La traversée des Aiguilles du Diable en février 1938 | Club Alpin Suisse CAS
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La traversée des Aiguilles du Diable en février 1938

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 1 illustration.Par Raymond Lambert.

« Cette traversée est certainement une des plus merveilleuses que l'on peut trouver dans les Alpes. Elle dépasse en beauté, en jouissance et en difficulté tout ce que l'on peut imaginer. » André Roch, Les Alpes 1930, p. 267 et 268.

P. M. Nos lecteurs se rappellent sûrement avoir lu dans les journaux la relation de la susdite expédition hivernale et les péripéties tragiques qui l' ont accompagnée. Partis par un temps idéal et après avoir achevé la moitié de la traversée des fameuses aiguilles, toutes dépassant 4000 mètres, la cliente, Mlle E. Stagni, son guide Raymond Lambert et leur camarade Gallay furent surpris, lors de leur premier bivouac — celui-ci prévu — près du sommet de l' Aiguille Médiane, 4017 m ., par un changement de temps et une tourmente de neige qui ne diminua pas pendant plusieurs jours. Leur seul échappatoire était alors « par en-haut », c'est-à-dire de traverser encore la très difficile Pointe Carmen, 4109 m ., et de gravir ensuite le Mont Blanc du Tacul, 4248 m. De là ils seraient descendus au Col du Midi. Forçant la première partie de ce trajet, mais ne pouvant l' achever à cause de la violence de la tempête, ils bivouaquèrent une seconde fois près du Tacul et puis encore trois fois dans une crevasse près du Col Maudit ( point 4051 m. de la carte Imfeld qu' il ne faut pas confondre avec le Col du Mont Maudit de cette même carte ). Grâce à une légère amélioration du temps, leur guide, quoique gravement atteint, affamé et tombant de sommeil, descendit finalement seul par le brouillard au Col du Midi, puis à celui du Gros Rognon. Là il fut aperçu de loin par la colonne de secours, organisée à Genève, qui était sur le point d' abandonner la partie, ses recherches étant restées jusqu' alors sans aucun résultat. Les deux malheureux compagnons restés dans la crevasse furent alors sauvés. Lambert, Gallay et plusieurs des guides sauveteurs eurent des membres gelés.

Raymond Lambert est très connu à Genève comme directeur de l' école d' alpinisme et comme guide diplômé et pour avoir accompli, tant en été qu' en hiver, de nombreuses ascensions de premier ordre. Citons, entre autres, la traversée des Aiguilles du Diable en été, l' ascension des Dents du Crocodile 1 ) Voir récits, photographies et diagrammes dans Les Alpes de 1926 et 1930; La Montagne de 1921, 1923, 1924 et 1926; The Alpine Journal, n° " 37, 38, 39 et 43; L' Annuaire du Groupe Haute Montagne du G. A. F. 1926 et 1927; le Guide Vallot IV, p. 123; Alpinisme de 1938 ainsi que les publications italiennes.

De l' est à l' ouest, les Aiguilles du Diable se suivent ainsi: le Col du Diable 3951 m ., la Corne du Diable 4064 m ., la Pointe Chaubert 4074 m ., la Brèche Médiane 4017 m ., la Pointe Médiane 4097 m ., la Brèche Carmen, la Pointe Carmen 4109 m ., la Brèche Est de l' Isolée 4054 m ., l' Isolée ou Pointe Blanchet 4114 m ., la Brèche Ouest de l' Isolée. Puis l' arête monte, facile, au Mont Blanc du Tacul 4248.

