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En patrouille dans le Grand Nord

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Colin Wyatt

Avec croquis et 3 illustrations ( 173-175 ) Notre collègue Colin Wyatt, bien connu à St-Moritz où il a séjourné plusieurs hivers, a fait Van dernier un voyage d' études dans le Grand Nord canadien en vue de réunir les matériaux d' un livre sur les Esquimaux. Il a bien voulu écrire pour Les Alpes le récit d' une de ses randonnées avec la police montée canadienne.

Pendant des heures l' avion, tel un gros bourdon, s' enfonça vers le nord au-dessus d' une plaine déserte qui s' étirait à perte de vue. Soudain il plongea, toucha le sol, et après quelques bonds désordonnés sur les vagues de neige durcie, s' immobilisa. Surgi d' une petite maison blanche sur laquelle flottait le pavillon de l' Union Jack, un attelage de chiens s' ap au galop. Un Blanc et deux Esquimaux, emmitouflés de fourrures, sautèrent du traîneau. Le pilote leur jeta un sac de courrier, deux caisses de vivres et mon sac de montagne qui furent promptement arrimés sur le traîneau. Un claquement du long fouet et nous voilà filant vers Esquimau Point dans un balancement de roulis.

Constable Don Wilson se retourna vers moi et cria: « Entrez vite dans la maison! Votre nez est en train de geler. » Louchant vers cet appendice, je vis en effet qu' il avait pris une teinte cadavérique. Pas étonnant, par 58° C sous zéro.

Un moment plus tard, nous nous prélassions dans les fauteuils du poste. Don Wilson se tourna vers moi: « Les fourrures que vous avez là ne valent rien ici, pas plus que votre sac de montagne. Je vais demander aux femmes de vous fabriquer une véritable parka esquimau, ainsi qu' un sac de couchage double en peau de caribou. Nous avons le temps, votre komatik ( traîneau ) ne sera pas prêt avant demain soir; il faut glacer les patins. » Les fourrures lapones que je portais étaient en effet totalement insuffisantes contre les températures extrêmes de l' Arctique canadien.

Après le lunch, je m' en fus observer les Esquimaux en train de monter les deux longs patins ( 6 mètres ) qu' ils assemblèrent au moyen de 17 traverses. Après quoi l' engin fut retourné sens dessus dessous et une sorte de boue fibreuse fut appliquée sur le bois nu des patins, pétrie et modelée en rondeur avant que le gel ne la durcisse.

Dans un iglou, trois femmes étaient assises sur la banquette; l' une d' elles raclait une peau fraîche de caribou au moyen d' une lame recourbée, les autres assemblaient les peaux déjà préparées: mes vêtements et mon sac de couchage seront bientôt prêts.

Le matin suivant, la boue appliquée sur les patins du « komatik » était aussi dure que du chêne. La surface fut alors rabotée et égalisée, puis on versa de l' eau bouillante sur un carré de peau d' ours polaire, avec quoi les hommes frottèrent vigoureusement les patins. On appliqua ainsi plusieurs couches de glace, jusqu' à ce que les patins fussent aussi lisses et aussi durs que de l' acier poli. Dans ces basses températures, les patins de fer colleraient à la neige; d' ailleurs aucun Esquimau n' aurait le moyen d' en acheter.

Dans la soirée, on apporta mes vêtements. Le costume esquimau est aussi chaud que n' importe quel équipement arctique fabriqué en Europe, et laisse une bien plus grande liberté de mouvements. Comme dessous, je ne portais que des caleçons et un filet. Le costume consiste en une paire de bottines souples, fourrure à l' intérieur, puis une paire de longues bottes montant jusqu' aux cuisses, fourrées intérieurement. Là-dessus vient une paire de pantalons sans coutures ni poches, descendant au-dessous des genoux. On enfile ensuite deux parkas l' une dans l' autre, toutes deux munies d' un lourd capuchon, fourrure à l' in, celle de la première à même la peau. Quand il fait chaud, ou dans l' iglou, on enlève la parka de dessus. Une paire de gants, avec fourrure à l' extérieur, complétait mon costume qui, tout en permettant une ventilation parfaite, vous isole efficacement du froid du dehors, ne laissant libre qu' une petite lucarne ovale devant le visage. Je fis faire une incision à la parka extérieure pour mes appareils photographiques, car, à fair libre, le volet et le mécanisme de mise au point gelaient et ne fonctionnaient plus au bout de cinq minutes. Le temps de prendre deux instantanés, mes doigts étaient bleuis par le gel, et au bout de deux jours de prises de vues j' avais des ampoules semblables à des brûlures au bout des doigts qui avaient perdu toute sensation.

A notre approche, les chiens jappaient et bondissaient de joie hystérique le long de la chaîne d' attelage à la perspective de l' action. Notre « komatik », pesant environ 450 kg avec les passagers, était tire par neuf chiens; celui des deux Esquimaux en avait sept. Nous nous jetâmes sur le traîneau recouvert de fourrures, et un coup de fouet enleva l' attelage qui nous entraîna à toute allure vers la banquise.

