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Ascensions dans le sud-ouest canadien

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR SIEGFRIED BUCHER, EDMONTON

Mount Victoria Avec 2 illustrations ( 89 et 90 ) Excuse me, may I take a picture of you?

Brusquement tire de ma rêverie, je lève la tête. Claquement sec de l' obturateur. Je me sens un peu comme le taureau prime du concours régional.

Are you a real mountaineerEtes-vous un vrai montagnardTelle est la question du vacancier aux regards ébahis.

- C' est cela, j' en suis un lui répliqué-je rapidement. ( Comme si ça ne se voyait pas, que diableHeureusement voilà qu' approche la délivrance - je veux dire ma compagne. A son tour elle est assaillie, mitraillée; j' en profite pour m' éclipser. Il faut dire qu' elle subit de meilleure grâce le feu nourri des questions, et qu' elle s' y entend infiniment mieux que moi à exposer au cercle de touristes enthousiastes nos projets. Mais un peu plus, et j' oubliais de vous en faire part: nous avons l' inten de gravir le Mount Victoria ( 3452 m ). Le Victoria - c' est ainsi que nous l' appelons entre nous -se trouve dans la partie sud des Montagnes Rocheuses canadiennes. Situé à une cinquantaine de kilomètres de Banff, lieu de villégiature réputé, il barre la vallée du lac Louise. On raconte qu' un chef indien de la tribu des Pieds-Noirs aurait révélé ce site à un blanc pour lui témoigner sa reconnaissance à l' occasion d' un quelconque bienfait. Et en effet, la première fois que nous vîmes le lac Louise dans son écrin de montagnes - c' était en plein hiver - nous ressentîmes que ce cadeau de l' Indien était de ceux dont la valeur ne se chiffre pas.

Maintenant, le lac s' est débarrassé de sa carapace de glace, et un beau vert tendre que la couleur plus sombre des forêts environnantes rend encore plus lumineux fait un agréable contraste avec le bleu intense de l' eau.

Soulagés d' avoir échappé aux vacanciers et à leurs questions, nous longeons par un sentier le lac que nous laissons bientôt derrière nous. Nous sentons nos épaules, car outre le sac de couchage et la tente nous avons emporté tout l' équipement de haute montagne. Passé le lac, nous remontons la vallée le long d' un palier en pente douce, puis notre sentier s' engage sur les contreforts toujours plus abrupts du Mount Whyte ( 2982 m ). Sous l' ardent soleil de juillet, nous transpirons de tous nos pores; c' est une chance que les chaleurs estivales n' aient pas encore tari jusqu' au moindre filet d' eau dans le lit des torrents.

Au bout de deux bonnes heures de marche nous quittons notre sentier qui ne conduit qu' à un tea-room pour nous engager sur la moraine marginale du glacier de Victoria. Nous avons l' inten de camper son extrémité supérieure et d' y passer l' après à observer notre terrain d' ac. Il faut dire que le gardien du parc national qui nous a délivré l' autorisation de gravir le Mount Victoria nous a nettement déconseillé de monter au col Abbot durant la journée. Effectivement: d' imposantes masses de neige, suspendues à quelques centaines de mètres au-dessus du chemin que nous emprunterons donnent du poids à ce conseil.

Notre réchaud ronronne sa chanson; délestés de nos chaussures, confortablement étendus sur nos matelas de caoutchouc mousse, nous prenons du repos. En fin d' après, un grondement de tonnerre vient jeter e trouble dans cette région si paisible. Sans doute s' agit d' une avalanche, quelque part où nous ne pouvons la voir. Quelques instants plus tard, un nuage blanc déferle vers le bas du glacier de Lefroy. Par sa forme, il évoque la proue d' un gigantesque vaisseau, et nous constatons avec étonnement qu' il s' étend sur une longueur d' au moins un mille ( 1600 m ). Nous nous remettons à observer le col Abbot où l' ombre s' installe peu à peu. Parfois un bloc de glace isolé se détache. Presque aussi volumineux qu' une villa, il dévale la pente et éclate en mille morceaux. Le passage le plus étroit de notre voie d' accès au col se situe à quatre ou cinq longueurs de corde. Juste au-dessus, sur la droite, s' élance une pente très abrupte, recouverte de neige. Il y a là un sérieux point d' interrogation: à la rigueur, on pourrait esquiver un bloc de glace qui se détacherait brusquement, mais une avalanche de neige... pas question d' y échapper, et ici moins que partout ailleurs. Aussi n' est pas sans plaisir que nous voyons un nuage venir masquer le soleil et rafraîchir de son ombre cette pente si peu engageante.Vers six heures le soleil disparaît définitivement derrière l' arête nord du Victoria, et ses derniers rayons saluent notre départ. Est-ce agir à la légère que de choisir ce moment pour attaquer la montée? Il ne le semble pas, car la glace ne commence à se contracter de façon sensible qu' au bout d' un assez long temps de refroidissement, c' est vers le matin qu' elle se crevasse et que le danger est le plus grand. D' autre part, il y a bien deux heures que notre pente est à l' ombre, la neige s' y sera durcie et ne risquera guère de glisser... Telles sont les conclusions auxquelles nous parvenons, tout en contournant les crevasses du glacier. Bien sûr, risque il y aura toujours... mais l' alpinisme n' est pas un risque sans cesse renouvelé - pour ne pas parler de notre vie tout entière.

- Ne t' attends pas à ce que je te suive longtemps à ce train-là! s' écrie ma compagne. Nous sommes au passage critique, et sans doute ai-je forcé l' allure, tant cette pente qui s' élance sur notre droite m' inspire de sourdes craintes. Sans discontinuer, nos yeux balaient l' espace: en haut, puis de côté, où le chemin tantôt s' élargit, tantôt se rétrécit. La neige est encore molle; nous pouvons nous passer de nos crampons et allons bon train. Les dernières lueurs du jour nous voient contourner la rimaye, deux cents mètres au-dessous du col, et déjà la cabane Abbot est à portée de voix.