La rédaction de La Montagne et M. Charles Vallot ont bien voulu nous permettre de reproduire avec cet article l' excellente photo des Aiguilles du Diable prise du sud par feu M. Joseph Vallot et parue dans la dite revue d' octobre 1924. Qu' ils veuillent bien agréer tous nos remerciements à ce sujet.

et du Caïman en janvier 1937 avec M. Gallay 1 ) qui exigea de terribles efforts et surtout aussi la deuxième ascension des Grandes Jorasses par le nord. Il a bien voulu nous remettre, pour être publié, un récit authentique et détaillé de son expédition du mois de février 1938 aux Aiguilles du Diable dans lequel il s' est appliqué à éclaircir certains points jusqu' ici quelque peu obscurs ou mal relatés. Nous transmettons ci-après son récit tel quel, estimant que ses expériences auront de l' utilité pour tous ces jeunes grimpeurs qui songeraient peut-être à entreprendre au gros de l' hiver et en haute montagne de pareilles expéditions. Sachant à quoi ils s' exposent, ils hésiteront, pensons-nous, à se hasarder dans des situations d' où l' issue, en cas de changement de temps, sera sinon impossible, du moins impliquant le grave risque de « gelures », ceci tant pour eux que pour leurs sauveteurs éventuels. Voir le récit ci-après.

P. Montandon.

« Wir möchten die jungen deutschschweizerischen Leser der « Alpen » auf den lehrreichen Bericht des Herrn Lambert ebenfalls ausdrücklich aufmerksam machen. Sie werden sicherlich nützliche Lehren daraus ziehen.p jß.

Course aux Aiguilles du Diable.

R. Lambert.

Ces Aiguilles sont d' une escalade difficile. Elles ont toutes 4000 m. Les efforts les plus petits essoufflent rapidement. Les difficultés peuvent se comparer à celles de l' Aiguille Mummery. J' avais déjà fait la traversée en été en 1933 avec Mlle Boulaz et, connaissant exactement la course, j' avais décidé de la refaire en hiver en choisissant de bonnes conditions.

C' est ainsi que le lundi 7 février 1938 nous remontons, M. Marcel Gallay, Mlle Erika Stagni et moi, la Mer de Glace et le Glacier du Géant jusqu' au refuge du Requin, 2516 m ., où nous passâmes la nuit.

Mardi 8 février nous remontons les séracs du Géant et nous nous dirigeons vers le Col de la Fourche sur l' arête Tour Ronde-Mont Maudit, avant d' entrer dans la Combe Maudite, c'est-à-dire au pied des pentes qui descendent du Col du Gros Rognon. Nous laissons les skis pour chausser les raquettes et à l' aide de ces dernières nous arrivons au pied du Col de la Fourche et montons au refuge Borgna, 3600 m ., sur le col, pour dormir. Le temps était magnifique, pas un nuage à l' horizon.

Le lendemain, mercredi 9 février, nous descendons pour traverser le glacier et pour monter au Col du Diable, 3951 m. Nous y arrivons rapidement, les conditions sont bonnes, nous montons sans crampons et sans tailler: meilleures conditions qu' en été. Du col, laissant de côté la Corne du Diable, nous escaladons la Pointe Chaubert, 4074 m ., sans gants. Il fait grand beau et pas très froid. Du sommet de la Chaubert, deux rappels nous amènent au pied de la Médiane, à la Brèche 4017 m. Là le soleil a tourné et les gants sont nécessaires.

Parvenus à 15 m. sous le sommet de la Médiane, 4097 m ., nous établissons notre bivouac, prévu d' avance. Le temps est toujours au grand beau, pas un nuage, légère brise du nord. Nous nous enfilons dans nos sacs de couchage en duvet et nous avons chaud.

