Au Pays d'Enhaut
PAR L.M. HENCHOZ ( D' œx )
Le Grin Un endroit où l'on est chez soi. Dans une sorte d' abandon bienfaisant, une belle maison de bois bruni, à côté d' une forêt. C' est sur la hauteur. Elle est à demi cachée par des côtes arrondies, prés bien soignés aux foins épais. A une demi-heure de marche, des rochers gris ou jaunâtres et des pierriers.
C' est en compagnie de ma tante Thérèse que je l' ai vu pour la première fois. Nous étions partis de Sous-les-Loyes et, tout petit que j' étais, je m' accrochais à la canne de ma tante et me faisais tirer ainsi sur les pentes trop raides. Tout à coup, me montrant la direction avec sa main: « Voilà le Grin » me dit-elle. De là, le trajet à travers les sapins fut une délicieuse promenade. La maison nous attendait au haut de la pente douce. Sur toute la façade, fenêtres et volets bruts étaient grand ouverts: c' était fete. Debout sur le petit balcon de planches où l'on accède par quelques marches, mon grand-père et mes oncles nous regardaient arriver. Nous entrâmes avec eux. Je vis le thé bouillir dans un récipient noir, suspendu à une sorte de potence. Les flammes faisaient éclater des bûches noueuses sur les pierres de l' âtre. Des poutres où l'on pouvait pendre des jambons et des saucisses traversaient la cheminée pyramidale par où montait la fumée. Le feu mettait de la vie dans tout ce coin noir de suie.
Une main maigre décrocha la table et le banc qui étaient fixes à la paroi par une charnière. Quand on l' abaissait, le pied mobile de chaque meuble s' appuyait sur le plancher.
Grand-père demanda des nouvelles des uns et des autres, tante fit la vaisselle. Tasses et assiettes furent rangées sur le dressoir aux lignes harmonieuses.
Cette maison avait été soigneusement construite, toute en bois. La chaux des soubassements avait garde sa teinte rosée naturelle. Une belle chambre éclairée par une rangée de quatre fenêtres, les boiseries en sapin, aux reflets chauds, polies par les récurages de générations. Au temps plus ancien des tantes des Martines, il y avait des fleurs sous les fenêtres. Le fourneau en molasse avec ses marches faisait face au lit de bois; un plus petit lit, appelé sous-lit, était remise sous le grand pour la journée.
Chaque détail m' est devenu cher. La clé de fer forgé qu' on faisait tourner en sens contraire de la direction habituelle, les appuis pour pots à fleurs sous les fenêtres. Dans une grande pièce, à la tête du lit, un tout petit rayon en demi-cercle où l'on posait la bougie pour la souffler au moment de s' endormir. Juste au-dessus, une trace charbonneuse a été provoquée par la flamme. A la jonction du plafond et de la grande poutre maîtresse un long interstice où sont enfilées des cartes postales et des lettres remontant jusqu' à la guerre de 1914. Vers l' emplacement du sous-lit, très haut, un « tablard » avec des livres.
Dans la cuisine, plus sombre, l' escalier mobile que l'on abaisse pour grimper aux chambres supérieures. Et quand la forêt étalée sous le soleil trop chaud se fait caresser par la brise, qu' il fait bon dans l' ombre du grand corridor qu' illumine tout au bout une fente remplie de lumière! A l' autre extrémité, une porte débouche à côté de la grange aux pans brisés qui dominent le toit régulier de l' habitation, les bardeaux recouvrant jusqu' aux vantaux de la cheminée. Un banc est encastré dans un renfoncement à côté de la porte d' entrée de l' écurie. A quelques pas une « chèvre » en bois usé d' où l' eau tombe dans le bassin.
Demain commenceront les foins.
Les faucheurs Les planches du lit craquent, oncle Gustave et oncle Maurice se lèvent. Il est 4 heures. L' un d' eux passe la tête par l' une des fenêtres grande ouverte. « Il fait beau », dit-il. Dehors l' air est tiède, la nuit se dilue déjà. On sent un faible courant d' air, les foins bruissent mollement. Sans manger encore, les deux hommes gagnent la parcelle de pré qu' ils veulent faucher. Ils vont sans hâte; la faux, sur l' épaule, oscille à chaque enjambée. Ils s' arrêtent, posent le grand manche à poignée sur le genou, un peu replié, saisissent le tranchant dans leur main gauche et avec la droite, ils sortent le « cous » du carquois de bois qui leur pend sur le côté. D' un geste précis, ils caressent le métal avec une souplesse qui étonne chez eux, voués aux travaux pénibles. Ils remettent tout en place, empoignent solidement leur outil, le balancent en arrière, puis leur corps se plie un peu et se lance avec lui en avant, l' accompagne dans le trajet semi-circulaire qu' il décrit. Tout au bout l' herbe s' entasse et forme petit à petit une ligne régulière: l' andain. A chaque coup de faux, on entend comme le bruit d' une étoffe qu' on déchire. Après le petit déjeuner, pain, café au lait et fromage, ils recommencent de plus belle.
