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La traversée du Mönch

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Lorsque je reçus de la section de Jaman, à la séance de juin 1925, en même temps que mes frères, l' insigne de vétéran, d' aimables collègues me demandèrent de reprendre, en souvenir d' autrefois, mes narrations alpestres.

J' aurais pu leur raconter quelques ascensions dans le Valais, l' Oberland ou le groupe du Mont-Blanc, mais la mémoire en était un peu effacée.

Depuis nos anciennes randonnées où nous passions du Rothhorn et du Grand Combin au Mont-Rose; du Cervin au Grand Paradis et à l' Aiguille du Géant; de la plupart des cimes de l' Oberland à la Bernina, je n' avais plus fait que des ascensions isolées. Différentes circonstances ainsi que les derniers étés très pluvieux m' avaient retenu à mi-hauteur.

Cette année, je me décidai à passer un mois à Grindelwald, ce but aimé des promenades de mon enfance.

Au contact de l' enthousiasme juvénile d' un de mes neveux, je revécus avec délices mes souvenirs d' autrefois. Petit garçon, mes parents m' avaient fréquemment conduit à la Wengernalp, au Männlichen, au Faulhorn; j' avais gardé, de ces excursions, l' impression très nette de courses merveilleuses, de hautes ascensions, de vues émouvantes.

Je me rappelais aussi que c' était à Grindelwald qu' on m' avait rapporté, gamin de 12 ans, après une chute de 20 mètres environ dans une rimaie au-dessus de la Mer de glace supérieure.

A chaque contour, à chaque apparition d' un nouveau sommet au-dessus de la paroi massive du Mettenberg ou de l' Eiger, un souvenir ressuscitait brusquement. Très vivants s' y rattachaient les noms de nos chers disparus, une grand' mère, une mère qui suivait avec tant d' intérêt ses fils partis pour les hauteurs, un oncle, alpiniste bien connu, auquel je dois mon piolet, fidèle compagnon de toutes mes ascensions.

C' est dans cette atmosphère poétique que nous fîmes, mon neveu et moi, de nombreuses et longues promenades du côté du glacier supérieur, de Bäregg, de Bänisegg, du Bachalpsee, de la Petite Scheidegg.

Pendant ces excursions, souvent le Mœnch nous est apparu avec ses voisins étincelants, l' Eiger et la Jungfrau, dans le cadre de leurs glaciers et de leurs séracs qui, de temps en temps, s' effondrent en avalanches avec un bruit de tonnerre.

Ayant déjà gravi les deux grands voisins du Mœnch, l' idée de m' élever de nouveau au-dessus de 4000 mètres et d' y retrouver les vues inoubliables, germa peu à peu dans mon esprit. Mais il fallait quelques jours de beau temps avant de tenter cette ascension, car les derniers jours de pluie à Grindelwald avaient couvert les hauts sommets de neige fraîche.

Le Mœnch ( 4105 m .) est admirablement situé; il forme, avec la Jungfrau et l' Eiger, cette éblouissante barrière de glaciers qui, par gradins successifs, vient toucher les prairies et les forêts de sapins de la Wengernalp.

Le sommet du Mœnch a la forme d' un petit plateau de neige auquel aboutissent quatre arêtes vertigineuses: celle du nord qui se termine par une pente de glace très rapide se continue, vers le bas, par une arête rocheuse sur laquelle est perchée la pittoresque cabane du Guggi. L' arête est va rejoindre le sommet de l' Eiger tandis que celle de l' ouest plonge du côté du Jungfraujoch. Enfin, celle du sud est une crête de névé très étroite qui aboutit à l' Obermœnchjoch.

L' idée de dépasser pour la première fois 4000 mètres enthousiasmait mon neveu de 16 ans; les souvenirs de mes années de jeunesse me revenaient au cœur et m' attiraient là-haut.

Le temps semblant se remettre et le baromètre remontant graduellement des basses régions où il était descendu, nous organisâmes notre expédition. Sur le conseil d' un ami de Grindelwald, M. Otto Boss, qui se joignit à nous, j' engageai comme guide Fritz Steuri, l' un des participants à l' ascension hardie de l' Eiger par l' arête de Mittellegi, réussie une seule fois par un Japonais accompagné du guide Ammacher.