- Comment... deux alpinistes? Nous n' avons pourtant relevé aucune trace en montant. Ils sont probablement venus par le versant sud, depuis la vallée O' Hara. Une solide poignée de mains souligne notre « good evening ». « Bin i froh, dass mer do send » ( je suis content d' y être enfin ) dis-je à ma compagne. Un large sourire s' épanouit sur leur visage.

- Mer send jo au Schwytzer! ( Nous aussi, nous sommes des Suisses !) Et à nos congratulations joyeuses un troisième, qui avait passé inaperçu à la faveur de l' ombre, fait écho:

- Et moi un Allemand!

Ainsi il ne manque plus que les Autrichiens, et de toutes les nations où l' alpiniste est à l' honneur, les trois où l'on parle allemand seront représentées ici. Vous me croirez si vous voulez: ils arrivèrent quelque deux heures après nous, sur nos traces. Ils étaient deux, chaussés de leurs skis, et ils parlaient bel et bien l' allemand qui nous manquait. Nous passâmes une agréable soirée à bavarder autour de la table. Les lueurs vacillantes des chandelles trouaient l' obscurité, animant sur les parois toute une fantasmagorie.

La cabane Abott a été construite par la compagnie ferroviaire du Canadian Pacific avec l' aide de guides suisses. Depuis quelques années, elle a perdu de son importance, il est de plus en plus rare qu' elle connaisse les honneurs d' une visite. Pourtant, elle reste dans un état acceptable, assez dans tous les cas pour nous épargner la peine de planter nos tentes. Une sortie tardive à 1' édicule attenant me permet de m' assurer que le temps reste stable. Un ciel sans nuage, où de-ci delà scintille une étoile, domine ce vaste monde des sommets. Tout frissonnant, je vais retrouver la chaleur de mon sac de couchage, non sans avoir auparavant fixé avec mes camarades l' heure du départ...

Nous longeons déjà l' arête conduisant au sommet sud du Victoria lorsque les premiers rayons du soleil nous atteignent; tout autour de nous les cimes se dorent et l' ombre se retire vers les vallées. Nous nous sommes répartis en deux cordées, une de trois et une de deux personnes. Les Autrichiens sont restés à la cabane; ils descendront sur le lac O' Hara, remonteront ensuite ici pour repartir à ski par le versant nord du col Abbot.

L' arête est en partie recouverte de neige, mais celle-ci n' a pas pu se durcir durant la nuit, à cause de la température relativement élevée; nous devons renoncer aux crampons. La paroi très abrupte qui descend vers le col ne nous coûte pas trop de peine, et bientôt nous brassons jusqu' à mi-jambe la neige lourde de l' arête soufflée par le vent, elle forme en maints endroits des crêtes surplombantes dont il faut se méfier. Un ressaut dénudé nous permet de gagner un temps appréciable, et nous pouvons nous accorder quelques instants de contemplation.

En bas, le lac Louise nous fait signe, tout baigné de lumière. On serait tenté de se laisser emporter par le vent qui balaie l' arête, et d' aller survoler les sommets environnants. L' aigle, que l'on rencontre fréquemment dans les parages, sait-il au moins apprécier ce privilège à sa juste valeur? Maintenant l' arête, un peu plus large, est presque entièrement dégagée; nous pouvons reprendre notre souffle et nous préparer à attaquer les dernières pentes sous le sommet sud. Aux environs de huit heures, nous en prenons possession.

Le panorama est grandiose. Devant nous, le sommet nord, relié à celui où nous nous trouvons par une crête fortement enneigée, nous domine quelque peu. Au nord, le Popes Peak, avec ses 3162 mètres et son glacier suspendu, règne en maître sur les environs immédiats. A l' est, le Mount Lefroy paraît nous jeter un défi; une de ses parois plonge à la verticale, sur presque cinq cents mètres, vers le col Abbot. Au midi dominent deux pyramides géantes, à gauche le Ringrose Peak ( 3281 m ) relié par une arête audacieuse au Wenkchemna Mountain ( 3173 m ); à droite le Mount Hungabee ( 3491 m ), lui aussi uni par une arête au Mont Biddle ( 3319 m ) et au Curtis Peak qui encadrent à l' ouest le col Opabin ( 2578 m ). Dans la vallée qui s' ouvre vers le sud s' étend le lac O' Hara. Des ruisseaux scintillants le relient à un chapelet de lacs plus petits qui s' égrènent en amont, chacun sur un palier.

Le pied du Mount Yukness ( 2850 m ) est baigné par le lac Oesa, encore recouvert d' une couche de glace de plusieurs mètres et dont seul le bord est dégagé. La fonte des glaces, telle un coup de baguette magique, a fait surgir une riche palette de tons verts et bleus. Face à un tel déploiement de richesses, l' œil est insatiable; on aimerait rester là, tout voir, tout revoir... mais l' heure avance, qui nous invite à redescendre.

De nouveau, une attention soutenue est de rigueur, car le moindre faux pas pourrait coûter la vie au partenaire. Nous gagnons sans encombre le bas de la paroi. Au cours d' une brève halte, nous contrôlons mutuellement notre encordage et nous essayons de tromper une faim toujours plus criante en mâchant des fruits secs. La dernière partie de la descente se fait dans un terrain dégagé de neige; seuls, en bas, des éboulis viennent gâcher notre plaisir. L' heure de midi nous retrouve attablés à la cabane, où nous mangeons à satiété avant de boucler les sacs.