Premier août Après avoir fané tout le jour, nous sommes montés au crépuscule sur l' échine arrondie d' où la vue s' étend dans toutes les directions. Les fils du berger, notre voisin, avaient préparé un grand feu qui brûlait déjà. Partout ailleurs, d' autres armaillis et d' autres faneurs allumaient aussi leurs lumières. Bientôt il y en eut soixante-trois. Les unes s' éteignaient très vite sur les sommets élevés: c' étaient celles des alpinistes. Le nombre s' abaissa bientôt à une vingtaine qui vacillèrent encore longtemps.
Nous participions de tout notre être au spectacle et les paroles étaient rares. D' une voix ferme, oncle Gustave prononça la plus longue phrase de la soirée: « Et maintenant, allons nous coucher! » D' un seul mouvement, après un dernier regard sur le pays qui devait être réchauffé par tant de chaleur, nous nous sommes engagés dans la petite forêt plongée dans la nuit, à l' écart du monde.
La maison semblait nous attendre...
L' orage La journée était finie et l' orage commençait. Après le repas, nous étions assis sur le banc extérieur, sous un auvent de la grange. Je n' avais pas sept ans. Bien à l' abri, entre grand-père et tante Thérèse, nos yeux embrassaient un vaste espace de ciel et de montagnes. De grosses gouttes avaient brusquement amené la nuit. Elles tombaient avec violence à deux pas de nous. Nous étions bien au sec entre trois parois de bois, dos à l' écurie. Bientôt le ciel en furie fut embrasé d' éclairs. Le tonnerre grondait sans cesse d' un coin à l' autre. Par moments nous étions aveuglés tant il y avait de lumière, à d' autres seule la figure basanée de grand-père était illuminée.Vieux chasseur, la topographie était imprimée dans sa tête. « Ce coup est tombé sur la Corne », disait-il. « Regarde vers le Mont Blanc » disait tante Thérèse. Je voyais des éclairs rageurs comme des serpents en colère, d' autres avaient un air bonasse et ventru. Partout cela tonnait et s' allumait.
Presque d' un coup, ce fut fini. Restaient le calme, la pluie et la nuit.
Commerce On sent une présence. C' est la lune sur les cristaux de neige. Il fait un froid sec. La grange des Arins, toute brune, semble avoir emmagasiné toute la chaleur de l' été. L' écurie est un havre de tiédeur. Les vaches alignées ruminent calmement en face de leur crèche. L' une ou l' autre tourne la tête dans un bruit de chaîne quand un veau fraîchement né l' appelle, maladroitement étendu sur la paille. Grand-papa presse sur les pis, tête appuyée contre une bête, assis sur la chaise à jambe unique, le récipient de bois serré entre les genoux. Un bruit régulier de soie qu' on froisse emplit l' écurie; c' est le lait qui gicle dans l' écume du récipient.
Je suis assis sur une crèche inoccupée à côté des veaux. Grand-papa a reçu hier la visite de marchands de bestiaux. J' y réfléchis. Si j' étais grand et que ce soit moi qui veuille acheter une des bêtes de grand-papa, comment cela se passerait-il? Je me décide: « Si je voulais une vache plus tard, me la vendrais-tu ou me la donnerais-tu ?» Cessant de traire, levant sa tête où perlaient quelques gouttes de sueur, après une pose, il me répondit: « Je te la vendrais ». Mais il avait rougi. Il se remit à son travail.
Pauvre grand-père.
