Course à skis dans le Simmental
Par S. Aubert.
Il est bien connu dans le monde des skieurs que le Simmental offre de nombreux buts de course en hiver. Des services de communications rapides mettent à portée d' un vaste « Hinterland » cette contrée intéressante. Aussi sont-ils nombreux, ceux qui, disposant d' un ou deux jours de congé, y dirigent leurs pas en hiver. Les uns préfèrent les descentes classiques avec funiculaire ou téléskis du Haut-Simmental, tels le Rinderberg ou la contrée de Gstaad, les autres se dirigent de préférence vers des régions, disors moins favorisées, délaissées par les foules. Affaire de goût, de sentiment ou de personnalité. Nous sommes de ces derniers, et c' est avec l' intention de faire connaissance avec le massif de Turnen que nous quittons le train en gare de Oey-Diemtigen. En ce mois de mars 1941, le fœhn a terriblement fait des siennes, et c' est avec un sentiment de légère inquiétude que nous examinons l' état du terrain. Plus trace de neige, et les prés verdissent déjà. Jusque très haut vers le Stockhorn, la matière première nécessaire au skieur a disparu. Bah! il en restera bien encore quelques restes à 1500 m ., et les skis sur l' épaule nous prenons la route de Diemtigen. Il fait chaud, trop chaud pour la saison. A Diemtigen, où en passant on admire les grands chalets oberlandais, point encore fleuris, toujours pas de neige. Il faut monter beaucoup plus haut, au travers des champs roussis et le long d' une raide charrière de forêt, jusqu' aux pâturages de Tschuggen, pour en trouver en quantité suffisante pour chausser les skis. Belle et pittoresque, cette forêt de montagne, où les sapins, tantôt au tronc noueux, aux épaisses branches tombantes, tantôt au fût élancé, envahissent jusqu' aux ravins creusés par l' érosion. Ils en voient de rudes chaque hiver et les troncs morts de-ci, delà, témoignent de l' âpreté du climat.
Le premier contact avec la neige n' est pas des plus encourageant, de la tôle ramollie, en train de regeler; mais des qu' on aborde les pentes moins ensoleillées, la poudre, la poudre rêvée du skieur, apparaît en couche de plus en plus épaisse. Ces pâturages de Tschuggen comprennent plusieurs chalets, loués pour la saison d' hiver, et la colonne de skieurs qui nous précède se dissout, chacun se dirigeant vers l' une ou l' autre des huttes d' où montent déjà des colonnes de fumée. Notre but est encore loin, à l' alpage de la Rinderalp. On l' atteint par une course en montagne russe au travers d' une forêt clairsemée et aboutissant au fond d' un cirque. Pour en sortir, il faut en escalader la pente ouest, assez raide pour mettre à l' épreuve les jarrets les mieux entraînés et... la qualité des peaux de phoques.
Quel coup d' œil au sortir de l' ombre, au haut de la falaise! Le vaste plateau de la Rinderalp, encore éclairé par le soleil couchant, s' étale vers l' ouest, dominé au nord par la troupe de Turnen, au sud par la pente régulière de l' Abendberg qui promet de belles glissades. Quelques vieux chalets sont blottis contre la pente, à moitié enfouis sous la neige. L' un d' eux, aménagé par une section du C.A.S., nous offrira l' hospitalité de sa vaste cuisine et de ses couchettes. On n' y est pas comme à l' hôtel, le fourneau fume, l' éclairage est réduit. N' importe, nous ne demandons pas mieux, nous sommes sur l' alpe, nous aspirons vigoureusement l' air de l' altitude, la neige et le soleil sont nos camarades, que nous importe pour quelques heures les aises de la civilisation.
Les uns s' affairant autour du fourneau, les autres partent incontinent pour rAbendberg; vingt minutes de montée et... deux ou trois minutes de descente dans une neige poudreuse à souhait. Les skis glissent, virevoltent, les christianias succèdent aux télémarks; quelle griserie. C' est à refaire. A la nuit tombante nous rejoignons le chalet où, entre temps, sont arrivés plusieurs escouades de skieurs et de skieuses. Je ne vous décrirai certes pas ce que fut cette soirée et la nuit qui suivit, où la cuisine froide et enfumée, le fourneau qui s' obstinait à mal tirer, les lanternes à mal éclairer le contenu équivoque des casseroles, la chambre trop étroite, où tout, en un mot, contribua à créer cette atmosphère spéciale des cabanes d' hiver que sait cependant apprécier le skieur pour lequel une course n' aboutit pas nécessairement dans un hôtel dernier cri.
