Avril en Chine
Nous sommes ici sur le sommet du Ching ya po, à 459 mètres d' altitude, dans la région du Ta fang shan dont j' ai parlé dans un précédent article ( « Alpina » des 15 mars et 15 mai 1923 ). Nous sommes perchés sur un contrefort de la première chaîne des monts Khingan 1 ), à l' intérieur de celle-ci, Pékin étant derrière nous, à quelque quarante kilomètres, et notre regard se porte vers l' ouest du côté de la mer de montagnes qui séparent la plaine chinoise des déserts de la Mongolie. Nous voyons en bas, dans la vallée du Ta ko ho, 1 ) Les monts Khingan bordent à l' ouest la Chine proprement dite. C' est dans leurs replis que se développe, sur une longueur de 3000 kilomètres, la Grande Muraille servant autrefois à arrêter les invasions des barbares.
l' enceinte carrée du petit monastère de Hsi fou seu ( 229 m .) et plus loin les toits d' ardoises du village de Chin fang ( 213 m .), enfouis dans les abricotiers en fleurs et les sophoras, espèce d' acacia au feuillage vert clair. Au delà des arêtes et des cimes découpées qui bordent la vallée, se dresse dans la lumière mauve, à une vingtaine de kilomètres, le Ta fang shan, la plus haute sommité de la région ( 1350 m. d' altitude ).
Si nous nous tournions d' un quart vers la droite, nous verrions dans la vallée devenue plus étroite le monastère boudhique de Tang che seu ( 321 m.)1 ), riche des prébendes impériales, dont les deux cents bonzes se livrent à la méditation, aux études théologiques et à l' exploitation de vastes domaines.
Chin ya po, Tang che seu, Ta ko ho, Ta fang shan, noms qui sonnent bien étranges à nos oreilles, aussi étranges qu' à nos yeux les couleurs du paysage! Mais le site qui les renferme représente peut-être le plus délicieux coin des environs de la capitale chinoise.
Figurez-vous, au milieu d' une forêt uniforme de thuyas sombres qui vous ont ici des allures d' aroles d' Engadine, les toits jaunes d' or d' un ensemble de bâtiments gris, entourés d' un haut mur rouge vif et adossés au flanc d' un crêt pointu dans le cirque terminal d' un vallon escarpé; et vous aurez Tang che seu!
Au-dessus de la forêt qui couvre tous les versants s' élèvent des pentes nues, abruptes et ravinées, couvertes de la maigre végétation des steppes, couronnées de rocs branlants, tels que se présentent nos alpages quand on a quitté la limite des arbres.
La couleur orangée, parfois vert-émeraude des toitures, le vermillon des murs caractérisent le monastère bénéficiant de l' ancienne faveur des empereurs 2 ), et la vivacité des teintes, l' état parfait de conservation de toutes choses, exceptionnel dans un pays où tout est vétusté et délabrement, indiquent que Tang che seu resta honoré et comblé des attentions des princes mandchous qu' aux derniers jours de la monarchie 3 ). Si ce n' étaient les façades treillagées aux fenêtres de papier, les formes retroussées des toits, leur belle couleur d' or ou d' émeraude qui frappe toujours, malgré que celle-ci revienne souvent égayer les yeux au cours des voyages au pays Celeste, on se croirait ainsi, dans le calme des monts, à cent lieues de la populeuse et bruyante capitale. Si nous montions sur la crête, en moins d' une heure du point où nous sommes, nous la verrions, la grande ville, étalée là-bas sur la plaine immense, dans la brume bleuâtre de ses fumées et de sa poussière.En aval de Tang che seu, la forêt de conifères cesse entièrement et tout le paysage prend alors l' aspect qu' on pourrait appeler l' aspect normal de la 1 ) Voir pour la description d' un voyage à ce monastère l' article « Une course assise en Chine » publié dans le Bulletin numéro 27 de la Section Chaux-de-Fonds, 1918 et pour la description de toute la région l' article: « Les Monts à l' ouest de Pékin », dans le Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie, 1923.
2 ) Le jaune était la couleur de l' empereur, le vert celle des princes, le rouge celle de la cour dans son ensemble.
