Autour du Bachtelberg
PAR ERNST OTTO MARTI, AATHAL ( ZH )
Avec 5 illustrations ( 2-6 ) Question controversée mais oiseuse de se demander quel sommet des nobles Alpes dédier la couronne? Au plus haut, au plus difficile, au plus enchanteur? Epargnons-nous la décision. Pendant des années j' aurais vote en faveur du St. Anton, situé bien au-dessus de la vallée du Rhin saint-galloise. Il n' existe pas de sommet des Préalpes que je connaisse mieux, à toute saison, à toute heure, par tous les temps et tous les états d' âme. Souvent il en était ainsi: on s' évadait ( pourquoi pas une fois de soi-mêmeon cherchait silence et solitude et on se sentait heureux, parce que seul. Parfois on succombait à un orgueil perfide: on rentrait vainqueur et conquérant dans la « bergerie » humaine, s' estimant très supérieur au « troupeau ». Mais les songes alpestres qui suivaient malaisément ( étrange, que pendant de longues années cela eut toujours affaire pour moi avec un rêve angoissé sur une alpe!... ) corrigeaient toute présomption, diminuaient les fougueux élans et vous damaient le pion. Le silencieux sermon des montagnes en était la cause. Mais qu' un homme puisse jamais perdre sa passion pour des entreprises difficiles, très difficiles ( ne peut-on y inscrire la première ascension comme leader de la cheminée orientale de la Saula, faite peu de jours après sa conquête ?), y renoncer, non, cela semblait incroyable alors. Et on ne croyait pas davantage l' alpiniste âgé, disparu depuis longtemps, racontant avec un sourire heureux qu' il pouvait dorénavant, en toute tranquillité d' esprit, parcourir les sentiers étroits des alpages pendant que les jeunes rochassiers escaladaient tours, brèches, fissures. Maintenant on parcourt soi-même ces sentiers étroits à la limite des neiges éternelles, et on se dit en souriant: on vieillit, on renonce, bon gré mal gré, on se contente. « Tomber » dans les montagnes, dans « ses montagnes bien-aimées »... ainsi qu' on le lit souvent dans les annonces mortuaires d' alpinistes victimes d' accidents, paraissait jadis l' accomplissement du vœu de tout véritable montagnard. Aimons-nous un peu trop la bonne vie sûre, bourgeoise, l' aimons mieux que la lutte pour la montagne, cette école de vie rude, d' expérience vraie?
Lors de mon entrée dans ma nouvelle situation, Franz Egger, devenu depuis conseiller d' Etat à Zurich, m' avait prédit: « Vous aurez bientôt l' Oberland zuricois très à cœur. » - Un dimanche soir à la fin de l' automne 1947, je me trouvais pour la première fois sur le Bachtel alors que les derniers rayons solaires illuminaient faiblement les hauteurs. Le Mittelland suisse se perdait sous une nappe de brouillard épais, gris, immobile. Quelques sommets des Préalpes perçaient, tels des fantômes, cette mer terrifiante. Facile de se dire devant ce spectacle: c' est ainsi que se présentait le paysage quand les puissants glaciers de l' époque glaciaire descendaient très bas dans le Mittelland, ainsi que devait peut-être le voir et le craindre le chasseur solitaire. Mais tout de suite se dressait le contraste consolant et impressionnant: l' image formidable de la chaîne des Alpes, s' éten majestueusement du Mürtschenstock ( où plus tard, dans le voisinage, notre cher ami alpiniste et chanteur Ehrismann devait s' éteindre dans notre Seegräben ) très au loin, à l' ouest, plus loin que la triade de l' Oberland bernois. Mur solide, sûr, imprenable, robuste, profondément apaisant, oui, presque charmant dans la chaude gloire de la lumière sidérale sous le ciel d' un bleu éteint où la première étoile commençait à scintiller... Plus tout devenait silencieux et tranquille autour de nous, plus cette aventure nous poignait le cœur. Au-dessus de nous, seuls le faîte de la forêt, les hauts pâturages avec leur herbe pâlie: les fleurs, dernier sourire du chaud été 1947, avaient disparu. Le sol se trempait de la première rosée nocturne, l' air était vif et déjà frais. Mais à cause de cela, peut-être, le regard cherchait toujours et toujours assistance et consolation vers les montagnes à portée de main, au sud. Elles continuaient à fleurir. Leurs glaciers et leurs pentes neigeuses paraissaient insignifiants et sans danger, car le rouge crépusculaire qui semblait irradier de la roche même possédait la chaleur d' un être vivant. Soudain la lumière s' éteignit et dans l' ombre profonde dont nous prenions conscience, un sentiment de crainte se leva en nous.
