Expédition du G. A. O. au Hoggar
PAR RENÉ PELLATON, GENÈVE
Avec 6 illustrations ( 108-113 ) Lors de nos préparatifs, nous avions pris toutes nos dispositions pour que participants et matériel se trouvent rendus à Tamanrasset le lundi 23 mars. Mais nous avions compté sans ce qu' on appelle délicieusement les impondérables; des impondérables qui mirent tant d' acharnement à bouleverser nos calculs qu' il fallut toute l' habileté et la ténacité des organisateurs pour les conjurer. Le résultat fut que seule une équipe, à laquelle j' eus la chance d' être incorporé in extremis, put atteindre Tamanrasset dans un délai assez proche de celui que nous avions prévu.
Mais les impondérables ne perdaient pas l' espoir de nous démoraliser. Redoublant de ruse, avec la complicité des conditions atmosphériques, ils agirent avec tant de perfidie que notre camarade Bruno Bagnoud se trouva bloqué 48 heures à Laghouat ( petit aéroport situé à 300 km d' Alger ) tandis que nos autres compagnons restaient en souffrance dans la métropole algérienne. Il nous fallut attendre le samedi 28 mars pour être tous réunis dans ce Hoggar que nous escomptions atteindre ensemble cinq jours plus tôt.
A leur arrivée à Tamanrasset, les éléments du premier groupe avaient oublié les contretemps des premiers jours. Ils venaient de vivre durant de longues heures une succession d' instants merveilleux. Ils étaient encore tout à l' éblouissement des visions que leur avait apportées la traversée du Sahara, aux plateaux arides, aux sables infinis et blonds, piqués de vertes oasis, aux montagnes extraordinaires Aussi, en dépit du souci que nous causaient nos amis restés sur le littoral, avons-nous mis à profit les journées de séparation pour prospecter les environs de Tamanrasset. Nous avions trouvé auprès de M. Verrien, attaché à l' observatoire, un concours efficace et précieux. Il avait mis à notre disposition une petite maison offrant beaucoup de confort, et dont nous fîmes notre port d' attache. Une Dodge tout-terrain avait été retenue par Michel Vaucher, et son chauffeur, le sympathique Amoved, n' attendait que nos ordres pour partir. Son attente ne fut pas longue et le mardi après-midi déjà nous mettions le cap sur l' Iharen, que nous désirions escalader le lendemain. La visite d' une guelta enchâssée entre de hautes murailles de basalte fut le prétexte à un bain inattendu et bienfaisant, avant que d' atteindre le lieu de notre bivouac.
Comme la nuit tombe vite sous cette latitude, nous préparons sans retard notre repas du soir, tandis que notre véhicule retourne à Tamanrasset, d' où il reviendra demain. Puis, sous les rayons tendrement laiteux de la lune, nous nous endormons.
L' Iharen ( 1732 m ) A 5 heures du matin, grand branle-bas de combat; le petit déjeûner est absorbé et les sacs d' es sont bouclés; le superflu est abandonné sur place et nous partons à l' assaut de notre mon- tagne: Bertschi, dit Babar, Chevallier, dit Yèti, et Amoudruz s' en vont gravir la voie T. D. sup. de la face NO, tandis qu' Yvette, Michel et moi gravissons les éboulis qui conduisent au pied de l' éperon SE, plus modestement classé T. D.
Un petit pas d' escalade nous dépose sur une terrasse qui donne accès à l' éperon. L' itinéraire, assez mal décrit, pose des problèmes à Michel qui se perd en conjectures sur le point d' attaque réel; finalement, il le découvre à une dizaine de mètres du lieu signalé par le topo. Notre leader s' élève avec tout le brio qu' on lui connaît et Yvette et moi, nous nous efforçons de le suivre. Mais ça ne va pas tout seul, car les difficultés sont plus grandes que nous le supposions. La varappe cependant nous plaît infiniment et nous débouchons au sommet de l' Iharen moins de deux heures après en avoir quitté le pied. Nos camarades n' étant pas là, nous prenons place sur la cime, car nous avons convenu de nous réunir au sommet; puis, comme nous ne les voyons pas paraître, nous en venons à penser qu' ils sont repartis sans nous attendre. Michel, néanmoins, fait des recherches et découvre nos amis très bas dans leur voie, dont les difficultés sont si sévères qu' ils mettront encore plus de deux heures avant de nous rejoindre. Amoudruz a été fort impressionné par le V sup. de certains passages. Tous ensemble, nous descendons la voie normale, que Michel était allé reconnaître entre-temps, et, en trois rappels, nous franchissons les dernières parois.