Mais le jeudi 10 février, à 3 heures du matin, la neige commence à tomber. Une grande inquiétude nous prend. A 8 heures il y a 50 cm. de neige fraîche, et elle continue à tomber. Revenir en arrière? Impossible. Descente directe? Les avalanches nous ramasseraient sans autre! Donc il faut franchir encore l' Aiguille Carmen et le Mont Blanc du Tacul. C' est ce que nous entreprîmes des qu' il fit jour. Un rappel nous amène à la brèche entre la Carmen et la Médiane, mais la montée de la Carmen fut extrêmement difficile: neige et glace. Je mis deux heures pour faire 30 m.1 ). Suivent deux rappels, et nous sommes à la Brèche Est, 4054 m ., de l' Isolée. Nous laissons ce sommet à notre gauche et montons une arête facile jusqu' au Mont Blanc du Tacul, 4248 m. Tant que nous étions sur l' Arête du Diable, nous étions à l' abri du vent, mais la neige tombait sans arrêt. Depuis le bivouac et surtout au Tacul ce fut une lutte terrible contre les éléments dont on ne peut s' imaginer la violence. Au sommet il était 15 h. 30. Nous essayons de descendre, mais le vent est tel que nous sommes jetés à terre, le visage gelé. Continuer aurait été mortel. Impossible de respirer par le nez, je craignais de nous geler les poumons en absorbant l' air glace! Je décide donc de bivouaquer. Nous installons de suite Mlle Stagni dans un sac de couchage et nous l' attachons à un rocher. De la nuit et du froid elle n' a pas souffert. Quant à Gallay et moi, après avoir enfilé des gants, nous nous glissons dans notre sac. Mais l' emplacement, à 10 m. sous le sommet ( versant sud ), sur une vire inclinée de rochers, encombrée de neige, sans abri, était mauvais et nous empêchait de nous couvrir convenablement. Aussi souffrîmes-nous énormément.

Vendredi matin 11 février le mauvais temps faisant toujours rage, nous décidons de descendre, mais nous avons la face gelée et sommes aveuglés par la neige. Il nous est impossible de marcher vent debout. Nous descendons pourtant le long d' une arête rocheuse dans l' espoir de trouver un abri... mais rien... Alors nous arrivons au Col Maudit, 4051 m. Pour descendre, le vent nous jette par terre. Nous reculons de quelques mètres et alors je trouve une crevasse qui se prête admirablement bien. Nous nous y réfugions après avoir dispose les blocs de glace les uns sur les autres en un mur, de façon à fermer l' entrée. Nous nous installons. Les vivres commencent à manquer. A l' intérieur nous avons 0°, dehors —40°. Nous étions dans l' eau dans la crevasse. Si nous sortions nous gelions. Tout ce que nous avions était mouillé. Nous nous frictionnions les pieds mutuellement. La journée de vendredi se passe ainsi.

Samedi 12 février, plus rien à manger, nous délirons et le dimanche 13 février, voyant que le temps s' améliorait, je tente une sortie avec mes deux compagnons, mais ils ne peuvent plus marcher. C' est alors que je leur déclare que je vais partir seul jouant la dernière carte. Ce fut pénible de les quitter, et eux de même étaient désolés de me voir partir, mais dans un dernier sursaut d' énergie je pars. Mais quelle descente hallucinante! Epuisé, gelé, torture de faim et de sommeil, comment suis-je arrivé? En quittant la crevasse, j' avais l' idée fixe de descendre coûte que coûte et où que ce soit. Personne ne peut s' imaginer ce que fut cette descente dans la tourmente qui pourtant s' apaisait, mais je voulais arriver à tout prix; j' avais laisse deux vies qui comptaient sur moi. J' ai mis sept heures en perdant trois heures dans le brouillard et ayant eu à remonter. Je retrouve la route normale et atteins le Col du Midi, de là le Col du Gros Rognon. En marchant dans la direction où nous avions laissé nos skis, j' aperçus la colonne de secours genevoise qui commençait à perdre espoir et à abandonner les recherches.

Rapidement ils viennent vers moi et je leur indique l' emplacement de la crevasse. Puis je descendis encore à skis jusqu' à la cabane du Requin ( et de là le jour suivant, le lundi, en traîneau jusqu' aux Tines ). Au Requin, mes dévoués camarades me frictionnent et me réconfortent. Vers les 21 heures les guides Paul Demarchi, A. Franchino et Michel Payot arrivent. Je leur donne les indications nécessaires pour trouver la crevasse; à 23 heures ils partent et arriveront à 6 h. 30 à la crevasse. Je les avais mis en garde pour leurs pieds. L' effort fourni par ces hommes, la lutte contre les éléments, le terrible froid font d' eux des héros. Arrivent encore vingt autres vaillants guides, ainsi que le Dr Ody qui me prodigua ses soins dévoués.