Dans de tels moments on cherche souvent une maison hospitalière, une cabane où l'on se sente à l' abri. N' en était-il pas fréquemment ainsi jadis, quand la longue marche se prolongeait indûment là-bas dans la nuit montanteNous descendîmes rapidement vers la vallée. Le brouillard nous accueillit et il nous semblait maintenant qu' il nous enveloppait et nous rassurait.
Cette première visite avait éveillé mon amour pour POberland zuricois. Pas de coup de foudre, en vérité! D' abord parce qu' on est devenu trop vieux pour de telles légèretés, ensuite parce que l' Oberland zuricois ne vous tend pas de pièges dotés de noms pompeux comme le Righi, par exemple, tellement chanté et si promptement couvert de gloire. Son visage, avec ses Bach et ses Tobelgraben profondément incrustés dans les crêtes de ses montagnes, n' est pas jeune. On pourrait même l' appeler vieillot et ride, si jeunes que puissent être ses montagnes. Terrain miocène ordinaire, à gros ou petit grain ou souvent de roche dure, dépôts de la récente histoire géologique. La croûte terrestre est rarement profonde. Des sapins - le sévère sapin rouge surtout - habillent ses pentes et protègent des intempéries. Ce paysage n' est aimable et agréable que pendant le printemps alpin et le début de l' été. Les vraiment beaux jours, les nuits claires lui sont parcimonieusement comptés. Après leur long voyage sur le Mittelland les lourdes couches de nuages l' atteignent avant de buter sur le Sentis et les Churfirsten. Le plus souvent champs et pâturages sont situés au fond des vallées tutélaires. Dans l' admirable Tösstal ils sont petits et réclament beaucoup de soins pour pouvoir sustenter les hommes. Ce n' est pas injustement que de nombreux touristes ont appelé « Chelleland»1 l' Oberland de la région de la Töss, véritable domaine forestier qui s' est étendu toujours plus pendant les dernières décennies. Avec le recul de l' industrie familiale, du tissage à domicile, avec la forte dépopulation des villages de montagne - nous pensons avant tout au Sternenberg si près du cielle nombre des paysans diminua. De nombreuses fermes furent abandonnées, se dégradèrent et succombèrent aux assauts de la forêt. Si jamais notre pays était livré à lui-même il redeviendrait rapidement forêt, et même forêt primitive. Cependant on ne trouve pas dans tout l' ensemble de l' Oberland zuricois de forêts à l' état sauvage. Le canton de Zurich, grand propriétaire de bois, s' est impose ici une tâche vertueuse, non seulement par nécessité, mais par une sage prévoyance: il a adopté les fermes orphelines et là où n' existaient plus de possibilités de faire produire ces biens écartés, il a rendu à la forêt de vastes surfaces se prêtant tout au plus à de maigres pâturages. De cette façon il a endigué les hautes eaux, jadis si redoutées et dangereuses. Les puissants massifs montagneux, aux flancs extrêmement raides, aux précipices dans lesquels s' engouffrent souvent les fortes précipitations ne suscitent-ils pas la peur dans les vallées étroites, la peur devant les masses d' eau déchaînées qui, parfois, descendent très bas et jusqu' au confluent de la Thur et du Rhin, semant l' effroi sur leur passage?
