
Une escalade dans des rochers faciles nous amène au bord d' une chute de séracs. Nous mettons nos crampons d' Einsiedeln battant neufs, et encordés à quatre nous continuons sur une pente de glace assez raide. Une glace friable à gros grains permet une avance régulière. Pour éviter de tailler je plante aux deux premières longueurs des pitons de sécurité que j' ai découpés moi-même; ce sont des barres d' aluminium profilé, longues de 50 à 80 cm particulièrement utiles dans la glace fragile. Un peu plus haut nous tournons à droite dans un terrain mixte, à l' aplomb du sommet. La fin de l' escalade jusqu' au point culminant se déroule dans un paysage sauvage de neige et de glace, avec une belle formation de nuage par un temps splendide. Ainsi, en juste trois heures depuis le camp, nous atteignons le sommet sud du Jurauraju, à 5340 m, notre premier sommet andin et aussi notre premier 5000!
Nous dégustons le bonheur du sommet. Un panorama saisissant embrasse tout le Huayhuash et s' étend au sud jusqu' aux magnifiques sommets neigeux de la Cordillera Raura.
A quelques centaines de mètres seulement se dresse le sommet nord, qui a environ la même hauteur et n' a pas été gravi non plus. Nos camarades Edy Schelling et Walter Schnyder, montés à leur tour du camp de base, l' escaladent deux jours plus tard. Heinz Gebauer, qui tient la caméra, est aussi de la partie pour graver toute l' ascension sur la pellicule.
Quand la montagne est trop forte...
Mais nous ne pouvons pas réaliser tous nos rives et tous nos projets d' ascension.
Gebauer et Schnyder font deux tentatives au sommet placé à l' extrême sud du Nevada Jurauraju proprement dit. C' est un beau sommet, massif et large, avec des flancs très raides, séparé des autres par une longue arête cornichée presque horizontale.
Ils atteignent d' abord la brèche est par un couloir de glace qui exige une escalade extrêmement difficile. Dans leur seconde tentative ils s' en prennent au versant nord-est glacé et parsemé de rochers délités. Environ trois longueurs au-dessous du toit sommital ils doivent abandonner. Leur décision de battre en retraite est justifiée, car les difficultés sont trop grandes.
Le massif de Puscaturpa Quelques jours plus tard nous plaçons un camp d' altitude à l' extrémité sud du plateau glaciaire, au pied de l' imposant sommet principal du Puscaturpa. Le caractère des montagnes est ici très différent: ce n' est plus la glace, mais les névés abrupts et le granit brun qui donnent son allure à cette chaîne.
Un temps merveilleux continue à régner; pendant notre voyage nous n' avons pas encore vu une goutte de pluie ni un flocon. Dans les Andes les mois de juin à septembre forment l' hiver et sont en général très pauvres en précipitations. C' est le cas surtout dans la partie nord des Andes péruviennes: Cordillères Blanche, de Raura et de Huayhuash, et c' est pourquoi il faut choisir cette saison pour des expéditions quoique les jours y soient aussi courts que chez nous en plein hiver. Les températures sont supportables. Au camp de 5000 m nous mesurons 15 à 18° au-dessus de zéro au soleil, alors que de nuit le mercure tombe à 10 ou 15° de froid.
Après une mauvaise nuit à trois dans une petite tente Dhaulagiri, nous n' éprouvons au matin aucun allant pour de grands exploits. Ce n' est qu' en fin de matinée que le départ est donne pour une reconnaissance autour de la Pointe de Puscaturpa. Nous y découvrons un itinéraire possible au sommet sud qui cote 5500 m. C' est le sommet où, en 1954, deux membres d' une expédition autrichienne ont été emportés par une plaque de neige peu avant d' atteindre le point culminant.
Nous faisons une halte sur le col au sud du Puscaturpa, dans une région grandiose. Comme nous sommes un peu « pompés », nous avons quelque peine à mâcher et avaler le pain et la viande. Mais l' ovomaltine froide de nos gourdes nous semble être de l' élixir. Même Vargas, le chef des porteurs, qui croit pourtant pouvoir se sustenter en montagne rien qu' avec du mouton, se met à apprécier notre ovo et ne peut à peine se satisfaire des rations que nous partageons.
Cette journée qui ne devait être qu' une reconnaissance nous amène pourtant à un beau succès: au col, Julius Hensler et le porteur Vargas grimpent au Cuyoraju, qui fait 5320 m. Ils arrivent tout juste à rentrer au camp d' altitude avant l' obscurité.
Le soir règne dans la tente une atmosphère de fête. La fièvre des sommets nous tient. A la lueur des bougies nous étudions la remarquable carte du Huayhuash dessinée par le Dr Kinzl d' Innsbruck, nous notons les sommets gravis et nous choisissons de nouveaux buts. Kinzl a travaillé à plusieurs reprises dans le Huayhuash comme homme de science et comme grimpeur, et il compte parmi les meilleurs connaisseurs de la région. Il nous a aimablement offert sa remarquable carte, que nous apprécions à sa juste valeur.
Maintenant les ascensions se suivent en série. C' est d' abord la seconde escalade du Puscaturpa Central, de 5442 m. Puis deux jours plus tard, dans la même chaîne, le Sueroraju ( 5439 m ), le sommet techniquement le plus difficile. Le même jour une autre cordée atteint, de l' autre côté du camp, le Cutatambo, un sommet plus paisible de 5245 m. Après deux jours de repos passés à filmer, photographier et prendre des notes au camp d' altitude, Julius Hensler et le porteur Balthasar mettent un point final à nos ascensions en réussissant la première escalade complète du Puscaturpa Sur, de 5500 m.