Pour atteindre le Mœnch en partant de Grindelwald, on peut aller coucher à la cabane de Bergli qu' on atteint en 6 à 7 heures. L' ascension se fait de là en 3 à 4 heures, mais la montée à la cabane est fatigante et monotone par les pentes raides du Kalli. On peut aussi passer la nuit à la cabane du Guggi; c' est alors une ascension en majeure partie de glaces et de névés, qui dure 8 à 9 heures. On va plus souvent coucher au Jungfraujoch, surtout si l'on veut prendre l' arête ouest, plus difficile mais infiniment plus variée que celle qui aboutit à l' Obermœnchjoch.

Nous partîmes donc le 28 août, par le train, pour le Jungfraujoch. Le baromètre montait, la pluie tombait par brèves averses dont les rideaux gris masquaient les pâturages de la Petite Scheidegg. A cette station, un coup d' œil sur le Mœnch ne nous montrait que d' épaisses nuées. Nous étions, malgré tout, pleins d' espoir. Puis vint le long tunnel de la Jungfraubahn et, au Jungfraujoch, la sortie de wagon à la gare creusée dans le rocher et éclairée à l' électricité.

Alors se produit un coup de théâtre qui touche à l' invraisemblance; c' est un rêve; on n' en croit pas ses yeux. Un ascenseur vous introduit dans le hall bien chauffé de l' hôtel Berghaus; l' accueil est cordial; nous recevons le numéro de notre chambre où l' ascenseur nous transporte. Corridors boisés, pièces spacieuses, mobilier élégant de couleur uniforme pour le même étage et variée d' un étage à l' autre. Cette couleur correspond aux signaux lumineux qui appellent le personnel afin de ne pas troubler par des carillons les excursionnistes fatigués.

On s' approche de la fenêtre orientée vers le sud, comme elles le sont toutes, et c' est un éblouissement; le regard plonge dans un gouffre de blancheurs; il vole jusqu' au glacier sinueux d' Aletsch et s' arrête enfin aux lointains qui bornent l' horizon. Partout le blanc domine, avec de rares arêtes rocheuses qui émergent de ce paysage glaciaire. Quand brille le soleil, la fenêtre peut être masquée par des rideaux bleu-foncé, car la réverbération de toutes ces pentes de neige est aveuglante..

Mais, dans ce palais de fées, il faut tout voir. A chaque étage, on trouve, donnant sur le corridor, un élégant lavabo avec eau courante chaude et froide; une salle de bains, une salle de douches. Quand on apprend que l' eau est amenée de la Petite Scheidegg par des wagons citernes, on se demande ce que l'on doit le plus admirer, soit l' esprit d' entreprise qui a osé concevoir cette maison, dotée de tout le confort moderne, à 3457 mètres d' altitude, soit le talent et le goût de l' architecte qui a exécuté cette œuvre pour le grand honneur de notre pays.

Dans le vaste restaurant aux claires boiseries du premier étage dont le chauffage électrique répand une agréable chaleur, on trouve des repas aussi excellents que bien servis.

Dans le salon du second étage, avec ses confortables meubles de jonc et ses petites tables ornées de fleurs, le café nous trouva réunis, en compagnie de M. Schaer, de Genève, qui nous fit les honneurs de son observatoire avec une bienveillance extrême. En voyant, dans sa chambre, ses habits et ses bottes de fourrures qui doivent le faire ressembler à un Esqui-meau, le contraste entre ce paysage polaire et ce merveilleux palais est plus évident encore.

Enfin, fatigués d' avoir vu tant de choses extraordinaires, nous gagnâmes nos excellents lits où un sommeil tranquille nous prépara admirablement à l' ascension du lendemain.