Naturellement ces forces ont été utilisées à l' aube de l' ère industrielle. Ne nous étonnons pas que dans ces régions éloignées des fabriques, grandes et petites, des ateliers se soient installés. En un siècle bien des villages sont devenus des communes industrielles et l'on peut conclure, considé- 1 Région très boisée où l'on fabrique des instruments en bois, cuillères, par ex. ( Renseignements de M. Marti. ) N.D.T.
2 Lei Alpes - 1964 - Die Alpen17 rant le visage et l' apparence de ces communautés, qu' il est agréable d' y vivre si même de tristes bâtiments et des fabriques aux petites fenêtres rappellent les mauvais jours où la lutte pour de meilleures conditions d' existence n' était pas un « hors d' œuvre » pour le peuple ouvrier. Aujourd'hui l' aisance règne sans tomber dans l' ostentation.
De nos jours la fuite hors des villes hante les hommes. Elle se manifeste aussi dans l' Oberland, oui jusque sur ses hauteurs les plus reculées. Le promeneur solitaire peut déplorer cet assaut qui déferle sur nos montagnes oberlandaises par de belles j ournées d' été ou d' hiver. Le silence dominical aurait disparu depuis longtemps si les grands espaces forestiers n' absorbaient bruit et agitation. Car malgré les petites fêtes qui se célèbrent ici avec un grand concours de population -Heuhahnen au début de fete, Strahleggertag ( que l'on ne peut se représenter sans Huggenberger, mais l' ancien maître d' école de Strahlegg, Otto Schaufenberger, veille !), Bachtelschwinget, Waldner Märt, etc.le petit peuple oberlandais est resté discret. Des villages simples, tranquilles l' abritent, conservant tous un certain sérieux, demeurant personnels et un peu étrangers au monde. Les anabaptistes, si ouvertement réprouvés, n' y cherchèrent-ils pas leur dernier asile? De nombreux petits groupes, des sectes et des communautés inconnues ailleurs ne s' y sentent-ils pas chez eux? Ce pays montueux, ravine qui, dans la région de la Töss surtout, laisse apparaître la roche nue, devint le refuge de gens secrets. Les Romains s' étaient établis plus volontiers dans le voisinage du lac de Pfäffikon, si aimablement enfoui dans ses roseaux et ses landes, à Irgenhausen et Kempten. Nous savons par les explorations récentes de promeneurs solitaires épris d' histoire ancienne, de sociétés d' archéologie comme celles de Pfäffikon, Wetzingen, Hinwil et Wald qu' il est tout à fait possible que la région morainique descendant vers le Glattal et le Greifensee entre la Kyburg et le Batzberg ait été habitée aux temps préhistoriques. Sans même parler des recherches scientifiques entreprises sur les stations lacustres de la rive du lac avec comme pièce maîtresse le marais de Robenhausen que le Dr H. C. Messikomer de Seegräben a appelée à la lumière du jour.
En revanche, l' Oberland zuricois n' a pas joué de rôle historique important. C' était une contrée de passage pour les armées et les longues colonnes de pèlerins se rendant vers Einsiedeln de la lointaine Alsace ou de l' Allemagne du Sud, la patrie de pieux ermites et de Joannites - pensons à la remarquable maison des Joannites de Bubikon - la patrie de quelques poètes et chanteurs populaires connus: parmi eux Jakob Stutz, Nägeli et le génial poète Heinrich Leuthold de qui le renom dépassa la région. Guyer-Zeller, le père du funiculaire du Righi, a fait des recherches sur l' histoire des communications. Un chemin de promenade romantique a conservé son nom. Il fut impossible d' empêcher un téléférique de monter sur le Farner dans la vallée d' Oberholzen, un autre de se construire sur l' Atzmännig, au fond de la vallée de Goldingen, afin de donner plus d' essor aux sports d' hiver, comme on le dit si bien. L' homme devient de plus en plus le simple consommateur de toutes les commodités afin de pallier son vide intérieur, sans observer toutefois que ce marchandage en vue de son agrément le place certainement du côté des perdants.
