Autour du Château Chamois
PAR L.M. HENCHOZ, D' OEX
Avec 3 illustrations ( 33-35 ) CHÂTEAU CHAMOIS, PETIT CHÂTEAU, SALAIRE S A la page 117, le Guide des Alpes Vaudoises dit: « Près du sommet de la Pointe de la Douve une arête secondaire se détache à angle droit au nord de la chaîne faîtière, dessinant plusieurs ressauts et sommets. C' est le Château Chamois, bien connu des chasseurs. De la Douve, l' arête plonge vers un petit col anonyme; elle se relève en crête de coq déchiquetée, le Petit Château, s' affaisse brusquement vers le col du Basset, se redresse à nouveau pour former le Château Chamois proprement dit dont le flanc nord tombe à pic dans le vallon d' Entresex Dessous. » Et plus loin, il ajoute: « Une belle course serait la traversée complète ( nord—sud ) du Château Chamois, du Petit Château et des Salaires. » Nous le savions bien, mais nous n' y pensions plus. En feuilletant le guide, je tombe sur ce passage que je fais lire à mes amis, Betty et Ernest, pour raviver leur souvenir. Aussitôt la décision est prise: voilà où nous irons dimanche.
Fin octobre. Au seuil de notre domaine: le Gour de la Plane. Minuscule point d' eau, source pure, sans une ride, le ruisseau s' en évade en silence dans son lit de mousse. Sous la surface, chaque pierre est visible et deux troncs nus, momies végétales, regardent passer les ans. Au-delà, arbres, pierriers, rochers où s' accrochent les arolles et les sapins. Notre premier terrain de jeux! Nous approchons de la paroi du Château Chamois jusqu' au pied d' une vaste cheminée noirâtre, coiffée d' un surplomb gluant. De l' eau qui suinte jette des reflets d' asphalte. Betty, dompteuse élégante, grimpe dans l' antre du monstre pour s' échapper tout aussitôt par une vire, passage insoupçonné. Ses doigts déliés et volontaires s' accrochent aux herbes brunes, les brins plient sous ses espadrilles, se redressent avec lenteur. Je suis. Quand c' est au tour d' Ernest, les racines craquent de révolte; des mottes tombent, s' éparpillent en une pluie de terre.
La pente s' adoucit, annonçant la calotte terminale couverte de végétation. Des pins sylvestres forment un barrage barbelé d' aiguilles. La corde se prend aux branches, les doigts du second de cordée se referment sur une boule de poix. L' obstacle franchi, nous rions de bon cœur à nous retrouver comme travestis. Aussi, avant de poursuivre, sacs, vestes et pantalons sont réajustés.
Nous gagnons le sommet en marchant sur les tiges de rhododendrons qui bruissent. Le rythme de la varappe en équipe est rompu. Tout au plaisir de sentir nos corps souples s' élever, nous n' avions guère parle. Une vieille pratique évite toute explication entre les membres de notre cordée.
Une dépression sépare la pointe où nous sommes de l' arête déchiquetée du Petit Château, notre prochain objectif. Nous descendons d' abord par des dalles striées de fissures où disparaissent nos doigts, les pieds cherchant appui dans une fente inférieure. Echelonnés tous les trois contre le calcaire gris, nous nous ramassons sur nous-mêmes, les mains reprennent la place des pieds, ainsi de suite jusqu' au col. Betty le traverse sans retard pour escalader les gazons raides de l' autre versant, surmonté de l' arête toute en clochetons du Petit Château. Notre première de cordée, comme accotée au ciel, franchit un bec surplombant; elle disparaît derrière lui et reprend pied sur un mur compact.
Plus loin, un donjon défendu par une entaille en coup de sabre crée le vide où on ne l' attendait pas. L' érosion a soigneusement effacé toute trace de pont. Enfin, c' est à mon tour de faire quelque chose. Etant le plus long des trois, je remplace une échelle en m' appuyant contre l' obstacle et, tour à tour, mes mains, mes épaules et ma tête servent de marches à notre chef.
Nouveau ressaut, dernier grand écart, sommet du Petit Château. Bornet fut le premier homme qui s' y dressa, fier de lui.
Une pierraille couleur de cendre, réchauffée de soleil, nous sépare d' un arolle sec, enraciné sur le bord du gouffre, appui fugitivement étreint par la corde de rappel. Betty glisse la première le long du fil, vole en plein ciel pour reprendre contact avec le fond d' une brèche ruinée. Là commence un éperon gazonné, chemin de l' arête des Salaires.
La nouvelle grimpée est facile, nous faisons une halte. C' est ici qu' habitent les chamois. Où ils se sont couches, il y a comme autant de nattes rousses. Assis leur place, je me sens, l' espace d' un instant, solidaire d' une vie où nous ne pouvons pénétrer. Nous grimpons encore pour nous évader petit à petit de ce cirque fermé, monde à part. Sur l' arête faîtière, nous redécouvrons l' espace.
Il reste un obstacle à surmonter: le grand V des Salaires. C' est une brèche de trente mètres de profondeur, aux lignes fuyantes. Un rappel nous conduit au fond de la coupure. Quelques pas dans les gazons de l' autre versant nous font regagner la hauteur perdue.
De là, nous avançons ensemble vers la Pointe des Salaires, but ultime de la journée.
QUI A GRAVI LE PREMIER LE CHÂTEAU CHAMOIS?
Les chamois montent jusque sur le point le plus élevé du Château Chamois; quelques-uns vivent sur ses flancs, des mères y mettent bas. Il n' est pas étonnant que ce sommet ait intéressé les chasseurs et ce qui devait arriver arriva: le plus audacieux réussit un jour à l' escalader. Ce fut probablement Aimé Rittener. Gardant le bétail dans un des alpages des environs, il avait observé les allées et venues des hôtes du Château, essayé de découvrir leurs passages secrets.