Les Barren Lands ( Terres désertes ) du Canada sont un pays extraordinaire. Imaginez la surface de l' Océan soulevée de courtes vagues blanches figées par le gel, remplissez les sillons de neige soufflée par le vent, et mettez-vous au milieu. Aucun signe de vie, aucun son sauf le grincement des patins sur la glace.

Après deux heures de marche, les chiens commencèrent à dresser les oreilles et relever le museau: il y avait du caribou en vue, des points noirs défilant sur une crête. Don prépara son fusil, car notre approvisionnement en viande fraîche dépendait de ce gibier 1. Pour les chiens, nous avions des sacs de viande de morse gelée, à raison de 500 grammes environ par jour et par tête. Notre itinéraire coupait la route de migration printanière des caribous vers le nord; des troupeaux apparaissaient tout autour de nous. Le caribou est un animal stupide: il commence par s' enfuir, puis il s' arrête pour vous observer. En peu de temps, nous en avions tué trois, que les Esquimaux eurent tôt fait d' écorcher et de dépecer, enveloppant les quartiers dans la peau encore tiède pour préserver la viande du gel aussi longtemps que possible. Dans les trois heures qui suivirent, nous avons rencontré au moins 5000 rennes c' était parfois comme une petite forêt de ramures qui s' avançait; la neige était piétinée et broyée par leurs sabots là où ils avaient gratté pour atteindre la mousse qui leur sert de nourriture. Le défilé dura jusque vers le soir.

A 5 heures nous fîmes halte près d' un lac gelé pour chauffer de l' eau afin de reglacer les patins de nos traîneaux. Au loin un loup poussa son hurlement lugubre. Finalement le soleil se coucha dans un embrasement sur l' horizon d' un bleu profond, colorant l' haleine des chiens en un nuage cramoisi.

1 Le caribou est semblable au renne de Laponie, légèrement plus grand.

EN PATROUILLE DANS LE GRAND NORD La course continua dans la nuit grandissante. La lune se leva à l' est, versant sa lumière froide sur la terre morte et allongeant l' ombre vacillante des traîneaux. Nous avions parcouru près de 60 km .; les chiens commençaient à sentir la fatigue; Don les encourageait par des cris. Soudain il se tourna vers moi: « Vous voyez une lumière? » Scrutant la nuit, je découvris un faible point jaunâtre. Cent mètres encore, et devant nous surgirent les domes blancs de trois iglous éclairés par la lune. Des hommes, avertis par l' aboiement des chiens, sortirent à notre rencontre.

Ce sont là des Esquimaux-caribous, ainsi nommés par opposition aux Esquimaux-marins qui vivent plus au nord. Ce sont des chasseurs; toute leur vie dépend des caribous

S.

rote* nord Route approximative de l' auteur pour la nourriture et le vêtement. Ils sont à demi-nomades et déplacent leur camp selon la route suivie par les caribous dans leurs migrations. S' ils ne réussissent pas à intercepter de ces animaux, c' est la famine, et la seule nourriture possible sera le poisson qu' il faudra pêcher dans des trous percés dans la glace épaisse de deux mètres qui couvre les lacs. C' est peut-être le peuple le plus pacifique du monde; le plus grand crime pour un Esquimau est de se fâcher. Un coup donné dans la colère est chez eux chose impensable, et vous ne voyez jamais un enfant pleurer, à moins qu' il ne se soit fait mal en tombant. Quand l' un d' eux a fait une chasse heureuse, tout le camp est le bienvenu pour participer à la fête. Les hommes se livrent à la chasse et, depuis l' arrivée des Blancs, piègent les renards argentés dont ils apportent les corps gelés aux rares comptoirs égrenés le long de la côte. Le district contrôlé par Don Wilson, d' une superficie de 76 000 km2 - presque deux fois celle de la Suisse - ne nourrit que 400 Esquimaux.

Pendant que Don surveillait le dételage et le parcage des chiens, Kouksouk m' invita dans son iglou. Quelques marches descendaient sous un porche de neige d' où une porte basse conduisait dans une antichambre de deux mètres de diamètre. Une seconde porte, haute d' un mètre, fermée par un panneau de bois, donnait accès dans une chambre plus spacieuse où brûlait dans une niche de la paroi un maigre feu de brindilles de saule-nain. A gauche, une ouverture reflétait la lumière d' une autre pièce, et en avant se trouvait encore une troisième chambre fermée, elle aussi, par une porte de bois. M' avançant sur les mains et les genoux, je pénétrai dans un large iglou éclairé par une lanterne à pétrole. La femme de Kouksouk se leva pour m' accueillir de la banquette qui occupait la moitié du plancher; une tête de fillette émergea d' une pile de fourrures, tandis que le vagissement étouffé d' un nouveau-né s' échappa d' un tas de hardes dans un coin. Les parois étaient recouvertes de cristaux de givre et de minces chandelles de glace, mais bien que mon haleine se vaporisât dans l' air, il y faisait bon tiède et confortable. Empilés sur le sol contre une paroi, où la température était sous zéro, il y avait des cuissots et des quartiers de caribou et d' énormes truites saumonées, le tout frigorifié par le gel.