1 Heuhahnen - fête qui se célèbre après les premiers foins ( soirée dansante ).
Strahleggertag - rencontre d' amis de la montagne sur la Strahlegg avec allocution, musique, danse, etc. Bachtelschwinget - fête alpestre sur le Bachtel avec jeu du drapeau. Waldner Märt - foire annuelle, petit marché villageois à Wald à la fin de l' automne. ( N. d. t., d' après renseignements de M. Marti. ) Randonnée dans la vallée perdue de HintergoldingenLa route s' achevait en un étroit chemin de charrettes, juste encore assez large pour faire monter les troupeaux à l' alpage en mai. Tout en haut, là où le chemin commençait à grimper raide, nous parquâmes la voiture sur le côté grâce à l' obligeance d' un aimable paysan et regardâmes encore un long moment de vigoureux bûcherons qui arrangeaient avec art un charroi de sapins longs et minces, descendus la veille par le lit du torrent. Devant la petite ferme couverte de bardeaux un jardin coloré riait, où mûrissaient légumes et herbes salutaires. Le sentier se perdit bientôt dans des prairies boisées, reparut et aboutit finalement dans un chemin rocailleux qui, à chaque averse et au printemps surtout lors de la fonte des neiges, doit se transformer en véritable torrent. Quelques chèvres paissaient en son-naillant; le gamin qui les gardait était l' image frappante du jeune garçon qui devrait devenir plus tard l' homme célèbre du « Tockenburg ». Nous voulions ce jour-là contempler le Toggenburg d' une hauteur de la Kreuzegg. Des chardons épanouis et des mûres nous tentaient. Nous avions assez de temps pour pouvoir nous arrêter à chaque virage du chemin, jeter un regard en arrière sur le Goldingertal rêveur et dominical, sur les nombreuses fermes le long des routes claires qui serpentaient vers les hauteurs. Une fois, sur l' étroit sentier, une maison de vacances brunie par le soleil en quelques années, et tout près un banc! C' est là que nous fîmes notre première halte véritable. A l' ouest, très au fond, le lac de Zurich brillait, coupé par la digue qui, tel un mince ruban, unit les deux langues de terrain inégales de Rapperswil et de Hürden. Les montagnes baignaient dans une brume de beau temps. L' écusson de glace du Vrenelisgärtli luisait faiblement. Sur l' alpage croissaient encore quelques fleurs, lueurs attardées de la grande gloire de l' été finissant.
De quelque part deux voix joyeuses résonnèrent. Deux femmes en vêtements de touristes et fortes chaussures, attirail nécessaire dans les Préalpes aussi, passèrent devant nous. Un bref salut. Nous montions par la forêt bruissant dans la chaleur moite de l' après, exhalant sa forte odeur de résine et de bois, de ronces et d' écorce pourrie. Enfin la forêt qui s' amenuisait s' ouvrit à la ronde. Nous nous abandonnâmes silencieusement à cette image. Inutile de dire que pain et fruits parurent bien meilleurs qu' à la table bruyante de l' auberge, bien meilleur ce repas sous la voûte des cieux, au milieu d' un paysage intact. Quand la terre même peut devenir ainsi une table incomparable, le repas un véritable plaisir gastronomique, pourquoi s' en priver? Les baies cueillies sur les buissons, les plantes poussant à leur guise, les créatures - oiseaux, insectes, aigles, chamois - vivant librement nous font ici une toute autre impression que l' animal domestiqué et abâtardi par les hommes, même s' il nous donne la nourriture indispensable. Réjouissons-nous, aussi longtemps que nous pourrons encore, de contempler et d' admirer les fleurs sauvages et les animaux vraiment libres. Dans les airs un rapace dessinait ses cercles. Un grand papillon se balançait paisiblement sur l' alpe. Des abeilles, des bourdons, des mouches tourbillonnaient et chantaient dans l' air. Nous ne vîmes pas de chamois pourtant tout à fait acclimatés là-haut. Le vieux Nemrod, rencontré lors d' une chasse imposée ( pour des raisons d' Etat quelques bêtes superflues devaient être abattues ), n' avait pas grand-chose de louable à conter sur ces chamois dégénérés de la région de la Töss. Même s' il s' est agi d' abord d' un déplacement de bêtes égarées, venues de régions élevées des Préalpes, on peut se demander en toute justice si ces chamois qui font si étroitement partie du domaine alpin peuvent remplir ici leur tâche biologique. Nous fûmes donc heureux, finalement, de n' avoir pas vu de « mâle », mais nous nous réjouîmes en revanche comme des enfants de l' apparition d' un renard surgi inopinément et qui passa tout près de nous, allant d' une vallée à l' autre.