3 ) L' empereur de Chine se désista de ses pouvoirs en 1911 en faveur du président de la République.
Chine du nord et même de toute l' Asie centrale. Ce ne sont que pentes arides, profondément entaillées par l' activité torrentielle, crêtes pelées et rousses aux sommets escarpés, souvent même hardis, qui rappellent, avec la neige en moins, nos cimes alpines. On se trouve un peu déconcerté la première fois qu' on voit cette nature-là. Notre œil n' est point habitué à ces teintes fauves des pays désertiques, à l' absence d' eaux murmurantes et au grand silence qui en résulte. Mais les formes accidentées du terrain, dues aux mêmes causes d' érosion active que les nôtres, nous aident à nous familiariser avec ces montagnes et à leur trouver un charme qui persiste et se renouvelle d' une manière plus intense à chaque visite.
Trois couleurs dominantes, le roux du terrain, le rose des arbres fruitiers, le bleu du ciel et des ombres, symphonie printanière nouvelle, inconnue à nous autres occidentaux! D' autres harmonies s' en viennent ainsi dans le grand Pays Jaune fondre les teintes entre elles, phénomènes que notre imagination place plutôt sur d' autres planètes. Qu' y aurait-il d' étonnant si les hommes dont les yeux n' ont vu que de tels spectacles ont acquis au cours des âges une mentalité différente de la nôtre, mentalité qu' ils ont gardée en emigrant plus tard vers des pays moins rudes, la Chine méridionale, l' Annam et le Japon.
Les arbres fruitiers sont dans ces contrées presque exclusivement des abricotiers. Il y a quelques pêchers et par ci par là des poiriers et des pommiers. Avril fête ici le renouveau dans toute la gamme des roses s' étendant du Blanc éclatant au plus pur carmin et au mauve le plus délicat. Après la merveille de la floraison, le vert olive, plus discret, des feuilles naissantes s' en vient remplacer les couleurs tendres. Mais le sol garde obstinément ses tons d' ocre clair. Aucune herbe n' y pousse à cause de la sécheresse persistante. Dans les bas-fonds, les champs de blé verdissent cependant et apportent quelque variété dans l' uniformité du jaune. Le blé, comme les arbres, possède des racines assez longues pour aller puiser l' humidité nécessaire dans la nappe d' eau souterraine. Mais les innombrables terrasses artificielles de culture qui strient les versants des vallées et qui sont une des caractéristiques du pays chinois persistent à rester stériles. Ce n' est que plus tard, vers le milieu de juin, quand commence la saison des pluies, que s' opère le vrai départ de la végétation. Alors, sous l' influence des averses tropicales, s' opère un changement total des couleurs. En quelques jours, les pentes se couvrent d' un manteau luxuriant. Tout pousse et grandit dans une température de serre chaude. Les champs de sorgho aux longues tiges alternent avec le mais et le millet sur toutes les terrasses; là-haut, sur les arêtes, s' épanouit une flore magnifique dans laquelle on reconnaît avec joie les scabieuses, les saugen, les lis blancs, les gentianes bleues, les asters, mélangés aux fleurs spéciales à ce coin de terre, ainsi des lis martagons rouges, de grands lis jaunes et surtout des étendues immenses de chrysanthèmes roses ou mauves.
Mais toutes ces splendeurs sont éphémères. Vers la fin d' août déjà, les teintes blondes réapparaissent, timides d' abord; ce ne sont que de légers coups de pinceau sur les croupes proéminentes. Peu à peu, ces teintes s' étendent de plus en plus souveraines sur les pentes ensoleillées en offrant toute la gamme de l' ocre pâle, du beige au roux éclatant. Elles gagnent plus tard les revers et le fond des vallons. C' est là le signe précurseur du repos hivernal des plantes, comme si celles-ci pressentaient plus vite qu' ailleurs l' action perfide des vents desséchants et froids des déserts mongols et savaient qu' elles seraient privées du bel automne rutilant de pourpre, la gloire de notre Suisse.
La Chaux-de-Fonds, le 20 février 1924.
Ch. Jacot Guillarmod, membre honoraire du C.A.S.