Nous descendons sur le lac Oesa et traversons des pentes abruptes et recouvertes de neige. Nous progressons en nous appuyant sur nos piolets, tantôt à gauche, tantôt à droite. Avant de quitter définitivement les neiges, nous retrouvons nos deux Autrichiens en train d' attaquer la montée. Nous nous arrêtons juste le temps d' échanger quelques mots, mais longtemps après encore, nous les entendrons jodler. Les parois de rochers se renvoient l' écho qui s' amplifie et se répercute de loin en loin.

La descente vers le lac O' Hara, au gré des terrasses échelonnées qui caractérisent cette vallée, évoque irrésistiblement un voyage au Pays des merveilles. Les pins se font plus nombreux, ils ombragent des torrents qui vont gaiement leur chemin parmi les cailloux, s' écrasant parfois en cascades assourdissantes pour s' écouler enfin dans le lac du palier inférieur. La forêt sent bon la poix et les baies sauvages. Mais on y rencontre partout les signes de cette dangereuse sécheresse qu' un rien suffit à transmuer en incendie dévastateur. Il est d' ailleurs fort probable que l'on interdise l' accès aux parcs nationaux ces prochains jours, à moins que des pluies suffisamment abondantes ne s' abattent à temps. Ce danger, les panneaux d' information dressés aux entrées des parcs lui donnent la cote « extrême », et il nous faut dès lors compter avec la fermeture imminente des pistes. En ce moment, plus de 2800 incendies ravagent la forêt canadienne, ils dévasteront probablement une zone aussi étendue que la Suisse. C' est un triste spectacle qu' une forêt ravagée par le feu; le vent en a pour des années à charrier de nouvelles graines jusqu' à ce que les plaies commencent à se cicatriser.

Sur la rive nord du lac O' Hara se dresse une auberge construite avec goût, et de petites maisons, appelées ici « cabins », sont disséminées aux alentours. Elles offrent une retraite agréable à des vacanciers épris de calme et de balades dans une région montagneuse, mais qui ne comptent pas entreprendre de longues excursions. Ajoutons cependant que les prix ne correspondent guère à ce que recherche en général l' alpiniste.

La maison du gardien de parc se trouve à quelques centaines de mètres. Nous y faisons un saut pour annoncer que nous rentrons sains et saufs. Autour d' une tasse de thé nous évoquons les péripéties de notre ascension; notre hôte s' intéresse beaucoup aux conditions que nous avons rencontrées là-haut.

Nous quittons la vallée par une route poussiéreuse qui rejoint à une dizaine de kilomètres l' auto lac Louise—Golden. Celle-ci n' est pas ouverte au trafic, seules les voitures d' une entreprise privée peuvent y circuler. Suivre cette route à pied, c' est une perspective qui n' emballe personne, et la proposition de monter dans un bus recueille tous les suffrages. Au milieu des touristes nous subissons à nouveau l' interminable questionnaire. Nos insignes du CAS et de l' Alpine Club of Canada ne cessent de susciter des commentaires admiratifs:

- Vous êtes assurément de grands connaisseurs!

Est-ce là ce qui compte? Pour eux oui, mais pour nous? Peut-être.

Nous retrouvons notre voiture. Pas de pneu plat, pas de fuite d' huile ou de benzine Nous pouvons sans autre poursuivre notre route. Notre moteur nous hisse jusqu' au col du « Kicking Horse », d' où nous gagnons Field, dans la British Columbia, où nous devons rencontrer un ami. Nos projets: passer deux ou trois jours à varapper dans le parc national du Yoho, après quoi nous retrouverons à Jasper les camarades qui graviront avec nous l' arête est du Mount Edith Cavell.

Yoho Peak et Mount Balfour Sur la route qui mène aux chutes de Takakkaw, je me retourne vers mes deux passagers:

- Vous souvenez-vous des conditions que nous avons rencontrées ici la dernière fois?

- Oui, c' était en janvier; nous avions nos lattes aux pieds, et l' air que nous respirions avait une bonne quarantaine de degrés au-dessous de zéro!

Aujourd'hui, à sept heures du matin, notre voiture soulève un nuage de poussière, et un ciel sans nuage annonce encore une journée torride. Maintenant nous découvrons le spectacle grandiose des masses d' eau qui s' écrasent sur les rochers avec un grondement sourd. Une averse de fines gouttelettes nous accueille au sortir de la voiture. La maison du gardien de parc se trouve à quelque 300 mètres des chutes, et nous nous y rendons poury faire état de nos projets. Non loin de là est aménagée une place de camping où nous laisserons notre voiture.

Le sentier - on n' ose plus appeler cela une route - suit tout d' abord le Yoho, puis semble se perdre dans des forêts très denses. Nous ne retrouvons la petite rivière qu' au bout de deux heures, à l' endroit où confluent les deux cours d' eau qui lui donnent naissance et un j)eu avant qu' elle n' aille s' abîmer sur le palier suivant de la vallée, formant les « Chutes Riantes ». Nous en remontons l' embranchement principal. Pour soulager nos épaules endolories, nous déplaçons sans cesse les courroies de nos sacs, tantôt vers le cou, tantôt vers les bras, et personne ne proteste lorsqu' enfin quelqu'un se décide:

- Arrêtons-nous là, j' en ai un sérieux besoin!

Le chemin bifurque à cet endroit; sur le poteau indicateur une flèche pointant vers le nord porte: « Yoho Glacier », l' autre, orientée vers l' est: « Twin Falls ». C' est cette dernière que nous suivons. Le chemin est assez abrupt, ses lacets nous font rapidement gagner de l' altitude midi, nous entendons pour la première fois le fracas des « Twin Falls » ( les Chutes Jumelles ). La masse fluide de la rivière éclate littéralement au contact d' un rocher, et la poussière d' eau qui s' élève vient nous rafraîchir loin à la ronde.

