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Le Grenadier

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 4 illustrations ( 84-87Par L. Seylaz

C' est le plus fier, le plus sauvage et le plus inhospitalier des sommets des Gastlosen. Dressé comme un campanile en avant de la chaîne, il n' y est rattaché que par un étroit ombilic de roches croulantes, donnant accès à une épaule, sorte de balcon collé au flanc du monolithe. Parvenu jusque là, on se trouve devant une paroi lisse de 15 mètres, légèrement surplombante, qui défie toute escalade par les moyens ordinaires. C' est contre ce mur que les premiers conquérants, Albert Böschung et Ed. Buchs, agissant sur l' ordre de R. de Girard, dressèrent une échelle de 18 mètres transportée par-dessus la chaîne en pièces détachées, au prix de quels efforts! C' était en 1905. Les tempêtes hivernales finirent par emporter l' engin; le Grenadier retomba dans sa solitude.

Les années passèrent. En 1934, Maurice Krüger et A. Perrottet de Lausanne, accompagnés du Fribourgeois L. Dondainaz, trois familiers des Gastlosen, imaginèrent un autre moyen de forcer la paroi. Après avoir essayé leur méthode sur le mur d' une cave, ils s' ame un beau jour armés de burins et de fiches dont le calibre avait été exactement assorti. A midi, ils étaient à pied d' œuvre et commençaient à forer des trous dans la roche, y plantant les fiches sur lesquelles ils s' élevaient peu à peu, se relayant à cette besogne exténuante et vertigineuse. A 6 h. du soir, la paroi était vaincue. Mais cet escalier de poules ne dura guère plus longtemps que l' échelle. Des grimpeurs, estimant que cette ferraille était une insulte à la montagne, la démolirent à coups de marteau et refirent au Grenadier une virginité provisoire. Aujourd'hui, il ne reste que quelques pitons à la base de la paroi infranchissable.

Nombreuses furent les cordées qui vinrent rôder sur l' escarpe du donjon, et s' en retournèrent bredouilles. Une tentative sérieuse de deux étudiants fribourgeois, H. Walter et P. Turnheer \ échoua à quelques mètres du sommet. Le Grenadier semblait inexpugnable. C' est alors que trois alpinistes fribourgeois, Otto Staub, le guide Louis Wuilloud et P. Dessonnaz, à force de recherches, découvrirent un point faible dans les formidables murailles. Utilisant une vire du flanc ouest, ils tournèrent la forteresse et attaquèrent la face sud aux deux tiers de sa hauteur2. Escalade aérienne, exposée, se développant sur un à-pic de 300 mètres; elle n' a été répétée que deux fois. Enfin en 1947 un trio de jeunes montagnards de d' Oex, Daniel Chapalay, Daniel Henchoz et Gabriel Saugy, viennent essayer leurs forces contre le mur du balcon. A quelques mètres sur la gauche, le jeu des ombres dessine un vague pli de la roche. C' est par là qu' ils attaquent le 25 mai. Mais le chef de cordée ayant « dévissé », l' élan est brisé. Ils reviennent à l' assaut le dimanche suivant et cette fois, à l' aide de quelques pitons, ils forcent le passage.

Telle est, jusqu' à ce jour, l' histoire du Grenadier; il est peu probable que la suite y ajoute quelque chose. Contrairement à la destinée traditionnelle exprimée par la célèbre formule de Mummery - inaccessible, difficile, facile - le Grenadier qui, grâce à l' échelle, fut une conquête relativement aisée il y a 47 ans, est resté un morceau très dur. Je l' avais résolument exclu de mes possibilités, et me contentais d' admirer le vertigineux élan de son profil. Mais après avoir parcouru la chaîne en tous sens, et gravi presque toutes ses pointes, y compris, un jour de l' An, la paroi est de la Glattewand plâtrée de glace, mes amis Henchoz et Favre ne cessaient de me répéter: « II faut aller au Grenadier! Nous irons au Grenadier! » -Après tout, me dis-je, j' aimerais bien le voir une fois de tout près. Une journée dans les Gastlosen n' est jamais une journée perdue; mais je laisserai mes camarades monter sur le toit et me contenterai, modeste Roméo, de faire la cour à Juliette, du balcon.

Il n' est pas loin de minuit lorsque nous poussons la porte du chalet d' Ober Gastlosen. En cette nuit sombre d' un automne particulièrement grincheux, le chalet aveugle a la tristesse des choses abandonnées; on y respire les remugles humides et froides de lait et de fumier; je n' y retrouve pas la douceur familière qui m' avait accueilli lors de mes précédentes visites. A Abläntschen, où nous avons soupe, nous avons résisté à la tentation des lits de l' auberge; vu les aléas de la course projetée, mes amis ont jugé bon de gagner une heure sur l' horaire du lendemain. N' ayant pas de repas à apprêter, nous restons là, désœuvrés, autour de la table vide, avant de gagner nos couches. Mes camarades ont leur sac de couchage; pour moi, je me creuse un profond terrier dans le foin.