Un jour d' Ascension, déjà très chaud, avant que commence le véritable temps de la fenaison, je montais avec mes élèves de la ville bruyante, impertinente, allongée sur sa rive, vers le Hörnli. Les garçons marchèrent vaillamment d' abord. Mais bien vite je rattrapai la tête de la troupe et y restai, m' estimant heureux que quelques traînards ne s' attardassent pas trop. Le chemin toujours plus raide ondulait dans la forêt ombreuse. Les conversations, les cris cessèrent peu à peu. A ma légère irritation des sacs s' échangèrent. J' estime en effet que chaque dos de garçon peut porter une fois un sac bien chargé, se rendant compte ainsi de ce que signifie monter de la vallée, à travers une région aussi accidentée, le nécessaire à l' existence. Obligation qui s' impose aux habitants des montagnes dès leur plus jeune âge, aux enfants qui doivent couvrir un chemin de plusieurs heures pour se rendre à l' école, en hiver, souvent par le froid et la tempête. Quelques écoles fort isolées existent dans cette région montagneuse. Les plus connues et les plus redoutées pour diverses raisons sont celles du Hörnli et du Schnebelhorn. Mes garçonnets citadins se plaignaient, murmuraient, soupiraient, tentaient de m' attendrir par tous les moyens. Je ne cédai pas. Les sacs restèrent donc fermés jusqu' au Hörnli sans s' alléger, à l' exception d' un seul: lors d' un échange une bouteille cassa, répandant son contenu poisseux. Nous fîmes halte en haut sur le plateau. Personne n' avait bien faim. En revanche, la soif s' était accrue. Heureusement il n' y avait pas de fontaine, et l' argent manquait à ma troupe pour se ruer sur l' auberge voisine, y acheter une de ces boissons à la mode et la projeter dans un estomac échauffé. En vérité je redoute ces randonnées en montagne avec des adolescents. Nous autres adultes croyons faire plaisir aux jeunes en les promenant ainsi et devons reconnaître notre déception. Pourquoi? Beaucoup de jeunes gens considèrent une excursion comme une occasion bienvenue de laisser-aller. La jeunesse n' attache d' abord pas grande importance au paysage proche et lointain, souvent empoignant. Le sens du beau doit être éveillé en elle et des promenades en masse sont peu favorables à cet éveil. Oui, je commence lentement à comprendre cet original qui, contre sa volonté et à la suite d' un incident survenu en chemin, avait été contraint de me demander conseil. Vivant pourtant en ville, il me con-fessa ouvertement qu' il ne souhaitait jamais autant les hommes au diable, sinon quand l' espèce humaine surgissait devant lui.
- Je voudrais être un insulaire.
- La construction d' ermitages est interdite actuellement, lui répondis-je.
- Etes-vous catholique? demanda-t-il embarrassé.
- Non, mais pourquoi?
Il commença aussitôt à critiquer le couvent voisin de Fischingen.
- On l' a restauré de manière trop voyante, trop moderne pour mon goût.
- Je ne suis pas compétent, dus-je admettre, mais je crois qu' il serait faux d' estimer que de grosses erreurs aient été commises lors de la restauration.
Il regarda mes garçons:
- Oui, et tout de suite on a fourré deux cents garçons difficiles et quelques filles mal élevées dans l' ancien couvent. Il est facile de voir combien ces enfants sont mécontents et comme il doit être peu satisfaisant de les surveiller.
