Amnye Machen – trekking autour d'une montagne sacree Pèlerinage au Tibet oriental
Devant nous se dresse un mur noir avalant tous les traits du paysage alentour. Il se met d' abord à tomber des cordes sur le haut-plateau du Tibet oriental. Mais aussi vite que la dépression est apparue, le ciel sombre se déchire et laisse réapparaître la couleur bleue si admirable et si typique des vastes étendues d' Amdo. C' est dans ce « Far West » chinois que se situe le but de notre voyage, l' Amnye Machen1, vénéré en tant que résidence du dieu protecteur de la région.
Ce massif montagneux sacré, situé à la source septentrionale du Fleuve Jaune, n' était encore, il y a trente ans, qu' une tache blanche sur les cartes de randonnée. A l' instar du Kailash, loin d' être aussi connu des Occidentaux, les Tibétains orientaux lui rendent hommage en parcourant le circuit qui en fait le tour, en quelques jours à cheval, en une bonne semaine à pied ou en deux, voire trois mois, si l'on parcourt le circuit en se prosternant tous les mètres. Nous examinerons ce massif mystique à l' occasion d' une randonnée en plusieurs étapes.
Nous parvenons au point de départ de notre randonnée après douze heures de voyage. Les cinq cents kilomètres menant de la capitale de la province Xining vers le sud mènent à travers des paysages d' où l' homme est en majeure partie absent. Nous parcourons ainsi des hautes steppes et des pâturages vallonnés, longeons dunes de sable et lacs salés, franchissons des cols à plus de 4000 mètres d' altitude. De temps à autres, nous sillonnons des zones peuplées par des Tibétains.
Lorsque nous nous engageons à pied sur la piste qui doit nous mener à Tawo Zholma ( Xiadawu ), une chaîne de montagnes craquelée dont les sommets dépassent tous les 5000 mètres d' altitude se dresse devant nous, sans nuages. Il s' agit des contreforts nord, très étendus, du massif principal. Ce décor nous accompagne jusqu' au petit village laissé à l' abandon qui sert d' entrée septentrionale à l' Amnye Machen. Aménagées par les autorités officielles afin de sédentariser les nomades, les habitations de ce lotissement artificiel se distinguent à peine des écuries à yacks. C' est donc sans hésiter que nous décidons de poursuivre notre route jusqu' à un petit stupa, un reliquaire bouddhiste, où nous plantons finalement nos tentes. Dans l' obscurité naissante, le tant attendu Amnye Machen se dérobe encore à nos regards.
Le lendemain, au moment du départ, la météo semble être de notre côté. Le chemin, tantôt descendant, tantôt montant, nous mène à travers des plateaux herbeux à 4000 mètres d' altitude le long d' une rangée de montagnes aux tons pastel. Les flancs de ces dernières sont entrecoupés de grandes gorges qui s' étendent jusque dans la vallée que l'on distingue au loin et où coule une large rivière parsemée de bancs de sable et alimentée par l' eau issue de la fonte des glaciers. Il s' agit de la « Vallée de l' eau bleue » en provenance du Trakdo La, « La » signifiant « col » en tibétain.
Les yacks qui paissent sur les rives et les versants verdoyants alentour ont l' air de petites taches noires, lorsqu' ils ne se confondent pas avec les tentes des nomades disséminées ci et là. A notre étonnement, ces tentes s' avèrent être de simples abris de couleur blanche ouverts sur les côtés, contrairement à celles en feutre fabriquées à partir de laine de yack, de couleur foncée, presque noire, typiques d' autres régions du Tibet oriental.
Durant l' heure qui vient de s' écouler, le chemin n' a cessé de prendre de la hauteur. L' énorme glacier du Machen Gangri, au nord, qui s' écoule sur l' autre versant du col jusque loin dans la vallée, se dévoile peu à peu à nos yeux. Arrivés au col à une altitude de 4500 mètres, nous assistons au spectacle coloré, dispensé par d' innombrables drapeaux de prière recouvrant, telles des toiles d' araignée, la moraine et le bord du glacier. Face à ces signes religieux multicolores, les pierres joliment polies que l'on trouve en haut du col n' ont pas à rougir. Aux yeux des pèlerins, en effet, Trakdo La est un lieu sacré, source d' énergie spirituelle, et c' est ici que l'on récolte les pierres transportées par le glacier, qui feront office de messagers divins sur l' autel familial.
Le regard a besoin d' un certain temps avant de se libérer de ce spectacle fascinant et de se tourner vers le versant est du Machen Gangri, flanqué d' impressionnantes masses de glace. Des nuages rôdent encore autour du sommet du monstre. Du haut de ses 6282 mètres, il est à peine plus élevé que le Chenrezi, qui culmine à 6268 mètres.
Selon la tradition locale, le centre spirituel se trouverait toutefois au sommet du Machen Pomra, ou Amnye Machen ( 6090 m ), qui a donné son nom à tout le massif.
C' est là, sur l' Amnye Machen, posé entre les deux grands sommets, que Machen Pomra, dieu de la Terre issu de la période pré-bouddhiste, aurait installé son palais. Selon la légende, le dieu de la montagne, sauvage et guerrier, se serait transformé en dieu protecteur de la région de l' Amdo, après que Gourou Rimpoché l' eut apprivoisé. Quant aux interprétations du nom « Amnye Machen », aucune ne fait encore l' unanimité.