A la première aube, le froid me ramène à la cuisine, où Ernest a déjà allumé un feu pétillant. A 7 heures, après un simulacre de déjeuner, nous sommes en route. Le sol est gelé dur; l' herbe givrée crisse sous les pieds. Nous rencontrons la neige avant d' atteindre le Col des Moutons. Traversant la brèche du Kummer Pass, nous gagnons le couloir par où l'on rejoint la piste venant du Col d' Oberberg. Sur le versant du Stillwasserwald ( NW ), il y a dix centimètres de neige fraîche sur le gazon gelé, et pas trace du sentier. Longeant le pied des Chemigüpfe, de la Glattewand et de la Gastlosenspitze, je reconnais bientôt la cheminée, coupée d' une dalle, qui donne accès au tunnel du Col du Grenadier3. A plat 1 Les Alpes 1928, p. 368.

2 Les Alpes 1944, p. 29.

3 Sur la photographie face page 29 des Alpes 1944, le col est désigné sous le nom de Col de la Gastlosenspitze; mais le Guide des Alpes fribourgeoises l' appelle Col du Grand Grenadier, ce qui lui convient parfaitement. La nomenclature des Gastlosen, fixée par le livre de R. de Girard, laisse malheureusement à ventre, poussant nos sacs devant nous, nous nous faufilons à travers la fente qui perfore la crête de part en part et débouchons sur le versant d' Abläntschen. A nos pieds se creuse une profonde « Kehle », qui balafre la paroi du haut en bas et tombe par bonds jusqu' au pierrier. Et, dressé devant nous dans son farouche isolement, sévère, austère, poudré de neige, voici enfin le Grenadier. Il tourne vers nous son flanc bleuté d' ombre glaciale; seul son cimier s' auréole de soleil comme un espoir.

Lentement, prudemment, nous descendons d' environ 80 mètres les rochers mouchetés de gazon de la rive droite de la « Kehle »; quelques pas à gauche et nous voici sur la selle qui relie notre guerrier aux parois burinées du Grand Turm. Sans tarder, Ernest aborde l' échiné conduisant à l' Epaule d' en face elle paraissait également redoutable; en fait, elle n' offre aucune difficulté et à 10 h. 15 nous posons les sacs sur le balcon spacieux où les hommes de Girard avaient dressé leur échelle. Trois heures de marche d' approche: nous avons tenu l' horaire; la vraie attaque commence ici.

Comme dit plus haut, il ne reste que cinq pitons à la base du mur qui défend le sommet; cette voie est donc inutilisable. Mais à quelques mètres sur la gauche, au delà de l' extrémité du balcon qui est ici coupé de la paroi par une profonde cheminée béant sur le vide, on devine un angle rentrant, une sorte de dièdre évasé agrémenté d' une niche entre deux consoles en surplomb. Deux ou trois pitons rouilles jalonnent le passage. Pour en atteindre le pied, il faut opérer d' abord une traversée descendante sur la paroi bombée comme la panse d' un tonneau, où il n' y a pas une prise digne de ce nom. Attaché à deux cordes, la ceinture alourdie de tout un jeu de fiches, de mousquetons et d' étriers, Louis s' engage, palpe, täte, tandis qu' Ernest et moi l' assurons. Mais la roche est glacée, les muscles pas encore réchauffés; il ne retrouve pas les adhérences de ses passages antérieurs et doit rétrograder. Quelques minutes pour se réchauffer les doigts et il repart. Cette fois il réussit à tourner la bosse et disparaît presque dans le dièdre. Tout aussitôt commence le chant chromatique des pitons sous le marteau. Ceux qu' il trouve en place branlent dans leur alvéole et doivent être replantés. Piton, mousqueton, étrier; peu à peu les cordes montent et mesurent la lente progression. Piton, étrier: « Bloquez la grosse ( corde ); lâchez la petite. » Le second surplomb fut très dur à passer. Je voyais les mains du leader explorer la roche en encorbellement au-dessus de sa tête, chercher, tâter. Il me semblait que le filin me transmettait la fatigue des muscles, la crampe de ses doigts. C' était si intolérable que je détournai les yeux vers les splendides murailles colorées et cannelées du Turm, observant les jeux des chocards vaquant à leurs affaires. Un tichodrome aux ailes écartâtes se plaquait aux rochers presque à portée de main, s' en allait, revenait, parfaitement insoucieux de notre présence insolite. Enfin les deux cordes ont bougé en même temps; Louis surgit dans une faille au-dessus du surplomb: la paroi est vaincue, après une heure et quart de travail. C' est maintenant au tour d' Ernest. Assuré d' en haut, il va suivre le même chemin pour déséquiper le dièdre, décrocher étriers et mousquetons, enlever les fiches. Travail moins exposé, mais non moins ardu que celui du premier de cordée. Sur le balcon, malgré le soleil qui a fini par l' atteindre, Betty et moi grelottons dans cette longue attente. Enfin les deux brins de la corde coulent le long de la paroi, que je vais remonter à l' aide de nœuds Prusik.