- Ne le prenez pas en mauvaise part, dis-je en riant. Je pratique ce métier peu satisfaisant comme vous l' appelez depuis quinze ans.
- On ne s' en aperçoit pas, s' étonna.
- Je ne sais pas si l'on s' en aperçoit, mais si j' ai appris quelque chose, c' est ceci: tout bon chemin est un chemin incommode, d' autant meilleur qu' il mène péniblement plus haut, sur une montagne comme celle-ci par exemple. Le dégoût peut se rencontrer en route, mais si on le surmonte on trouve la joie au sommet.
Il me regarda perplexe. Mes garçons avaient écouté et se taisaient. Peut-être est-ce là le meilleur sermon sur la montagne que je prêchai jamais...
Lors de la descente dans la vallée supérieure de la Töss, je songeais à des événements semblables. Un tel saisissement n' est heureusement pas rare dans la vie, et pourtant trop rare, me disais-je. Combien cette assemblée générale du CAS, reliée à une fête centrale à Pontresina, sur l' alpe de Montebello, fut émouvante! Et émouvante jadis la réunion de l' Ascension sur les terrains de combat du Stoss, en Appenzell. Dans notre CAS n' y at il pas des hommes innombrables et vaillants qui commencent toujours gaiement fete avec notre réunion de l' Ascension? D' autres qui assistent, profondément émus, à l' inauguration d' une cabane? Généralement ce sont des hommes doués d' expérience, ayant déjà une large tranche de vie derrière eux, ayant surmonté les premières tempêtes de l' existence, sachant trouver - par des détours parfois — la mesure juste entre la tâche quotidienne et la montagne. Sages et éclairés, ces hommes possèdent maintenant le sens de l' alpinisme et de sa véritable valeur intérieure mieux que les éternels agités et insatisfaits.
Pour la plupart d' entre nous les premières montagnes gravies furent de paisibles collines. Ne blâmons pas la jeunesse qui essaie de donner libre cours à sa bruyante exubérance sur nos montagnes bénies. Ce sont là manifestations saines, spontanées d' une joie de vivre parfois un peu débordante, mais pas à comparer avec l' attitude stupide et désagréable de soi-disant adultes là où d' autres pourraient trouver méditation et recueillement. Nous avons entendu parler de réunions alpines qui dégénéraient en véritables beuveries, propres tout au plus à se cacher dans quelque lieu écarté. En revanche, nous nous rappelons aussi un dimanche de Pentecôte où une société quelconque, par une magnifique matinée d' été précoce, semblait avoir loué le Bachtelgipfel, si tranquille jusqu' ici. Ils abordèrent ma femme en l' appelant « Sœur », demandant ensuite si nous appartenions aux « Eveillés ». Oui, les montagnes peuvent être la source de rencontres étranges. Mais ce que je préfère à tout est la vue d' une famille qui se rassemble joyeusement sur une colline ou un sommet des Préalpes, interrrompt d' un repos de longues heures de promenade, la vue d' enfants qui, après une courte pause, s' amusent dans les environs inoffensifs, sans en troubler la paix pour autant.
Mon plus beau souvenir de POberland émane d' une excursion en pleine fenaison dans le bas du Drumlinland doucement ondulé. Au « Rosinli », auberge de montagne ouverte en été seulement au-dessus de l' idyllique Adeltswil, je n' avais pu trouver qu' un « gendarme » sec et un morceau de pain dur, accompagnés d' un verre de vin. J' étais seul. La vieille aubergiste s' affairait à sa vaisselle dans la salle vide. Je m' approchai de la balustrade. Le drapeau rouge et blanc pendait sur sa hampe. Les nombreux villages éparpillés entre Rüti et le lointain Dübendorf s' étalaient dans la lumière estivale, et dans les prairies claires ou sombres scintillaient les charmants miroirs des lacs de Greifen et de Pfäffikon Sur quelques lacs plus petits, dont on ne parle pas afin de les préserver de l' envahissement, passaient les ombres ténues de légers nuages de beau temps, tandis qu' au de l' arête lointaine des Alpes d' autres s' arrondissaient et disparaissaient dans le néant aussi vite qu' ils s' étaient formés.