En rentrant à Tamanrasset, nous sommes balayés par le vent de sable. Amoudruz ne veut pas, laisser passer l' occasion de filmer ce phénomène. Le pauvre! s' il avait su ce qui nous attendait, il n' aurait pas considéré cet événement comme un don du ciel inespéré!
En ville, nous apprenons que l' avion de Bagnoud n' a pas signalé son arrivée et qu' il n' a pas fait escale à In Sallah, l' aéroport qu' il doit toucher avant de survoler le Hoggar. Nous nous en allons donc visiter des gravures rupestres dans un oued voisin, puis au retour nous passons à l' aérodrome que nous trouvons fermé. A la radio, il nous est répondu que le L. C. G. ( Lima Charly Golf ) de Bagnoud est bloqué par le vent de sable à Laghouat. Ignorant que Bruno est seul à Laghouat, nous calculons que la seconde équipe sera là le lendemain vers midi. Ainsi aurons-nous le temps de gravir l' Adriane dans la matinée, et nous prenons nos dispositions en conséquence.
VAdriane ( 1709 m ) Nous arrivons le 26 au pied de la paroi. Amoudruz, qui a eu la veille sa pleine ration de varappe, s' en va faire du cinéma, pendant que nous attaquons en deux cordées l' arête NO de l' Adriane. De magnifiques passages de IV nous permettent d' atteindre la cime. Le retour s' effectue rapidement par les éboulis qui descendent d' une échancrure de la montagne.Vers midi, nous sommes de retour à l' observatoire. La radio est muette quant au mouvement de la deuxième équipe. Que faire?
Nous estimons qu' il n' est pas indispensable d' attendre inutilement le reste de l' expédition. S' il arrive, quelques personnes complaisantes de Tamanrasset seront assez gentilles pour le prendre en charge. Aussi décidons-nous de partir pour l' Adaouda. En passant, nous allons prendre un bain tonifiant dans la guelta où nous nous étions baignés deux jours plus tôt.
Ayant repris notre route, nous suivons de durs lacets, quand apparaît soudain une caravane de Touareg. Albert, qui ne vit que pour son film, fait stopper le car et déballe tout son matériel. qu' il est enfin prêt, la caravane a passé et n' est plus guère visible, mais il tourne inlassablement.
L' Adaouda Au pied de l' Adaouda, le sol est dur et jonché de volumineux débris de lave. Mais le car, imperturbable, s' y fraie un chemin et dépose sa cargaison humaine et de matériel au-dessus d' un oued sablonneux qui fera un tapis confortable pour dormir. Tandis que se prépare notre repas, un petit drame naît dans le ménage Vaucher, au sujet d' une première que Babar et Michel veulent tenter le lendemain à l' arête sud. Après avoir mangé, nous restons un long moment à deviser au coin du feu. Le vent souffle et le froid est vif. Lorsque nous nous couchons, la pleine lune éclaire brillamment notre camp.
Très tôt le matin, Michel Vaucher et Baertschi s' en vont vers leur arête, accompagnés du cinéaste qui vent immortaliser leur exploit sur sa pellicule. Une heure plus tard, je pars avec Yeti vers la voie Cauderlier-Vidal de la face O. Yvette nous rattrape, alors que nous nous encordons, et s' at à l' un des brins. Une escalade peu difficile, en écharpe, nous conduit au pied des fissures et cheminées que nous devons emprunter. Et le bal des difficultés commence. Un vent violent nous accompagne. Comme la voie est entièrement à l' ombre, nous grelottons sur les relais. Aussi sommes-nous heureux de trouver le soleil au sommet et de nous y réchauffer. Pour redescendre, nous posons quatre rappels dans notre voie de montée. Une volée de cailloux nous manque de peu. C' est le signal que nos deux compères de l' arête sud sont sur nos talons et ont réussi dans leur entreprise. Mais elle les a obligés à sortir le grand jeu.
De retour au bivouac, nous nous restaurons et nous nous abreuvons abondamment, puis Albert, qui veut faire des gros plans pour son film, nous ramène à l' arête sud, où Babar et Michel se prêtent de bonne grâce à ses exigences. Ce petit intermède terminé, nous pouvons retourner à notre port d' attache.