L' auberge qui regarde les chutes était notre but d' aujourd. L' hôtesse en est une jeune Allemande qui ne manque pas de nous honorer d' un plat de son pays. Elle tient à elle seule ce restaurant durant fete. Ses propos enjoués disent assez combien elle est attachée à ce site - nous ne pouvons d' ailleurs que lui donner raison.

La sieste finie, nous repartons. Par un sentier en lacets, nous rejoignons le chemin qui, de la bifurcation, conduisait au Yoho Glacier. Notre ami a emporté une scie à moteur; un sapin couché en travers de notre voie lui donne l' occasion de la mettre à l' épreuve. A l' aide d' un tel engin, un tronc d' un mètre de diamètre est vite débite en morceaux que nous n' avons plus qu' à faire rouler hors du chemin où ils finiront bien par pourrir. Qui se soucierait d' un arbre dans cette véritable forêt vierge, surtout s' il est déjà tombé de sécheresse? Ici la nature gaspille encore sans compter, mais ailleurs, la main de l' homme a déjà mis bon ordre.

La piste que nous suivons maintenant était autrefois un tronçon d' une ligne de pièges. Cela se voit à certains arbres qui portent une entaille triangulaire au milieu de laquelle subsiste encore un clou. C' est là que l'on fixait les pièges à martres. Les trappeurs ont été contraints d' abandonner cette région depuis qu' on en a fait un parc national. Mais plus loin, dans un petit vallon, on peut encore voir les restes d' une hutte de rondins qui servait au trappeur de refuge pour la nuit. A quelque distance de ces décombres à moitié pourris, nous relevons les traces toutes fraîches d' un élan femelle et de son petit. Quand de la fumée s' élevait encore du toit, aurait-elle osé passer ici?

Notre ami est parfaitement à même de nous dire comment on s' y prend pour capturer tel ou tel animal pour sa fourrure; il a en effet pratiqué ce genre de chasse autrefois, et il compte bien s' y remettre un jour, dit-il. Les procédés employés sont excessivement barbares, à en juger par les quelques exemples qu' il nous donne, mais il semble que ce soit le seul moyen d' attraper de tels animaux. Si nos gracieuses compagnes avaient la moindre idée de ces tortures, porteraient-elles en toute quiétude leurs somptueux manteaux de fourrure?

Quittant la forêt, le chemin va se perdre dans une pente d' éboulis. Nous sommes heureux d' at la crête de la moraine marginale, que nous suivons jusqu' au moment où elle vient mourir sur une glace dont la surface granuleuse rend les crampons superflus. La montée est facile, mis à part les quatre ou cinq cents derniers mètres de rocher dans lequel nous nous livrons à des dépenses d' énergie, aux seules fins de nous dépêtrer de la caillasse.

Souvent masque par des bancs de nuages qui dérivent lentement, le soleil s' incline vers l' ouest lorsque nous atteignons le Yoho Peak ( 2913 m ). Nous n' avons guère le temps d' admirer le panorama, poussés que nous sommes par ce besoin instinctif de trouver un abri avant que n' éclate ce qui se prépare au-dessus de nos têtes. Nous nous bornons à saluer quelques cimes, vieilles connaissances de nos excursions hivernales, avec l' air de leur dire: « Aha! Vous voilà déjà en tenue estivale. Hé bien! Nous lui préférons, tout compte fait, l' immaculé linceuil que vous portiez la dernière fois. » Un vent de plus en plus violent nous fouette le visage tandis que s' abattent les premières gouttes. Des roulements de tonnerre retentissent, ils ne viennent pas de loin. Haletants, nous remontons le dernier palier de la vallée, celui qui porte le refuge. Lorque les écluses célestes s' ouvrent toutes grandes, nous sommes déjà à l' abri depuis quelques minutes: ainsi, nous aurions pu nous passer de cette marche forcée! Le refuge est exigu, et nous ne sommes pas les seuls à y rester bloqués pour la nuit. Aussi préférons-nous la maison de toile au camp de concentration. Nous ne serons d' ailleurs pas restés tout seuls dehors: un ours s' intéresse vivement à notre tente. Mais cet engouement est de courte durée: il n' a pas trouvé chez nous la bonne odeur qu' il recherchait. Une fois de plus, nous nous félicitons d' avoir soigneusement emballé nos victuailles dans des boîtes de plastic étanche: nous nous sommes épargné Dieu sait quels pleurs et grincements de dents. Nous avons encore pris une autre précaution. Toute la buffleterie a dû trouver place dans la tente, volens nolens, car on sait que le porc-épic lui porte une affection toute spéciale, et nous ne tenons guère à être du nombre de ces alpinistes ou promeneurs auxquels il ne reste, le matin venu, qu' à s' extasier devant les vestiges de leurs souliers ou de leurs courroies de sac.

Il fait encore nuit lorsque nous démontons la tente, allumons le réchaud et faisons nos sacs. Au terme d' un repas sommaire: germe de blé, levure de bière, lait condensé et quelques fruits, nous reprenons les charges et abordons la descente d' un pas encore un peu raide. But de la journée: le Mount Balfour ( 3274 m ) dont la silhouette élancée, qui évoque un peu une chaire, au dire de notre ami, nous attire depuis quelque temps. Avant de nous engager sur le sentier qui mène au glacier du Yoho, nous nous délestons de tout ce qui n' est pas indispensable. A la sortie de la forêt, nous obliquons vers le fond de la vallée. Le cours du Yoho est rapide, il serait pour le moins téméraire de le franchir à gué. Quelque trois kilomètres plus bas, la rivière s' engouffre dans des gorges dont la largeur, par places, n' excède pas deux ou trois mètres. L' an dernier, notre ami y a lancé à un endroit favorable une passerelle que nous allons emprunter. Un grondement qui va s' amplifiant nous indique que les gorges sont proches; nous les surplombons tout à coup, après avoir gravi un escarpement de la rive. Là où se trouve la passerelle, nous touchons de la pointe du piolet la paroi opposée. A une trentaine de mètres au-dessous, l' eau glacée se rue en bouillonnant au travers de l' étroite faille. Nous restons là comme fascinés par ce site dont la beauté, soigneusement dissimulée aux regards, n' est accessible qu' à de rares mortels.