Sazième Cette année j' ai neuf ans. J' irai en été chez oncle Samuel, propriétaire de l' alpage de Sazième. Après un bref séjour Sous-les-Loyes, je quittai grand-maman le cœur gros, tandis que grand-papa m' accompagnait le cœur aussi gros que moi. Onde Samuel me prit dans ses bras puissants; avec un large sourire, il m' installa à côté de lui sur le banc du char à ridelles et, d' un léger coup de fouet, fit trotter sa jument. Nous suivîmes la petite route qui serpente le long de la Torneresse et se dirige vers le Fond de l' Etivaz. Plus loin, elle devient étroite, cahoteuse et aboutit au Pasquier Mottier, alpage qui fait partie du domaine de Sazième. Là on abandonna le char, le cheval fut sellé avec le bat, l' oncle emboîtant le pas derrière de longues guides de corde. Terrible fut l' im qui me saisit quand nous traversâmes le pont pour escalader les remparts qui ferment la vallée en cul de sac; les à pics étaient sauvages, je me sentais dépaysé, transporté dans un autre monde. Mais oncle Samuel était là, rassurant; je le suivis, déjà intéressé, bientôt heureux. Je ne me souviens pas de la grimpée: de l' arrivée oui. Au détour du chemin, le grand chalet de Sazième apparut. Qu' il était beau! Tout en pierres rosies à la chaux, couvert de bardeaux gris, il est construit en forme de T. Des marches de pierres permettent l' accès à la cuisine surélevée. L' étable trapue est d' une longueur immense puisqu' on peut y loger huitante vaches; aux extrémités, de grandes portes doubles. On dit qu' un cheval attelé d' un tombereau pourrait circuler sur le mur adossé à la pente. Il faut qu' il soit solide pour résister l' hiver à la poussée de la neige.
Nous fûmes reçus à bras ouverts; il y avait là tous les gens qui travaillaient sur ce grand alpage: Maurice qui fabriquait le fromage, un domestique, le garde-génisses fribourgeois, deux jeunes frères de quinze et seize ans engagés comme bouèbes, et le fils du propriétaire âge de sept ans.
Peu après, nous étions, les huit, attablés pour le repas. Nous puisions tous dans le grand baquet avec nos cuillers de bois: la nourriture se composait de petit-lait où nageaient des morceaux de sérac. Regardant autour de moi, je vis des instruments bizarres dont la plupart servaient à la fabrication du fromage. Tous étaient désignés par des noms patois. A mon étonnement, je vis qu' il y avait deux foyers et deux presses à fromage. J' appris que l' alpage était si grand que dans des temps plus anciens deux propriétaires utilisaient le chalet, chacun possédant ses propres vaches. Le soir nous avons gagné la chambre par un escalier mobile que Maurice a rabattu du plafond.
Les chèvres de Sazième Vous étiez bien une vingtaine, chèvres de Sazième. Brunes, blanches et noires, encornées ou non, troupe de théâtre permanent, vous animiez le pâturage de vos feintes, vos combats, vos ca- brioles et vos poursuites. Elégantes aussi: négligeamment perchées sur un roc, vous choisissiez des herbes de dessert sur les pentes scabreuses.
Quelle lutte quand nous chassions votre troupe gambadante vers le chalet! Pendant que nous courions d' un côté pour ramener des fuyards, d' autres esquivaient à leur tour. A force de gestes et de cris, utilisant tous les projectiles à notre portée, mottes de terre, pierres, morceaux de bois pourri, bouse plus ou moins séchée, nous ramenions les récalcitrantes. Seules vous, les plus âges, ne vous dépensiez plus en vains efforts; vous marchiez avec dignité, un peu péniblement, tétine brinqueballante.
Lorsque nous avions réussi à vous rassembler près du chalet, il fallait encore vous traire. On posait un bidon sur le sol, puis on s' accroupissait derrière vous et l'on pressait sur vos pis. Je me souviens de mon premier contact avec l' une de vos tétines; je fermai les mains comme je l' avais vu faire, rien ne venait. Enervée, tu secouais la tête, sonnais to clochette: dégoûté, je te laissai. Comment ai-je réussi quelques jours plus tard? Je ne m' en souviens plus, mais je vous trayais toutes; vous les plus âgées, affectueuses, écartiez les deux pattes de derrière, légèrement pliées, et ne bougiez plus; parfois, vous tordiez un peu le cou pour me jeter un coup d' œil. Mais vous les jeunes! A peine étais-je en place, que vous bougiez, toujours prêtes à renverser le seau, quand vous ne tentiez pas de filer pour de bon. J' essayais de vous accrocher par une jambe, ou alors je me levais d' un bond pour vous rattraper.
Avec assez d' entêtement, j' arrivais à bout de tout.