A en croire la tradition, Rittener partit de la Rognause, escaladant la montagne par son versant nord. Très suspect tout cela, pour qui connaît les lieux. Mais c' est oublier que le Château Chamois a souffert de l' affront; pour s' en purifier, il a supprimé le passage de Rittener à l' aide d' un éboulement prémédité dans ses moindres détails. Les vieux chasseurs savent qu' une arête jaunâtre prenait appui sur la Rognause, un avant-sommet. Haute d' une vingtaine de mètres, elle s' est écroulée dans les années 1911/12. Un trou la traversait, d' où son nom de Pierre Percée. Les débrouillards tendaient un filet dans l' ouverture pour attraper les chamois; le dévaloir d' accès s' appelle encore le « Couloir du Filet ».
Les restes de la muraille sont éparpillés dans le Val d' Entresex. Aujourd'hui encore un inquiétant surplomb de même nature se prépare posément à les rejoindre, ce qui n' a pas empêché des abeilles fatalistes d' y élire domicile! C' était en 1957... Au fond, pourquoi pas, puisqu' il était écrit qu' elles mourraient de froid?
Essayons en pensée de tout remettre en place et nous nous rendrons compte que Rittener a bel et bien dû passer par là.
Aussitôt après l' attendaient ces gazons pris en affection par les chasseurs du d' Enhaut. D' autres montagnards suivirent parfois ses traces jusqu' en 1912; certains d' entre eux vivent encore. Nous avons fait le parcours à notre tour, à l' exception naturellement de la partie manquante. Nous ne doutons plus de l' exploit d' Aimé Rittener; nous l' imaginons au sommet, attachant son grand mouchoir rouge autour d' un pin sylvestre. C' est encore bien mieux que nous le voyons sur le chemin du retour, à la descente, enlevant ses souliers, en lâchant un qui tombe, et encore un... Pendu par les mains, cou tordu par-dessus son épaule gauche, pantalons refoulés aux genoux, mollets à l' air, cherchant à diriger ses jambes nues sur les gazons, en un mot regardant derrière lui pour voir devant. Il y eut encore le retour par les pierriers où les cailloux basculaient sur ses orteils, l' arrivée au Plan de l' Etalle, pieds ensanglantés. N' oublions pas que cela se passait il y a 70 ans, avec du courage pour seul équipement.
Les procès-verbaux du Club du Rubly, en 1878, confirment indirectement l' existence de cette escalade du Château Chamois par Rittener. Voici le paragraphe qui le mentionne: « M. Pittier, instituteur, propose un banc pour les membres du club qui ont fait dernièrement l' ascension du Château Chamois jusqu' ici escalade par le premier d' entre les intrépides clubistes que sont MM. Aimé Rittener, Schiimperlin, instituteur, et Bornet, notaire. » ( Il ne s' agit pas cette fois du guide Bornet, plus jeune. ) Le journal Le Progrès du 20 juillet 1878 précise d' ailleurs que l' oncle Aimé Rittener passait jusqu' ici pour l' unique humain qui ait mis les pieds sur le Château Chamois.
Louis Divorne s' y rendit plus tard, d' abord semble-t-il sur les indications de Rittener, puis trouvant probablement lui-même un autre accès. Homme au pied sûr, il s' aventurait un peu partout. En voici un exemple. Des chasseurs comme lui avaient tué un chamois au nord du lieu dit le « Perthe à Betzet » sur l' arête des Salaires, entre la Douve et les Salaires. Ce poste est facilement accessible du sud, par contre le versant nord est difficile. Il ne purent atteindre la bête et ils en informèrent Di- vorne. S' étant donné rendez-vous là-haut pour le matin suivant, ils avaient pris des cordes pour aider Divorne à descendre. Aussi quelle ne fut pas leur surprise de voir monter leur camarade fusil sur l' épaule et chamois sur le dos. Il avait gravi tout le versant opposé en partant de la Plane pour aboutir à l' arête faîtière!
Comme vous le voyez, à l' époque, on chassait sans jeep, ni fusil à lunette d' approche et trajectoire ultra-tendue. Il fallait encore approcher le gibier! C' était du sport.
Le fils de Louis Divorne avait bon pied également. Les varappeurs gravissent toujours la cheminée mentionnée dans le guide des Alpes vaudoises à la page 117, itinéraire a ) 197, pour atteindre le Basset. Sous les yeux étonnés de Louis Martin, un grimpeur des Moulins, Divorne, gravit seul, en se jouant, des herbes situées à gauche du passage habituel. Anciennement, du Basset au sommet du Château Chamois, la grimpée se faisait par des gazons, itinéraire parallèle ( gauche ) à l' actuel qui se déroule sur des dalles. Il faut donc bien admettre les récits de ces voltigeurs vous disant que Louis Divorne avait atteint le Château Chamois par ce versant. Il se peut qu' il l' ait gravi par le sud en partant de Derrière les Châteaux; malheureusement, au sujet de cette dernière prouesse, les indices manquent.
Tant qu' il s' agit d' escalades dans l' herbe, si scabreuses soient-elles et pour autant qu' elles n' exigent pas de moyens artificiels, il est toujours possible que ces passionnés aient précédé les alpinistes. Ils accomplissaient des performances qui feraient parler d' eux aujourd'hui! Les travaux qu' ils entreprenaient démontrent qu' ils avaient une endurance de Sherpa. D' esprit éveillé, audacieux, résistants et tenaces, les meilleurs d' entre eux seraient devenus de grands montagnards si les circonstances leur avaient été propices.