Après le déjeuner, à 5 heures et demie, nous nous encordâmes dans la salle du restaurant de la gare x ) et, comme des voleurs, nous sortîmes en enjambant la barrière de la galerie pour nous trouver d' emblée sur des marches de glace taillées aux flancs fortement inclinés du Sphinx. Le jour est sans nuage; le soleil, encore invisible, teint de rose les hautes pentes de la Jungfrau tandis que la base puissante de la montagne et le Roththalsattel sont encore noyés dans une ombre froide.

Le Mœnch s' éclaire aussi dans le ciel pâle. Nous gagnons le pied de son arête rocheuse par des pentes de névé de plus en plus raides; puis une grimpée sur les rochers nous amène à l' arête tranchante que nous enjambons comme la barrière de tout à l' heure, et nous voici à cheval, une jambe au-dessus de la Wengernalp, l' autre au-dessus du Jungfraufirn. De ce siège élevé la vue est émouvante; d' un côté le regard, quittant les précipices, va se reposer sur les pâturages verts, les forêts de sapins de la Wengernalp, sur le bleu profond du lac de Thoune, sur le plateau suisse noyé dans une buée bleuâtre aux confins de la Forêt-Noire. De l' autre côté, c' est toute la splendeur du monde glaciaire dont la blancheur va s' atténuant jusqu' au bleu des sommets valaisans et italiens. Heureux l' homme auquel il est donné d' admirer des spectacles pareils!

Mais continuons notre ascension. Elle nous amène au pied d' une plaque de rocher fortement inclinée, haute de 15 mètres environ; ses aspérités sont rares et peu prononcées; pour franchir ce passage difficile, il faut un certain temps. De nouveau une pente de neige fraîche se présente, surmontée d' une tranche de glacier bleuâtre qui nous inquiète comme si nous allions en recevoir un bloc sur la tête.

Après avoir franchi des rochers recouverts de verglas nous rejoignons la grande pente lisse et fort raide qui descend du côté de la cabane du Guggi. Pendant trois quarts d' heure le guide dut tailler des marches dans la glace vive dont les éclats venaient, par instants, nous frapper au visage.

La pente s' atténue; nous retrouvons le névé; nous avançons plus vite et arrivons sur le plateau terminal du Mœnch dont l' inclinaison est très douce.

De ce belvédère, la vue est sans nuages. Nous retrouvons ici le contraste propre à plusieurs des géants de l' Oberland. D' un côté, le regard fuit dans des abîmes de verdure, séparés par des montagnes couvertes de forêts ou de pâturages; il salue, au passage, Interlaken et Berne et se perd dans des lointains bleus. Du côté opposé, le regard plonge dans des abîmes de blancheur, séparés par des montagnes de glace; au passage, il salue les grands sommets et se perd dans les lointains.

Les souvenirs de jeunesse, les noms des compagnons d' autrefois, les émotions ressenties, aujourd'hui renouvelées, l' effort réalisé, le but atteint mettent aux lèvres des paroles de reconnaissance et font monter des larmes aux yeux. Mais le vent souffle fort. Il y a un instant, il a emporté dans les précipices le chapeau de mon neveu. Nous cherchons un abri pour déjeuner un peu en dessous du sommet sur l' abrupte pente de névé qui descend vers rObermœnchjoch. Assis dans les traces laissées par une caravane, nous dé-ballions les sacs quand mon neveu m' annonce que son piolet a fait, dans la neige, un trou d' où monte un vent violent qui lui chasse la neige au visage. En un clin d' œil nous redescendons d' un ou deux mètres la pente dont l' inch n' est guère engageante. Quelques marches taillées nous permettent de nous asseoir, remis de l' alerte qui nous avait fait craindre de nous être installés sur la base de la corniche.

L' arête sud, par laquelle nous descendons, est très raide mais n' offre aucune difficulté. A deux heures, nous rentrions, par escalade, dans la galerie du restaurant Jungfraujoch sous les regards ahuris de trois Japonais.

Après une brève toilette et un repos bien gagné dans la chambre confortable, il ne nous reste qu' à penser aux beautés contemplées, à revivre les passages difficiles, à fixer les visions rares dans le trésor du souvenir pour les retrouver au temps où l' âge ne permettra plus d' atteindre les sommets et tournera définitivement la page des hautes ascensions.g Rossier

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