Le lendemain, 28 mars, nous apprenons subitement vers 13 heures que nos camarades d' Alger vont atterrir. Nous nous précipitons à l' aéroport où le second contingent a déjà débarqué. Aux exclamations de joie et aux congratulations succèdent les explications et les décisions pour les jours à venir.
Il n' y a pas une minute à perdre. Rentrés à Tamanrasset, nous y préparons le grand départ. Les jerrycans et les gourdes sont remplies d' eau. Tout est empaqueté et Amoyed amarre les multiples bagages sur le toit de la Dodge. Quant à nous, nous nous entassons tant bien que mal à l' in, puis la guimbarde prend la piste chargée comme un antique chariot du Far West. Nous repartons vers l' Adaouda et faisons aux nouveaux arrivés les honneurs du pays, comme des gens qui le parcourent depuis longtemps et en connaissent les moindres recoins. Eux ouvrent des yeux tout ronds et s' extasient. A la nuit noire, nous retrouvons le camp et nous nous y installons.
La journée de Pâques sera chargée, car nous voulons gravir l' Adaouda, puis aller vers l' Ilamane qui se trouve à 80 km de nous. Nous partons donc tôt le matin, mais pas aussi tôt qu' il aurait fallu! Ariette, Bagnoud, Babar, Juge, Muller et Michel s' en vont à la voie Cauderlier-Vidal, tandis qu' Yvette, Chevallier et moi, nous nous dirigeons vers la voie Capei, toute voisine de la leur, mais plus difficile puisqu' elle est cotée T. D. sup. Les dalles qui donnent accès au dièdre que nous allons escalader s' avèrent fort difficiles, plus difficiles en tout cas que ne l' indique le topo. Nous y perdons pas mal de temps. La première longueur du dièdre ne nous ménage pas non plus. Comme il n' y a aucun piton en place, Chevallier « cloute » à tour de bras. Je le regarde faire, non sans angoisse, car je pense à tous les coups de marteau qu' il me faudra donner pour récupérer. 35 mètres plus haut, Daniel trouve un relais spacieux et nous invite à monter. Sitôt que nous parvenons à ses côtés, il attaque la longueur suivante. Le relais où s' achève celle-ci est exigu et j' y suis mal à l' aise, les pieds posés sur de maigres aspérités, tandis que le leader se bat avec deux surplombs, dont un d' A .2. Suit un mur de V sup. en mauvais rocher. Ce mauvais rocher a pour moi un certain avantage: je peux « dépitonner » sans trop de peine. Mais je ne sais si je dois admirer l' audace ou blâmer l' in de mon camarade qui n' a pas craint de hisser ses 100 et quelques kilos sur ces fiches branlantes. La dernière longueur est ce qui se fait de mieux ou de pire dans le genre: trouver une fissure où planter un clou dans ce château vacillant tient du grand art. Inutile de dire que ce travail d' orfèvre a pris un temps considérable et que nous atteignons le sommet longtemps après que les autres cordées l' ont quitté. Aussi nous lançons-nous éperduement dans la descente, pour ne pas faire attendre nos camarades plus longtemps.
A peine avons-nous le temps de nous restaurer et de nous désaltérer que le signal du départ est donne. Notre véhicule reprend une piste qui devient de plus en plus mauvaise. Il doit franchir plusieurs cols aux pentes redressées. Le paysage se fait toujours plus inhospitalier et, pourtant, nous apercevons des ânes grassouillets qui fuient à notre approche. De quoi se nourrissent-ils sur ces terres calcinées et comment s' abreuvent? C' est un mystère que nous ne parvenons pas à élucider. Il fait presque nuit lorsque nous atteignons le refuge de l' Asekrem où nous passerons la nuit. Au-dessus de nous, dans la montagne, brille une lumière. C' est celle de l' ermitage où le Père de Foucauld venait passer les mois d' été. Il est actuellement habité par deux Frères.
Nous apprêtons notre repas et nous nous préparons pour la nuit. Quelques-uns d' entre nous coucheront à l' intérieur, alors que les endurcis s' en vont dehors affronter le vent et le froid de ces hautes altitudes. Bruno Bagnoud s' attribue le car.