Don entra sur ces entrefaites. Il s' entretint un instant avec Kouksouk de la vie de la colonie. La chasse avait-elle été bonne? Combien de caribous avaient passé?, etc. Les loups, dit Kouksouk, devenaient méchants; il ne lui restait plus que trois cartouches. Il ne pouvait pas permettre à tous les hommes de quitter le camp; il fallait laisser quelqu'un pour garder femmes et enfants. L' hiver n' était pas fini, loin de là; Don lui fit un bon de munitions à présenter au poste de police. Comme il n' y a jamais de crime dans le Grand Nord, les tâches de la police royale canadienne se bornent à veiller au bien-être des Esquimaux, à établir des statistiques du gibier, enregistrer les naissances et les décès, faire évacuer par avion vers le prochain hôpital les cas sérieux de maladie ou d' accident et distribuer les allocations familiales, chaque Esquimau étant citoyen canadien et jouissant de tous les droits afférents à cette qualité. Les secours sont délivrés ordinairement sous forme de « self help »: cartouches, pétrole pour la cuisson ( car même les saules-nains sont rares ), pièges pour animaux à fourrure. A mes pieds, trois renards argentés, gelés à bloc, attendaient que Kouksouk ait le temps de les porter à la côte.

De retour dans notre propre iglou, nous dînâmes d' une tranche de saumon, puis, ayant enlevé tous nos vêtements de fourrure, nous nous glissâmes dans nos sacs de couchage doubles où nous dormîmes comme des plots jusqu' à 8 heures du matin. Au réveil l' air était glacial, notre haleine faisait des nuages de vapeur; mais l' iglou se réchauffa dès que le « primus » fut allumé.

Tout le jour, nous cheminâmes à travers le désert glacé des Barrens, avec une seule halte à midi pour faire du thé et reglacer les patins de nos traîneaux, qui s' écorchaient parfois en raclant les rochers émergeant de la glace. En guise de lunch, nous détachâmes à la hache quelques tranches de viande d' un cuissot de caribou frigorifié et dur comme un bloc de marbre rose, et ayant dégelé tant bien que mal ces tranches entre nos gants, nous les mangeâmes tout cru. C' était glacé à l' estomac, mais le thé vint bientôt réchauffer le tout, y compris mes pieds glacés par les longues heures d' immobilité sur le « komatik ». Pendant les trois premiers jours, je portais mes chaussons de ski en laine dans les bottes de fourrure, et j' avais toujours froid aux pieds. Un des Esquimaux me conseilla de mettre mes pieds nus dans les bottines de fourrure; je suivis son conseil, et dès lors je ne sentis plus le froid. Je crois qu' il vaudrait la peine d' essayer cette méthode dans les Alpes en hiver: pas de chaussettes, mais de légers chaussons de fourrure directement sur la peau et les souliers de montagne par-dessus.

Ce soir-là nous nous arrêtâmes dans un camp important de plus de 30 Esquimaux, loges dans plusieurs iglous-palaces. L' ancien du camp nous invita à dîner et passer la nuit chez lui. Tandis que l' épouse s' affairait autour du feu, que la fille apportait des brassées de saules-nains, que l' homme vêtu de peaux de bêtes était assis, discutant et fumant sa pipe, sur la banquette garnie de fourrures, mes yeux s' arrêtèrent sur les quartiers de caribou gelés entassés contre la paroi de l' iglou. J' eus soudain le sentiment d' être ramené dans la civilisation de rage de la pierre, immuable depuis 10 000 ans, excepté les additions superficielles du thé, du tabac et du fer. Cela me donna l' impression très vive, bouleversante, de me trouver en dehors du temps.

A l' aube nous étions en route sur le lac gelé devant le camp. Ca et là des trous à poisson abrités du vent par un mur de neige. Le chemin des caribous était maintenant loin derrière nous; plus un signe de vie sinon quelque trace de loup ou de renard. A 18 heures, après une course de 60 km ., nous fîmes halte pour la nuit au milieu de... nulle part. En une heure exactement, nos deux Esquimaux construisirent un iglou capable de nous abriter les quatre, construction naturellement très simple, sans porche ni banquette. Nous y dormîmes chaudement, après un délicieux souper de biftecks de caribou rôtis sur le « primus ». Le matin, la température devant l' iglou était de 48° C sous zéro.

Cinq jours encore à travers les Barrens, puis ce fut le retour vers la côte, par un itinéraire différent. Nous avions maintenant le vent NW dans le dos, ce qui rendait le voyage beaucoup moins pénible: le premier jour, par terre, sur l' herbe et les plaques de saules-nains d' où s' échappaient des vols de ptarmigans au blanc plumage d' hiver; puis sur la glace des lacs et des rivières, où l' allure fut plus rapide Enfin une longue ligne grise parut sur l' horizon. A la tombée de la nuit, les lumières du poste surgirent devant nous, tandis qu' une aurore boréale tendait à travers le ciel un immense arc de lumière vacillante.

( Traduitpar L. S. )

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