Au matin, il fait aussi beau que la veille. Après un déjeuner sommaire, la montée à 1' Abendberg s' impose avant le départ pour Turnen. Du sommet de l' Abendberg, une petite crête rocheuse, on jouit d' une vue étendue. En face, de l' est à l' ouest, c' est toute la chaîne du Niesen avec ses dizaines de sommités, auxquelles l' hiver donne des allures de hautes Alpes, et leur faisant suite quelques cimes des Alpes Bernoises, Wildhorn, Sanetschhorn. A nos pieds, en une profonde coupure, s' allonge la vallée de Diemtigen avec, au fond, la Grimmialp, un terrain de ski très apprécié. Derrière nous, la chaîne du Stockhorn allonge ses nombreuses croupes, en partie désenneigées, jusqu' aux Vanils fribourgeois se perdant dans la brume. Un tableau qui vaut la peine d' être admiré longuement.
Il est temps de continuer la course; encore une fois on se grise à la descente de l' Abendberg pour prendre la route de Turnen; 300 m. de montée sur la neige gelée que commence lentement à ramollir le soleil. La colonne est nombreuse, tous ceux de Tschuggen, tous ceux de la Rinderalp sont là, longue théorie de silhouettes sur le fond blanc. Quelques chamois dérangés dans leur sieste matinale filent à grands sauts. L' un d' eux a sans doute reconnu le caractère inoffensif des skieurs, d' une belle foulée il traverse la piste de ski et disparaît en quelques bonds dans le bois voisin.
Du sommet de Turnen, long plateau légèrement incliné, on domine tout le Simmental inférieur où des centaines de chalets se chauffent au soleil.
Une courte halte, quelques fruits, un dernier coup d' œil circulaire sur les chaînes environnantes et la descente commence. La neige est fort convenable, juste assez ramollie pour donner une bonne assise aux skis. Tout serait parfait si d' anciennes traces insuffisamment dégelées n' offraient de traîtres obstacles à ceux qui se laissent tenter par la pente. Trop tôt on atteint le premier palier, juste à l' heure du dîner où, assis devant un vieux chalet, sur des poutres libres de neige, on savoure la joie de vivre. On se laisse aller à une douce somnolence qui pourrait être fatale au programme si le chef de course ne nous rappelait pas brutalement à la réalité. Nous ne sommes pas au but, loin de là. Nous avons là, en face de nous, une longue pente à remonter pour atteindre un col qui semble bien haut. On l' atteint tout de même, ce col. Ici se pose un dilemme: Irons-nous jusqu' à Buntelgabel, 200 m. plus haut, le long d' une arête neigeuse, avec la perspective d' une descente supplémentaire, comme le prévoit le programme, ou entreprendrons-nous immédiatement la descente par la Buntelalp? Vu l' heure déjà avancée, c' est la loi du moindre effort qui l' emporte, et nous disparaissons l' un après l' autre dans la pente assez raide qui amorce la descente. Par circonstances favorables des coulées de neige n' y seraient pas impossibles; mais d' hui rien à craindre, et nous filons à toute allure. Plus bas, de magnifiques champs de neige, coupés de carrés de forêts, nous amènent rapidement sur le plateau du Rossberg qui draine tout ce que la région voisine héberge de skieurs. Et c' est en nombreuse compagnie que nous entreprenons la dernière descente sur Oberwil. La neige se fait rare, la piste est coupée de ruisseaux en pleine activité, de barrières nombreuses, de chemins creux et glacés, bref plutôt une course d' obstacles qu' une honnête course à skis. Après avoir utilisé jusqu' au dernier mètre de neige, nous déchaussons les skis à 15 minutes de la gare d' Oberwil, enchantés de cette belle course dans une si belle contrée.