Incomparables ces jours d' été dans les montagnes de POberland zuricois! Dans les profondeurs se distinguaient les moindres détails petits et grands villages, forêts et vergers, amples marais rêveurs, groupes d' arbres caractéristiques, nombreuses collines d' anciennes moraines. Quand il fit plus chaud, je me retirai dans la forêt fraîche et ombragée on des tas bien arrangés, prêts à la descente, attendaient au bord du chemin. Au petit bonheur je parcourus les grands bois, me perdis dans des régions complètement inconnues jusqu' au moment on les arbres s' éclaircirent et libé-rèrent la vue en bas vers le Tösstal et ses massifs orientaux. Ceux-ci, émergeant de la région du Tanzboden et de la Wolzenalp s' élançaient, un peu hésitants d' abord vers le nord-ouest, perdaient lentement en hauteur et en aspect alpin avant de s' aplanir en une dernière vague puissante dans le pays de Schauenberg, tout près de la limite du véritable Mittelland.
Comme notre Suisse est petite! Un seul regard suffit à l' embrasser dans toute sa largeur. Mais comme les formes et les mouvements de ce petit royaume que l' œil contemple amoureusement sont grands! Nous savons ce pays béni protégé par ses frontières naturelles, même si actuellement elles ne peuvent plus jouer de rôle stratégique important. Mais cette sagesse, libre ou imposée, a seule pu créer le caractère de ce peuple ennemi de toute revendication envers des manières de vivre étrangères, envers un isolement perplexe, choses qui pourraient facilement dégénérer en un appétit déréglé. Embrassant ainsi notre bien du regard, rappelons-nous toujours d' en mesurer le sens et l' esprit avant de nous dissoudre dans quelque ensemble organisé et sûr - espérons-le du moins - auquel nous pourrons apporter ce riche héritage en don de joyeux avènement.
J' arrivai dans la haute futaie altière à l' arôme envoûtant, trouvai les premières fraises dans une coupe de bois, m' assis et épiai le petit monde animé. Après les grandes expéditions dans les neiges éternelles, après l' aridité impitoyable du roc et de la glace, ce retour à de modestes randonnées alpestres fait doublement de bien. Le sentiment de force et d' épreuve, arraché généralement de haute lutte aux déserts hostiles des crevasses et des séracs s' adoucit et s' apaise. Reconnais-sons-le: la plupart d' entre nous vivent dans la communauté des hommes, et l' anéantissement dans les incomparables heures des ascensions audacieuses ne peut durer éternellement. La haute montagne nous dispense quelques points culminants, étincelants de notre vie extérieure seulement, moments auxquels il faut songer joyeux mais modestes, parce que chaque retour heureux est une grâce dont nul ne pouvait être assuré au départ.
Celui qui ne connaît que pitons et marteau, piolet et corde, voit croître sur son attirail grandiose, voit croître sur ses mains des gants informes, inaptes à caresser une plante; il n' est plus capable de contempler le rayon céleste d' une fleur épanouie. Ne le connaissons-nous pas ce camarade de montagne endurci qui ne sait voir ni fleur, ni oiseau, ni poisson, n' est plus à même de goûter le parfum exquis des pâturages et de la forêt estivale? Il n' est pas rare du tout de rencontrer cet homme in extremis, impatient, agressif, enclin à toute contradiction, bientôt évité et craint à la fois, même dans sa propre famille, et finalement peu sûr, parce qu' il n' est plus à même d' exercer la fidélité aux petites choses, cette fidélité à laquelle on revient d' abord et toujours.
Par une nuit de tempête, entre l' automne et l' hiver, je montais seul sur la montagne.