Lundi matin 14 février. Ils partent tous, guides et Genevois, mais hélas, plusieurs reviennent plus ou moins gelés! Les trois premiers rentrent au Requin. Ils ont ramené Mlle Stagni de la crevasse au moyen d' un brancard et l' ont remise entre les mains des vaillants camarades genevois qui la descendent jusqu' aux Tines.

La dernière équipe de Chamonix, Armand Charlet, André Bozon, Luc Couttet, Francis Marullaz et Walter Marcuard ( ces deux derniers de Genève ), atteint la crevasse et sauve Gallay. Les trois premiers sauveteurs, très sérieusement atteints, sont conduits, ainsi que Mlle Stagni et moi-même, à la clinique de la Colline de Genève, où nous recevons des soins attentifs et dévoués du Dr Ody. Gallay fut conduit à I' hôpital cantonal. Deux guides sauveteurs, André Bozon et Paul Demarchi, ont dû subir l' amputation de tous les orteils du pied droit et l' un d' eux en plus celle de deux orteils du pied gauche. Un autre sauveteur a perdu une phalange à chaque orteil du pied droit. Deux autres, enfin, ont des « gelures » au 2e degré et ont été hospitalisés pendant 26 jours. Quant à M. Gallay, il a perdu tous les orteils du pied gauche, et moi, enfin, les dix orteils des pieds avec les métatarciens, plus trois phalanges à la main droite et une à la main gauche. Par contre, Mlle Stagni fut indemne.

La cause des gelures des guides provient de la position accroupie pour frictionner les rescapés, et les arrêts à la descente. Avec 40° de froid il ne faut pas longtemps. Quant à Gallay et moi, nous avions donc beaucoup souffert au deuxième bivouac, et dans la crevasse nous avions tous deux, pour l' aménager, à nous accroupir sur la pointe des pieds. De plus nous avions, antérieurement, eu les pieds ou les mains gelés à plusieurs grandes courses, et la circulation, malgré les années passées depuis, n' était plus très active.

LA TRAVERSÉE DES AIGUILLES DU DIABLE EN FÉVRIER 1938.

Tout d' ailleurs avait été prévu, équipement, entraînement des participants. Les guides sauveteurs de même étaient tous bien équipés. J' avais déjà à mon actif quelques hivernales: deux fois la traversée du Grépon ( le 7 février 1932 et le 10 février 1934 ). Les deux fois nous avions eu d' excellentes conditions de rocher, meilleures souvent qu' en été. J' ai aussi gravi avec Gallay le Crocodile et le Caïman en hiver. En février et à cette époque, la neige

Les Aiguilles du Diable, de l' Est,

d' après la photo de M? Joseph Vallot "

qui tombe dans les hautes altitudes est poudreuse et n' adhère pas au rocher; mais en avril-mai la neige colle au rocher et forme du verglas.

Nous étions tous trois décidés à entreprendre cette course et en état de la faire, mais la fatalité nous a suivis! Mlle Stagni, excellente montagnarde, très agréable et courageuse en course, la désirait autant que M. Gallay et moi. Inutile de dire que je ne me suis pas déshabillé pour elle et ne suis pas descendu pieds nus, ainsi qu' un bruit stupide a couru. Evidemment, nous avons évité, Gallay et moi, toutes peines inutiles à notre compagne, comme cela devait se faire. J' ai le sentiment d' avoir fait mon devoir malgré tout, et je suis heureux que Mlle Stagni ait été rendue saine et sauve à sa famille. Que le temps, ce grand guérisseur, nous aide à oublier ces heures pénibles, mais au fond du cœur nous pensons:

VIVE LA MONTAGNE!

Les lecteurs de ce récit admireront certainement l' esprit d' entreprise et l' énergie indomptable de M. Lambert et la force de résistance physique et morale de ses deux compagnons.

Evidemment peu s' en est fallu que ceux-ci et leur vaillant guide ne périssent de froid et de faim. A chacun d' en tirer des enseignements utiles.

P. M.

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