Un oncle éloigné m' avait observé. J' appris bien plus tard qu' il avait tout raconté à mes grands-parents et avait conclu: « Votre petit-fils est persévérant, il fera son chemin! » Dieu sait s' ils en étaient fiers!
Modelage Oncle Samuel et moi sommes seuls dans le chalet. Le maître fabrique aujourd'hui du beurre. Je suis son travail avec intérêt. Après qu' il a longtemps tourné la baratte ronde, montée sur un chevalet et munie d' une manivelle, il en sort une énorme quantité qu' il installe dans un grand baquet pour la pétrir. Mais que fait-il? En un clin d' oeil, ses mains puissantes modèlent avec une dextérité imprévue les rochers de la Cape au Moine, criants de vérité. Devant mon enthousiasme, il érige à ses côtés la Petite Cape, non moins parfaite.
Puis en riant, il s' est penché vers moi pour me présenter son œuvre.
C' était de l' art, oncle Samuel.
Dommage que ce fût aussi du beurre..
Brouillard Ce matin le brouillard pénètre par la porte qu' ouvre mon oncle. Il englue tout. Je frissonne. Le tintement des cloches du troupeau nous arrive assourdi, filtré. Il faut ramener les bêtes pour les traire. Dirigés par le bruit, tâtonnants, nous partons à leur recherche. L' herbe froide mouille mes jambes nues, puis mes chaussettes. Sur les chemins, les souliers sont aspirés par la boue, à chaque pas c' est un effort pour les ramener. Les bosses, les creux se fondent dans l' uniformité blanchâtre. Mais nous connaissons le pâturage et savons où nous sommes Je m' arrête pile: quel est ce monstre aux contours incertains? « Marquise » tend sa bonne tête vers moi. Criant et chassant, nous mettons le troupeau en marche. Dans un bruit de sonnailles, les bêtes avancent vers le chalet. Le poil luisant d' eau, elles entrent une à une par la porte à deux vantaux, dans l' étable sèche. Les hommes courent pour attacher chacune à sa place. Trop petit pour intervenir, je regarde faire. Il y en a maintenant plus de quarante en deux rangées de vingt, dos à dos et queues pendantes, séparées par l' allée.
La pierre A côté du tonneau plein de petit lait servant à laver les ustensiles, puis à nourrir les cochons, une pierre pointue émergeait du plancher. L' année précédente, lors de la visite qu' il me faisait chaque été, mon père avait pris la décision de la faire sauter. Aujourd'hui, le grand jour est arrive. Papa sort de son sac burin, marteau, mèche, détonateur, matière explosive. A petits coups, il perce un trou dans la roche. Il le bourre de pâte, prépare sa mise à feu. Pendant ce temps, oncle Eugène va préparer un filard de foin et le bouèbe récolte avec moi tous les morceaux de vieilles planches que nous trouvons.
Puis dans le silence, l' allumette craque, le cordon qui dépasse conduit la flamme vers la poudre.
Nous nous dépêchons hors du chalet. Un bruit sourd. Nous rentrons pour débarrasser les débris. Le bec rocheux est en miettes. Quel événement! Cette pierre qui avait toujours été là!
Après, entrant dans la chambre à lait, oncle Eugène appelle. Dans les baquets alignés, pleins à ras bord, le lait est recouvert de suie et de crottes de souris!
Rencontre Je me suis évadé vers les sommets. Quittant les sentiers du pâturage, ses rhododendrons et ses myrtilliers, je suis monte sur un tapis d' herbes odorantes vers la Pointe des Fleurettes, la bien nommée Qu' on voit de choses de là-haut! Le lac d' Arnon, les Alpes lointaines, les rochers abrupts de la Cape au Moine. Et les autres chalets et alpages! Dieu, qu' ils sont nombreux, avec leurs cheminées qui fument et leurs vaches qui paissent! Je continue par l' arête pour arriver en Sazième. Escaladant des blocs, en évitant d' autres, j' avance: les parois se redressent, la crête se rétrécit... Et là, tout à coup, un étranger perdu dans ce monde solitaire, qui vient vers moi en sens inverse, avançant laborieusement, presque à quatre pattes! Il sursaute et se redresse devant ce gosse insouciant, si petit, puis se ressaisit et m' adresse la parole: « Tu es seul? » « Oui. » « Où vas-tu? » « Je fais un petit tour. » « Tu n' as pas peur? » « Non, pourquoi? » Il prend une mine étonnée et n' insiste pas. Je continue et lui aussi.