Les heures de marche qui suivent seront les plus pénibles de la journée. Il s' agit d' atteindre le glacier de Trolltinder; cela représente 800 mètres de dénivellation. Nous devons traverser tout d' abord une forêt vierge très dense; des centaines d' arbres abattus et des fourrés qui s' élèvent jusqu' à hauteur d' homme rendent la progression extrêmement difficile. Encore un peu, et nous nous prendrions pour des bûcherons! Puis, au fur et mesure que nous nous élevons sur ces pentes abruptes, la forêt s' éclaircit, faisant parfois place à de maigres prairies. Voilà que nous croisons une trace toute fraîche. C' est celle d' un ours, et en y regardant de plus près, nous constatons qu' il s' agit d' un grizzli. Cela n' est pas pour nous rassurer, mais notre ami en a vu d' autres.

- Celui-ci, je l' ai déjà rencontré dans les parages, l' année passée.

Nous n' ignorons certes pas qu' il est en principe inoffensif, sauf s' il est surpris, et qu' il s' éclipse avant même qu' on ait eu le temps de l' apercevoir. Ce sera le cas aujourd'hui: tous nos prodiges d' attention sont restés vains.

Le sol du palier suivant est constitué de dépôts d' origine glaciaire; nous avançons plus facilement. M' aventurant sur un gros bloc de rocher, je me trouve soudain nez à nez avec une louve. Elle a l' air aussi surprise que moi! Elle ne gronde même pas, quelques secondes elle reste immobile à m' obser, puis fait un brusque écart, s' esquive entre deux gros cailloux pour réapparaître quelques instants après à une centaine de mètres. Le temps d' apprécier la situation, et elle disparaît définitivement dans ce dédale de rochers. Elle n' a laissé paraître aucun trouble, pas plus qu' elle ne s' est enfuie: elle connaît sa force et son adresse qui lui permettent de disputer une proie même à une meute de loups et de rester maîtresse du terrain. Le grizzli à la force quasi légendaire la laisse en paix, rendu prudent par de cuisantes expériences. Il préfère aller se coucher l' estomac vide.

A mesure que nous nous élevons, l' horizon s' élargit, et nous pouvons suivre sur le terrain l' itiné complet de nos excursions; nous reconnaissons également plusieurs sommets que nous avons déjà escalades. Mais le ciel prend des teintes de grisaille à l' ouest et un vent froid souffle de plus en plus fort. Nos crampons mordant bien la glace nue, nous progressons sans peine vers l' arête ouest du Mount Balfour. Sur notre droite s' élancent les tuyaux d' orgue du Mount Trolltinder ( 2917 m ), le long desquels on peut nettement distinguer différentes strates rocheuses. Les névés qui s' élèvent jusqu' à leur pied font un heureux contraste avec les tons rougeâtres de la pierre. Quel dommage que le ciel ne soit pas bleu: la photo en couleur serait unique.

Nous gagnons le bas de l' arête sous des rafales d' ouragan qui charrient déjà des flocons. La température doit être tombée aux environs de zéro. Pouvons-nous y aller pour la dernière étape, avec ce temps? Telle est la question. Tant que le Mount President ( 3139 m ) et son « alter ego », le Mount Vice-Président ( 3077 m ) restent dégagés, il semble que nous pouvons encore nous risquer... Au bout de quelques longueurs de corde, nous nous arrêtons sous un surplomb qui, à ce qu' il paraît, va nous donner du fil à retordre. La recherche d' une voie praticable m' absorbe à tel point que j' écoute à peine ce que me crie mon plus proche compagnon de cordée:

- On rentre! Il commence à neiger, et dans une demi-heure nous serons dans cette purée qui vient là-bas!

- Non! vraiment? Je renonce à contre-cœur, mais il me paraît en effet plus sage de faire demi-tour au lieu de se lancer à l' assaut de ces masses de roc dans de telles conditions. Quelques instants après, nous nous retrouvons sur l' arête. A l' abri du vent, nous cassons la croûte et nous contemplons cet univers de cimes et de glaciers que les nuages envahissent peu à peu. A nos pieds - nous sommes sur le versant nord de l' arête - s' étale le glacier des Diablerets, barré au nord par le Mount Gordon ( 3153 m ). A droite, le Mount Olive ( 3130 m ) reste encore dégagé une ou deux minutes, puis il s' éva tel un fantôme, submergé par les vagues de brouillard qui s' avancent rapidement. C' est le signal du départ. Au terme d' une brève discussion, nous décidons de faire retraite par le même chemin. Nous devions à l' origine traverser le glacier des Diablerets, puis la « Waves Creek », pour finalement atteindre le glacier du Yoho. Mais une redoutable rimaye et le peu de temps qui nous reste nous obligent à abandonner ce projet. Sans doute, dans de bonnes conditions, nous trouverions bien un moyen de franchir cette rimaye, mais maintenant une telle entreprise ne tente personne.