Des lambeaux de nuées sauvages chassaient dans le ciel sombre. Les lumières des agglomérations humaines étaient pleines d' inquiétude comme le vent dont les coups me frappaient. Je leur étais livre sans défense tel un homme qui désirerait plus proche sa patrie, plus proches les voix rassurantes de sa femme et de ses enfants. Le long retour me déplaisait. Non que j' eusse peur, mais je me sentais complètement abandonné comme l' est un montagnard encore en route à une heure peu propice. Pendant ces longues heures même le sentier facile devient étranger et adverse. Chaque lumière se salue comme un phare sur la côte longuement désirée. La monotonie du vent incessant et impétueux devient un martyre.
Un chien hargneux n' aboya pas? D' autres lui répondirent. Une voix inconnue cria. Et de nouveau le silence entre deux groupes de maisons éloignées; de nouveau la nuit noire. Le pays était infiniment obscur. Encore une heure. Une demi heure encore. J' atteignis enfin la dernière terrasse sous laquelle les nombreuses lumières des villages oberlandais auraient dû luire. Lorsque j' arrivai à l' Altan je reconnus la muraille de montagnes au sud, plus lointaine que jamais. Dans une lueur étrange que versait la lune pâle, je crus identifier le Glärnisch et le Böser Faulen, les deux Mythen, les Wäggitaler Windgällen, les montagnes d' Uri et d' Unterwald, même quelques sommets de l' Oberland bernois. La vue de cette chaîne hermétique se changea alors en une image et un appel impressionnants, jamais ressenti jusqu' alors. Evidemment j' eusse préféré soleil et jour, car cette lumière-là était glacée, donnait le frisson. Mais un trouble secret me possédait: si le soleil ne revenait pas... si cette lumière faible devait durer toujours... si le ciel se couvrait définitivement et qu' un hiver éternel tombât des hauteurs... si une nouvelle période glaciaire commençait... Fantômes insensés!
Epilogue Vers le tournant du siècle se leva un certain cercle d' écrivains qui chercha à créer une sorte de philosophie païenne de la montagne. Les superlatifs étaient à l' ordre du jour; des descriptions enivrantes du monde des montagnes, un style pathétique « nouvelle vague » que deux guerres mondiales et des catastrophes humaines anéantirent lamentablement devinrent à la mode. Nous lisons difficilement aujourd'hui ces récits dithyrambiques, et nous sommes devenus plus modestes et critiques. Trop d' eau est tombée de nos montagnes célestes pour pouvoir passer impunément sur nous. Nous comptons maintenant avec de solides réalités et sommes attentifs aux conditions qui nous sont imposées. Mais cela ne doit pas signifier non plus la fin de tout. L' homme cherche un point d' appui dans un monde totalement transformé. Qu' il sauve son humanité afin de ne pas devenir une machine sans âme, un robot de la jouissance pure, une victime vouée à la mort par l' automation. Retournons toujours dans les montagnes et ne croyons pas à la disparition de l' homme véritable. Nous autres alpinistes n' y croyons pas, car nous nous sommes tous trouvés un jour sur un sommet devenu un lieu sacré pour nous. Nos ascensions, si elles ne nous laissent pas seulement un froid orgueil, un vide, une lassitude sont des heures et des occasions de méditation impressionnantes. Ce n' est pas en vain que nous croyons au sermon sur la montagne. Ce n' est pas en vain qu' à chaque fête montagnarde nous espérons une parole forte, virile, source de retour sur nous-mêmes et d' approfondissement. Où pourrions-nous reconnaître la grandeur et la puissance sans bornes de notre Créateur sinon sur les cimes naturelles de son œuvre. Dans mon roman alpestre épuisé depuis longtemps, Der Bergführer Madji, une sorte de pressentiment me fit appeler les montagnes les « pensées de Dieu ». Sachons retrouver partout la pensée et le doigt de Dieu. Ainsi les paisibles Préalpes, où qu' elles soient, seront toujours l' image de ces forces éternellement actives dont le créateur se nomme Dieu. Et la leçon franciscaine - fraternité entre tous les êtres vivants - pourra s' imposer à nous comme le plus beau présent donné par l' amour des montagnes et des créatures.Adapté de Vallemand par E. A. C. )