Il pleut Ce soir, je suis à peine étendu sur ma couche de foin qu' un crépitement éclate sur le toit. Bientôt, l' eau coule sur les bardeaux avec un bruit régulier. Elle passe tout près, à bout de bras. Je peux toucher le bois bien sec sur l' autre face duquel elle dégouline, à quelques millimètres.
Je ramène mes couvertures pour être bien au chaud et, détendu, je m' endors.
Les soldats C' est l' automne. Seul avec mon grand-père, nous sommes remontés avec le bétail Sur le Grin pour lui faire consommer le foin récolté pendant l' été. Nous passions le lait dans un centrifugeur pour en tirer de la crème. Quand tout était fini, nous démontions encore une partie de l' engin, pour en laver les pièces en même temps que notre modeste vaisselle. Et puis nous mettions le tout sécher sur le petit balcon de bois. Souvent, je m' asseyais sur la rampe, et, tapant les planches de mes talons à coups précipités, je produisais des claquements aussi secs que des coups de fusil dont l' écho se répercutait plusieurs fois contre le Rocher du Midi. Quelle joie j' éprouvais à tout ce tintamarre!
Soudain, l' aïeul dresse sa belle tête maigre et basanée; ancien militaire, il a reconnu un bruit vrai de fusillade qui se répercute contre les rochers. Nous allons dans le pré, il y a des soldats autour d' une mitrailleuse enfoncée dans le terrain. Toute secouée de hoquets, elle rend les douilles à la chaîne. Un ordre: les gris-vert chargent leurs instruments sur le dos. Nous les voyons cheminer, puis disparaître dans la forêt sans trouver le chemin discret qui en facilite la traversée.
Grand-père jette un coup d' œil éloquent sur les mottes retournées, le trou béant; nous partons sans dire un mot et vaquons à nos occupations à l' intérieur.
Des pas résonnent sur les marches de bois. J' ouvre! Des officiers s' encadrent dans la porte. Le maître du logis les invite à entrer, leur offre quelque chose. Nos hôtes font visiblement un effort pour se rendre aimables; voulant se mettre à notre portée, ils s' intéressent à notre activité. A l' écart, j' observe leur jeu. Désignant la machine à faire le beurre, l' un d' eux demande: « Est-ce avec cela que vous faites le Gruyère ?» Quelle incompétence! Ils tombent si bas dans mon estime que je n' en ris même pas.
Rêveries Vieilles pierres de Sazième, que n' avez pas vu? Il y a mille ans, les premiers colons bâtissaient avec vous un chalet. Qu' ils ont dû le trouver beau! Chaque printemps, ils sont revenus. Ils étaient Gruyériens: j' entends leur patois sonore, je les vois chassant leurs troupeaux.
Un jour d' été. Le Comte arrive avec ses gens. C' est fête: on lutte. Un vacher, le plus solide, étend son suzerain sur l' herbe courte: sous les yeux des filles.
Un an plus tard le Comte revient. Va-t-il lutter? Il défie le pâtre. Les deux hommes s' empoignent: rapide et agile, le Comte l' étend à son tour. ( Il s' était entraîné tout l' hiver !) Sazième est célèbre dans tout le Comté.
Hélas! accablé de dettes, le dernier Comte est chassé de sa Gruyère; avec lui s' en va la douceur de vivre. Les Bernois sont devenus les maîtres. Adieu fêtes...
Pierres, maintenant que voyez-vous? Des hommes débouchent de l' est, dévalent les pentes, armés et menaçants. Ils convoitent le merveilleux pâturage. Ils chassent les vachers, s' emparent du bétail, occupent le chalet.
L' élégant langage des pionniers n' est plus celui des terres de Sazième.
La Gruyère frémit. Des années passent cependant. Enfin, quatre cents jeunes gens, cohorte silencieuse, empruntent le chemin suivi jadis par les Comtes. Hélas! ce n' est pas de danse qu' il s' agit. Ils veulent se venger, ils veulent tuer. Ils encerclent le bâtiment, surprennent à leur tour les pâtres ennemis. Le sang arrose l' herbe. Il ne reste aucun survivant pour porter là-bas la nouvelle.
Aujourd'hui, plus de mi-été; c' est un pâturage comme les autres. Les visites sont rares: il faut marcher trop longtemps.
Probablement qu' un jour prochain le chemin s' élargira et que les acres odeurs de l' essence envahiront Sazième...
Hélas, pierres: que verrez-vous encore?