Là-dessus nous quittons le camp d' altitude et prenons congé de l' inoubliable cirque glaciaire du Nevada Jurau et du Puscaturpa. Même si tous les buts envisagés n' ont pas pu être atteints, nous avons réussi quelques escalades de valeur dans une région des Andes péruviennes qui ne peuvent guère être dépassées dans la sauvage beauté de leurs faces glacées et de leurs sommets couronnés de corniches.
Postlude II nous reste encore quelques jours de repos au camp de base en attendant l' arrivée des bêtes de somme Nous passons toutes ces journées à filmer, varapper et faire de petites courses. Nous ramassons de curieuses pierres de couleurs dans la moraine près du lac. Edy Schelling s' occupe à peindre, et fixe à la palette et au pinceau le caractère unique de l' endroit.
De retour à Chyqian, nous disons un au revoir chaleureux à nos trois porteurs. Ils reçoivent 65 soles par jour, et plusieurs pièces d' équipement en cadeau. A tous trois nous pouvons donner un excellent certificat. Pendant la marche d' approche, au camp de base et en montagne, ils ont toujours été pleinement à la tâche. Physiquement ils nous sont supérieurs en résistance naturelle en montagne. Techniquement pourtant ils ont encore à apprendre. Ils ne considèrent pas leur activité de porteurs comme un vulgaire travail pour gagner de l' argent. Ils collaborent autant que possible aux ascensions avec joie et enthousiasme. Dans la poitrine du porteur péruvien bat aussi un cœur d' alpiniste!
Retour à Lima Poussiéreux, crasseux et barbus, nous arrivons tard le soir dans l' étincelante ville de deux millions d' habitants. Le lendemain, nous nous retrouvons avec César Morales pour lui faire rapport sur notre activité et nos ascensions. Nous lui laissons naturellement le soin de baptiser les nouveaux sommets que nous avons gravis, pour préserver l' unité des noms de montagnes. Nous ne tenons pas notre entreprise pour un événement de portée mondiale au point de vouloir l' immortaliser avec un nom ronflant comme Silberhorn ou Märchlerhorn. Des amis suisses nous invitent à nouveau à des promenades en ville et des dîners pantagruéliques; il règne entre Confédérés une atmosphère cordiale d' amitié et d' unité.
Mais nous ne voulons pas utiliser le temps qui nous reste seulement dans la capitale du Pérou. La géographie du pays est si variée, et son histoire si intéressante, que nous nous décidons encore à un long voyage. Un des charmes d' une expédition de ce genre est en effet qu' on ne visite pas seulement les montagnes d' un pays étranger, mais on s' intéresse aussi à son histoire et on cherche à connaître la contrée et les gens.
Témoins silencieux d' un grand passé Quelques jours après nous partons en voyage dans un véhicule de tôle d' un âge vénérable qui se targue du nom d' automobile. En un trajet d' un jour et demi en direction du sud, le long de la côte dans un désert à perte de vue, la route nous conduit à Arequipa, la deuxième ville du Pérou. Puis nous atteignons Puno, au bord du lac Titicaca, à 3825 m d' altitude, après une seconde nuit cahotante en auto.
Vraiment riche en variété, notre voyage nous mène ensuite en train le long du Titicaca, puis en neuf heures par-dessus un haut plateau interminable à Cuzco, l' ancienne capitale des Incas. Le surlendemain, nous nous laissons secouer par le train bariolé à travers les gorges profondes qui entaillent la forêt vierge d' Urubamba jusqu' aux fameuses ruines incas de Machu Picchu. L' en, un des plus importants dans l' histoire du Pérou, nous ramène d' une étrange façon à une époque lointaine et mystérieuse et rappelle silencieusement la haute culture jadis florissante des vieux peuples incas.
Adieux à Lima et retour Nous rentrons de Cuzco à Lima en avion, et admirons encore une fois d' en haut les glaciers scintillants de la Cordillère Vilcabamba, où nous pointons la pyramide élancée du Salcantay ( 6250 m ).
Nos adieux à Lima se font avec la fête du ler août que la colonie suisse célèbre dans l' hôtel à la mode du Grand Azul. Un feu géant est allumé au milieu du parc, des chants patriotiques sont entonnés, suivis de discours en trois langues, et le petit vin dit « pisco » coule à flots...
Malgré nos exercices nocturnes nous prenons l' avion le lendemain matin. En sept heures de vol au-dessus de la moitié sud du Pérou, de la Bolivie et du Brésil, nous arrivons à Rio de Janeiro, la capitale au bord de la mer que ses plages et ses parcs artistiquement arrangés mettent au rang des plus belles villes du monde. Nous y passons quatre journées riches en souvenirs et continuons de nuit par-dessus l' Atlantique jusqu' à Dakar au Sénégal. Après un bref arrêt nocturne nous survolons au petit matin l' Afrique du Nord et la Méditerranée, puis apparaît la côte de Marseille... et vers midi le Coronado atterrit à Genève!
Ainsi, en deux mois de séjour au Pérou, nous avons appris à connaître une partie du continent sud-américain, et nous rapportons à la maison des expériences et des impressions profondes d' un pays plein de particularités, de contrastes et de beaux sommets neigeux - un très vieux pays à l' histoire et la culture énigmatiques.
( Traduit de V allemand par Pierre Vittoz )