désirer: lé Col d' Oberberg ne porte pas moins de quatre noms: Col d' Oberberg, Gabel, Col de la Fourche, Waldige Egg. Le Col des Moutons devient la Gratlücke. Et pourquoi surtout, sachant qu' il existait un Gross Turm dans les Sattelspitzen, a-t-il baptisé ( p. 46 ) Grand et Petit Turm les deux pointes voisines de la Gastlosenspitze? Outre que ces dénominations bilingues sont inélégantes, elles créent confusion avec le Gross Turm des Sattels. C' eut été l' occasion, lors de la rédaction du Guide précité, de franciser carrément ces noms en Grande Tour et Petite Tour.

J' avais souventes fois, jadis, en guise de démonstration, essayé la méthode avec des Ojiens. Mais c' étaient là, si l'on peut dire, des expériences de laboratoire, la corde accrochée au plafond ou à la poutre d' un chalet; je n' avais jamais - heureusement - eu besoin de l' utiliser pour sortir, seul, du fond d' une crevasse de glacier. Or c' est tout autre chose de travailler à la corde dans une salle de gymnastique que suspendu au flanc d' un précipice. J' étais donc à la fois curieux et... un peu nerveux.

Le départ fut tout qu' un succès. Mes camarades avaient insisté pour que j' utilise, au lieu de mes anneaux en cordelette de 8 mm, deux de leurs étriers fabriqués avec du filin de 5 ou 6 mm. Ayant fixé par nœud Prusik un étrier à chaque brin de la corde qui me pend devant le nez, je me hisse sur un pied. Mais sous le poids de mes 80 kg le cable s' étend, s' allonge et mon pied revient à la hauteur du tremplin de départ. Lorsque je décharge l' étrier pour le remonter d' un cran, la corde revient à sa longueur normale, et j' ai gagné à peine quelques centimètres; c' est un vrai travail de Sisyphe. En outre les nœuds des cordelettes trop minces, souples et fatiguées par l' usage, serrent à bloc sur le cable fixe - la différence entre un lacet de soulier neuf et celui que vous nouez pour la centième fois - si bien que d' une seule main - l' autre étant nécessaire pour assurer l' équilibre, je n' arrive pas à les desserrer pour les faire coulisser plus haut Bref, avant d' être monté de deux mètres, je suis fatigué et dois redescendre. Je reprends mes propres étriers, fixe l' extrémité des cordes à une des fiches pour les maintenir tendues. Cette fois ça va mieux, chaque « pas » m' élève d' un demi-mètre. Aux deux tiers de la paroi, il y a un rebord de la largeur du pied, où je puis reprendre haleine un instant. Cela suffit; le reste est enlevé à la charge et j' atterris, pantelant mais tout fier, à côté de mes amis agrippés à la crête. Je touche avec le respect dû à une relique le bâton planté sur le sommet. Je voudrais pouvoir y rester, me détendre, savourer cet instant unique et inespéré, car on m' eut bien étonné il y a vingt ans en me disant que je gravirais un jour ce redoutable Grenadier. Mais l' espace est si restreint qu' il n' y aurait pas place pour quatre. Je redescends donc rapidement en rappel et Betty monte à son tour. Bientôt tout le monde est de retour sur le balcon où le soleil, maintenant - il est 13 h. 30-chauffe agréablement. L' esprit et les muscles en repos, nous nous installons pour un repas pantagruélique, le premier de la journée. Sachant sans doute qu' ils en recueilleront les savoureuses miettes, les chocards plus familiers viennent voltiger tout près de nous. Quant au tichodrome, en véritable coquette, il continue à faire des effets de couleur sur les rochers du Turm. Un certain flacon, précautionneusement convoyé jusqu' ici, contribue à la détente. Maintenant qu' elle est baignée de soleil, la paroi rébarbative du Grenadier semble s' humani. L' heure est douce; la vie est belle.

Mais l' homme est ainsi fait que chaque accomplissement, chaque arrivée devient le tremplin d' élan vers de nouvelles aventures. Déjà mes camarades, accoudés sur le parapet, étudient la structure du Petit Grenadier qui recourbe sa corne de l' autre côté de la « Kehle », et supputent les chances et les possibilités de son arête sud.

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