Il pleut déjà lorsque nous atteignons la forêt, et les fourrés épais contribuent efficacement à détremper nos habits. Vue d' en haut, la rivière Yoho ne paie pas de mine. Ayant repéré un peu en amont quelques bancs de sable, nous décidons de la franchir à gué pour nous épargner un long détour par les gorges. Et nous voilà maintenant au bord de ces eaux qui bouillonnent, ne sachant plus très bien si oui, si non... pour décider en fin de compte « qu' un peu au-dessus, c' est mieux ». Chacun transporte un tronc d' arbre sur ses épaules, mais il se trouve toujours quelqu'un pour dire:

« plus haut... » Penauds, les pieds mouillés ( il ne manque plus que cela !), nous nous rendons à l' évidence: « nous ne pouvons vraiment pas nous y risquer, le courant est trop rapide! » - et marchons cinq kilomètres au lieu de trois. Nous tombons heureusement sur une piste qui nous fera gagner un peu de temps, et nous voilà trottant l' un derrière l' autre et chantant: « Qu' il est long le chemin, le chemin... » A la nuit tombante nous retrouvons notre dépôt de matériel que nous répartissons, puis reprenons notre marche vers le parc à voitures.

La pluie a cessé lorsque nous atteignons la place de camping. Nous nous apprêtons un repas dans la maisonnette attenante. Tout à coup nous sursautons: un beau tintamarre! un peu comme si l'on s' était mis à traîner de grandes cuves sur le sol. Sans doute un ours se sera-t-il attaqué à la caisse à ordures; allons-y voir. Mais ce n' est pas un ours qu' atteint le faisceau de notre lampe de poche, c' est un élan dont le front s' orne d' une paire de bois comme nous en avons rarement vus. Nous nous arrêtons à une dizaine de mètres; faire connaissance de plus près pourrait avoir certains désagréments. En fait, notre visiteur ne prête guère attention à la galerie, trop intéressé par le contenu de la poubelle dont il mange les morceaux qu' il trouve à son goût. Imperturbable, il plonge et replonge dans le seau de fer-blanc sa tête aux magnifiques défenses. Une petite précision: par élan, j' entends cette variété de cervidés géants que l'on rencontre aussi dans certaines contrées de l' Europe, et non leurs congénères du Canada ou de l' Alaska, appelés ici « Moose ». Les bois du « moose » se distinguent nettement de ceux de l' élan par leur forme, car ils sont larges et aplatis comme des pelles, et il serait fort malséant qu' un chasseur ayant abattu un « elk » aille s' aviser d' en faire un « moose » à la prochaine réunion de son club de chasse. Ajoutons que cela s' est déjà vu. Il y a bien des paysans qui, avant l' ouverture de la chasse, s' arment d' un pot de peinture et montent à leur pâturage, pour inscrire sur les vaches « vache » et sur les chevaux « cheval »! Pourquoi?... Je me suis même laissé dire que, dans certaines régions, on ne vous autorise pas à partir en chasse sans que vous portiez une casaque du plus beau vermillon - et encore n' y êtes-vous pas tout à fait sûr de votre peau!

Après avoir empilé nos bagages dans la voiture et consigné notre départ dans le livre d' or, nous repartons pour Field. Là nous prenons congé de notre ami, non sans avoir projeté quelques nouvelles excursions pour l' hiver suivant. Ma compagne et moi-même empruntons ensuite l' autoroute jusqu' à Lake Louise où nous plantons notre tente et enfouissons dans les sacs de couchage nos membres exténués.

Le soleil brille déjà haut dans le ciel lorsque je risque un œil hors de la tente. Les montagnes environnantes sont recouvertes d' une mince couche de neige fraîche, et des nuages épars se condensent en cumulus de crème fouettée. L' autoroute Lake Louise—Jasper, qui longe sur 240 kilomètres les Rocheuses du sud-ouest canadien, est en réfection. De longs tronçons sont déjà achevés et un revêtement d' asphalte parfaitement uni permet des pointes de cent kilomètres à l' heure et même plus. Si le législateur n' avait prévu des limitations de vitesse dont des patrouilles de police contrôlent l' application stricte, on roulerait volontiers à tombeau ouvert.

Le paysage est une fois de plus un régal pour les yeux; à mainte reprise nous arrêtons notre voiture au bord de la route et descendons quelques instants. C' est à la caméra qu' il incombe de fixer, en couleur ou en noir et blanc, ces impressions fugitives. Devant nous, au milieu des forêts de pins, s' étale le lac Hector qui baigne le flanc est de la chaîne du Waputik. Plus loin, sur la droite, le Mount Hector dresse sa cime altière. C' est une vieille connaissance, nous l' avons gravi au cours d' une excursion à ski, au mois de janvier. Une ascension hivernale n' y paraît plus pensable maintenant. Nous y avons trouvé alors - c' était un 19 janvier - la plus belle poudreuse qui se puisse rêver, si belle qu' elle parvint même à nous faire oublier le froid mordant.

Au bord d' un petit lac en aval du Bow Lake un « moose » est en train de déjeuner, les pieds dans l' eau. Les plantes aquatiques paraissent être à son goût. Méfiant, il regarde autour de lui avant de plonger dans la vase sa tête ornée d' andouillers. Nous n' essayons même pas de nous approcher, fût-ce de quelques mètres, car nous savons par expérience qu' il nous a déjà repérés et que son flair le renseigne sur tous nos mouvements.

Sur le versant nord du Bow Pass nous découvrons pour un bref instant le glacier de Peyto et ses environs. Puis nous faisons halte et apprêtons notre repas. Le temps s' est gâte, les montagnes s' enveloppent de nuages toujours plus épais et une fine pluie s' est mise à tomber. Pour quelques instants le rideau de brumes se déchire, laissant apercevoir le Mount Rhondda ( 3055 m ) qui se dresse au milieu des champs de glace du Wapta Glacier.

C' est aujourd'hui Vendredi-Saint, et nous savons déjà où nous passerons Pâques.