Ullamane ( 2909 m ) Le lendemain, nous reprenons la piste, de plus en plus exécrable. A l' approche de l' Ilamane un pneu éclate.Vite Albert tourne une séquence, puis s' en va à pied vers l' Ilamane avec Juge qui lui servira de guide. Il emporte une petite caméra pour filmer Yvette et Ariette qui veulent gravir l' arête SE en cordée féminine. Tous quatre pensaient ne pas perdre de temps en faisant le reste du chemin à pied, car nous supposions l' Ilamane très proche. Mais il est, en réalité, encore très éloigné et les deux couples sont heureux de remonter dans notre véhicule lorsque, une fois la roue change, nous les rattrapons.
Le car nous dépose enfin au pied de la merveille du Hoggar. C' est un cône parfait, qui culmine à plus de 2900 m et que l'on voit de très loin. Les grimpeurs de l' arête SE s' en vont à leur travail. Babar et Yeti partent vers la face NE dans laquelle ils traceront une voie nouvelle. Quand au reste de la troupe, Michel s' en occupe. Il nous emmène à l' arête NO. Mais son sens aigu de l' orientation se trouvera en défaut et nous ferons bien involontairement une variante très agréable avant d' at l' arête de notre choix. Celle-ci ne nous apportera d' ailleurs aucune joie tant le rocher était mauvais. Le seul souvenir émouvant que nous garderons de ces lieux, c' est la fuite d' un groupe de mouflons que notre présence insolite venait de déranger.
Presque en même temps, les diverses cordées débouchèrent au sommet et c' est ainsi que les 12 participants de l' expédition se trouvèrent réunis sur cette cime prestigieuse, d' où la vue s' étend très loin à la ronde, sur un monde lunaire fascinant.
Amoved avait renoncé à emprunter, pour le retour, le chemin par lequel nous étions venus, en raison des cols qu' il fallait passer. Il préférait suivre une piste plus mauvaise encore, mais ne présentant pas de changements continuels de dénivellation. Nous descendons donc dans le cirque de l' Ilamane, un des joyaux de la région, et nous y bivouaquons sur un lit de sable fin et doux.
Au matin, un troupeau d' une trentaine de chameaux vient nous rendre visite. Chacun veut les photographier et le cinéaste s' empresse naturellement de les filmer. Puis Amoyed tente de mettre 15 Les Alpes - 1964 - Die Alpen225 son car en marche. Las! l' allumage ne se fait pas. Nous décidons de pousser le véhicule et tout son chargement vers le haut du vallon, puis en sens contraire. Malheureusement notre tentative échoue. Il nous faut remonter le lourd véhicule plus haut encore, le sortir des sables et le diriger sur un terrain solide et plus incliné. Alors seulement le moteur consent à se mettre en marche.
Par des chemins fort mauvais, et parfois défoncés, nous poursuivons notre avance, anxieux à la pensée que des ennuis mécaniques pourraient survenir si loin de toute agglomération. Sur notre route, nous rencontrons un campement touareg. Nous nous attardons à photographier, à filmer et à acheter des souvenirs - qui ne proviennent d' ailleurs pas tous de l' industrie touareg: témoin cette bague achetée dix francs et que nous vîmes plus tard en vente à Tamanrasset pour deux francs!
La piste nous paraissait de plus en plus longue et de plus en plus hasardeuse. A quelque 20 km de Tamanrasset, nous ne sûmes résister à l' appel d' une magnifique guelta, étendue et profonde, dont l' eau fraîche fut une caresse pour nos corps. Enfin, avant que la nuit ne fût venue, la Dodge nous remenait au bercail. L' aventure du Hoggar était terminée.
Ce voyage au Hoggar fut pour nous tous un véritable enchantement. Nous y avons éprouvé les sentiments d' hommes qui viennent de découvrir une terre nouvelle. Par ailleurs, l' atmosphère fut toujours cordiale et la bonne humeur n' a cessé de régner. Les moins de trente ans ont apporté un esprit de jeunesse bien sympathique. Personne ne fit preuve d' égoïsme. Au contraire, les « sestogradistes » eurent la gentillesse de faire taire leurs ambitions secrètes pour conduire dans des voies classiques les participants de force plus modeste. Ce fut un geste amical, dont nous devons leur savoir gré. Cet esprit d' équipe, de cohésion, de camaraderie ne fut pas un des moindres charmes de notre expédition, mais c' est en revenant à la vie citadine qu' on en mesure mieux le prix.
( GAO, n° 72, avril 1964 )