Un dimanche de Pâques sur le glacier de Peyto Nous franchissons le Bow-Pass aux environs de midi. Nous nous rendons tout d' abord chez le gardien qui nous autorisera à skier dans la région du glacier de Peyto, puis nous suivons l' autoroute qui n' a pas tout à fait perdu son cachet hivernal jusqu' à l' endroit d' où part le chemin du lac Peyto. Les sacs, une fois de plus, sont bourrés à éclater, ce qui ne facilite guère notre marche dans la neige épaisse qui recouvre le sentier. Notre tentative de nous passer des skis échoue piteusement, et nous avons bien de la peine, charges comme nous le sommes, à nous tirer des trous où nous nous enfonçons. Après avoir chaussé nos lattes, nous suivons les traces d' animaux sauvages lorsque nous le pouvons: un chemin à moitié battu vaut mieux que rien. La perspective d' atteindre le lac entièrement gelé ravive nos forces: nous savons que là nous attendent huit kilomètres d' une marche facile. Le lac et le delta de la rivière sont en effet un terrain idéal, recouvert seulement d' un bon pied de neige poudreuse. Au-delà la vallée se rétrécit jusqu' à n' être bientôt plus qu' une gorge où s' en un vent violent descendu du glacier.

Nous faisons halte dans un coin abrité; c' est l' occasion de contrôler nos peaux de phoque et nos fixations tout en mâchonnant des fruits secs. A cet endroit, les deux parois de la gorge ne sont séparées que d' une longueur de corde à peine. Tout à coup, un coyote surgit quelques mètres en avant. Il nous aperçoit, s' arrête un instant, puis il reprend sa marche, passant tout près de nous. Nous sommes restés figés sur place. Comme il a le vent avec lui, il ne nous sent pas. Un bel animal! On le prendrait presque pour un loup. Mais à peine nous a-t-il dépassés d' une dizaine de mètres qu' il tressaillit: il doit avoir flairé une présence insolite. Un bond de côté, et le voilà qui s' enfuit, tirant parti des moindres aspérités du terrain pour couvrir sa retraite.

Le bas du glacier représente un obstacle de taille, car la pente y est extrêmement accusée. Nous décidons de l' attaquer par la gauche où une crête de neige soufflée monte jusqu' en haut des massifs rocheux qui encadrent, de part et d' autre, cette chute de glace. La déclivité est bientôt si forte que nous sommes contraints d' enlever nos skis. Nous brassons péniblement la neige poudreuse où nous enfonçons parfois jusqu' au ventre; chaque pas en avant est une victoire. Un ciel légèrement couvert annonce qu' une tempête de neige ne saurait tarder. La température est de 20 degrés au-dessous de zéro - juste ce qu' il faut pour ne pas transpirer! Parvenus au sommet de cette première rampe, nous décidons de planter là notre tente, car le vent s' est levé et souffle avec une violence sans cesse accrue; d' autre part nous jouissons à cet endroit d' une vue admirable. Ajoutons enfin que nous pourrons chausser nos lattes juste devant l' entrée de notre tente; c' est devant elle aussi que nous ferons, au retour, notre dernier christiania.

Nous passons une nuit assez agitée; le claquement monotone du fanion qui orne la tente répète inlassablement que le vent ne faiblit pas. Cependant, vers le matin, le temps se calme et notre lever, un ciel radieux laisse présager une belle excursion. Nous quittons le campement avant que le soleil ne soit venu dorer les « trois mille » qui nous entourent. La montée du glacier est un vrai plaisir, on se croirait presque sur un pont de danse. Nous prenons rapidement de l' altitude, et c' est en haut de cet étincelant champ de glace que nous accueillent les premiers rayons du soleil. Devant nous trône le Mount Rhondda, qui ne le cède en rien à son voisin de droite, le Mount Baker ( 3182 m ), même si celui-ci le surpasse quelque peu en altitude. Au sud du glacier de Wapta s' élève le St-Nicolas Peak ( 2931 m ) qui présente, à n' en pas douter, une certaine ressemblance avec son illustre patron. But de la journée: le Mount Rhondda. Si je ne m' abuse, il nous sera possible d' en atteindre le sommet sans quitter nos lattes.

Obliquant vers la gauche, nous nous engageons sur des pentes de neige assez raides où nous nous espaçons un peu afin de parer à toute éventualité. La neige est poudreuse, il n' y a pas lieu de redouter des avalanches, semble-t-il. En revanche, de formidables corniches de neige soufflée, tout au long d' une arête qui s' incurve légèrement, nous incitent bien davantage à la prudence. Mais cette arête atteinte, la suite ne présente plus aucun problème: le vent a tout balayé, le fond est dur, tout au plus reste-t-il sur le versant ouest quelques centimètres de neige poudreuse à laquelle les peaux adhèrent bien. Personne ne se repent d' avoir pris son anorak matelassé de duvet, car au sommet, où nous enlevons nos skis, un vent glacial nous transperce. Nous n' avons guère le temps de jouir de la vue, car il fait vraiment trop froid, si nous en croyons nos mains et nos pieds. Les Muclucs, sortes de bottes que l'on chausse par-dessus les souliers, sont malheureusement restés dans la tente. Au sud-ouest se dresse le Ayesha Peak ( 3059 m ) et, au-delà, nous pouvons reconnaître le Mount Des Poilus ( 3106 m ). Des plaines de glace s' étalent à perte de vue à l' est comme au sud, face auxquelles nous nous sentons tout petits.

Le départ est une vraie jouissance, nous faisons télémark sur télémark. Plus bas nous pouvons desserrer nos virages, leur donner plus d' ampleur, et au rythme de nos christianias nous jouons à nous faire la chasse sur les pentes qui s' inclinent de plus en plus à mesure qu' approche le bas du glacier. Encore tôt dans l' après nous amorçons, juste devant la tente, notre dernier virage. La descente nous a fouetté le sang et nous oublions tout d' abord qu' il fait froid. Vite, nous mettons un peu d' ordre dans la tente, nous amarrons en prévision d' une tempête nocturne tout ce qui doit rester dehors et nous allumons enfin le réchaud. C' est à un repas chaud qu' il appartient de donner le point d' orgue à une journée si réussie; après quoi nous ne tardons pas à disparaître au plus profond des sacs de couchage. Il s' agit d' être en forme demain pour l' ascension du Mount Baker.

Le temps n' a rien d' engageant, et pourtant de bon matin déjà nous peinons vers la crête du Mount Baker. A l' ouest des nuages s' amoncellent, laissant présager un véritable blizzard. Nous ne nous laissons pas intimider: la chance n' a pas toujours été de notre côté? Au contraire, nous forçons l' allure malgré la raideur de la pente, espérant atteindre le col le plus vite possible. Nous y parvenons vers dix heures, mais il commence à neiger et un épais brouillard envahit le bas du glacier. Nous sommes obligés de rebrousser chemin et de nous fier à la boussole et la carte; nous n' avons aucune envie de tourner en rond sur l' un des trois étages du glacier. Sous des rafales de vent nous retrouvons enfin notre tente où nous nous terrons en attendant une accalmie. Nous ne sommes qu' au début de l' après, aussi décidons-nous de lever le camp et de nous replier vers les régions plus abritées du lac. Les blizzards peuvent durer plusieurs jours, causant parfois de fort désagréables surprises: on a vu des campements disparaître sous des amoncellements de neige soufflée. Aux environs de quatre heures, le vent tombe un peu. Le thé et la soupe nous ont donné de nouvelles forces; nous plions bagages aussi vite que possible et descendons en stemm la dernière partie du glacier. Le passage des gorges nous fait perdre un peu de temps, mais bientôt nous obliquons en direction du lac. Un coin de bois à l' abri du vent nous invite à planter notre tente. Des sommets qui nous entourent, nous ne voyons rien; ils sont enveloppés de nuages, et sur le lac la tempête se déchaîne avec autant de violence qu' en haut. Mais nous sommes en sécurité.

Le lendemain, un ciel bleu nous accueille au sortir de la tente. Mais hélas! Venus de l' ouest, des nuages menaçants l' envahissent à nouveau, et il ne nous reste qu' à plier bagages une fois de plus. Sur une luge faite de nos skis assemblés, nous arrimons en hâte nos sacs et tout le matériel, puis nous nous y attelons pour la traversée du lac. Les deux derniers kilomètres sont un impitoyable corps à corps avec la tempête. Souvent, il ne nous reste plus qu' à nous aplatir derrière la luge, cramponnés à nos piolets fichés dans la glace et le visage enfoui dans nos anoraks. L' ouragan se déchaîne par rafales; nous profitons des accalmies pour avancer par bonds vers la lisière de la forêt, notre but. Il doit être à peu près midi lorsque nous y parvenons. Nous pouvons enfin nous ressaisir avant de repartir à ski, le dos lourdement chargé, pour la dernière étape - pas la moins pénible, d' ailleurs.

Notre voiture est à moitié ensevelie sous la neige, mais de telles situations n' ont rien de surprenant pour nous. Notre coffre renferme toujours une pelle, une pioche, un cric et cent mètres de filin d' acier. La routine aidant, nous sommes bientôt hors de ce mauvais pas.

Petit à petit, nous nous remettons de nos émotions. La pluie tambourine sur le toit de la voiture et file en petits ruisseaux le long du capot. Nous nous frottons les mains: s' il en tombe assez, il ne sera plus nécessaire de fermer les pistes et nous pourrons songer à une ascension du Mount Edith Cavell. Sur la route, les travaux de réfection vont bon train. Plus d' une fois nous sommes contraints de nous arrêter un bon moment avant qu' on nous fasse signe de continuer. Ces retards ne nous irritent même pas. C' est que la montagne est assez vaste, assez riche pour occuper entièrement notre esprit et nous faire oublier une misérable demi-heure d' attente.

Les champs de glace du Columbia sont masqués par un épais brouillard, sauf dans leur partie inférieure où nous pouvons distinguer des traces de véhicules à chenilles. Ceux-ci transportent les touristes jusque dans les hauts du glacier, mettant ainsi à leur portée les neiges éternelles et leur offrant l' occasion rare de s' y faire photographier. Les chutes de l' Athabaska nous invitent à faire une longue halte. Je crois que parmi tous ceux qui les connaissent, même le laitier du coin - à supposer qu' il y en ait un - ne peut s' empêcher de s' arrêter chaque fois, tant elles sont grandioses.

A Jasper, nous nous rendons tout d' abord chez le gardien du parc national afin d' obtenir l' auto nécessaire. Là, une mauvaise surprise nous attend: les pistes sont fermées jusqu' à nouvel avis. La sécheresse est si alarmante que toutes les routes secondaires partant de l' autostrade ont été interdites au trafic, de même que les régions qu' elles desservent. Nous comprenons de telles mesures, n' ignorant pas que la plupart des incendies de forêts sont dus à l' imprudence des touristes ou des campeurs. Quand pense-t-on lever ces interdictions? Le gardien, contemplant le ciel d' un air soucieux, se borne à hausser les épaules.

Désolés!... 11 ne nous reste qu' à visiter les sources sulfureuses où l' eau jaillit du sol à une température élevée, et nous détendre à la piscine. Nous avons téléphone à nos amis afin de leur épargner 380 kilomètres de voiture pour rien.

Nous repartons vers l' est, laissant derrière nous les montagnes. Mais en franchissant le portail du parc, nous nous sentons heureux, enrichis. Nous avons été les hôtes, pour quelques journées, d' un monde enchanté.

Traduit de l' allemand par R. D.

Croda dei Torri Photo C. Prato, Trieste

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