Après le Trakdo La, le chemin redescend lentement et nous traversons quelques vallées avant de retrouver des prairies verdoyantes qui sont l' occasion de petites explorations botaniques. Ici encore, il nous est donné d' observer une grande diversité de fleurs, comme c' est le cas dans une grande partie de l' Amdo. L' edelweiss et la gentiane disparaissent presque dans cette mer de fleurs qu' il nous est souvent impossible de désigner par leur nom. Contrairement à la flore, les animaux sauvages ont énormément souffert dans la région. Récemment encore, les loups, léopards des neiges et autres ours y étaient chez eux. En ce qui nous concerne, nous n' apercevons que quelques vautours planant dans les airs et nous surprenons des « gomtschen » qui s' ébattent au sol. Ces petits mammifères, semblables à nos marmottes, sont surnommés « méditants » par les Tibétains, car ils restent sans bouger devant leur terrier et attendent le dernier moment pour disparaître lorsqu' ils se sentent menacés. Malgré leur apparence très mignonne, ces petits animaux sont devenus un véritable fléau, car ils creusent le sol végétal, qui s' érode ainsi très vite sous l' effet de la pluie et du vent.
Les explorateurs ont décrit avec insistance, lors des premières expéditions, combien l' approche de l' Amnye Machen pouvait être difficile et dangereuse. Les premiers voyages d' exploration, à la fin du XIXe siècle, se heurtèrent très vite à l' attitude hostile et souvent guerrière des Goloks. La détermination sauvage de ces nomades à protéger le dieu de la montagne des incursions étrangères a coûté la vie à plus d' un explorateur. Dans de telles conditions, une exploration détaillée de la région était impensable. Tout au plus pouvait-on scruter furtivement l' imposant massif. Toutefois, les estimations d' altitudes effectuées dans les conditions de l' époque se sont révélées étonnamment exactes.
Lorsque nous voyons soudain, dans la pénombre, une horde de yacks traverser au galop le gué d' un ruisseau non loin de notre camp, nous prenons peur. Cependant, nos craintes s' estompent rapidement à la vue des meneurs, deux nomades au regard fier, montés sur leurs chevaux. Aussi surpris que nous, ils nous dévisagent un instant, avant de répondre amicalement à nos gestes de salut. Comme partout au Tibet oriental, nous rencontrons, ici aussi, attention et hospitalité dès que les nomades nous aperçoivent de leurs tentes. En acceptant l' invitation, on ne peut échapper au « thé » tibétain, dont le goût rappelle celui d' une soupe au beurre salé. Durant la journée, on ne croise presque que des femmes, qui frappent non seulement par l' aspect soigné de leurs vêtements, mais aussi par les lourds bijoux en argent qu' elles portent en permanence, même lors de la récolte de bouses de yack, utilisées comme combustible pour faire du feu et cuire des aliments.
C' est lorsque les nuages enveloppent, tels des voiles déchirés, ses sommets et ses glaciers, lorsque le brouillard vient lécher la glace et la roche, avant de se dissiper de nouveau, laissant apparaître un autre détail de cette scène, que le massif de l' Amnye Machen est le plus impressionnant. Le décor change continuellement et l' ambiance fantastique et mystérieuse que dégage l' Amnye Machen nous envoûte. On sent une sorte de déception gagner le public lorsque le bleu immaculé du ciel réapparaît, se distinguant alors nettement des masses de neige.
Comme sur un sentier panoramique, nous évoluons désormais parallèlement au massif. Devant nous, la longue vallée principale s' étend au loin, bifurquant plus bas à la hauteur du Chörten Karpo, monastère local marquant le passage du circuit de pèlerinage sur le versant ouest de l' Amnye Machen. Là, le chemin s' engouffre dans une gorge sauvage. Comme nous voulons nous approcher du sommet principal, nous nous engageons dans une grande vallée latérale en empruntant le nouveau pont enjambant la rivière déchaînée. Nous atteignons ainsi le camp de base situé au pied du sommet principal du massif, d' où nous jouissons d' une situation vraiment idyllique avec une vue grandiose sur les sommets qui nous entourent. Il n' y a pas âme qui vive dans les environs et nous avons ainsi pour nous seuls une petite place protégée par des murs de pierre. Il faut dire que nous sommes en août, période ou la météo est incertaine et où presque personne n' ose se lancer dans l' ascension. Pour bénéficier d' un temps stable et sec, les mois d' avril, mai, voire octobre, sont les mieux indiqués. Comme si on l' avait commandé exprès, le soleil du soir vient illuminer de ses rayons l' énorme chaîne montagneuse.
Les contreforts dépourvus de neige du Chenrezig nous ont séduits. Le terrain situé au pied de la pyramide de glace semblait facile à atteindre, mais nous changeons d' avis le lendemain. Avant midi déjà, un ruisseau secondaire, grossi par l' eau de fonte, forme un obstacle quasi infranchissable qui deviendrait certainement insurmontable dès l' après. Un coup d' œil vers le haut de la vallée montre que le torrent déchaîné est en fait alimenté par les impressionnants glaciers du Machen Gangri. Nous longeons un moment le torrent et nous nous en écartons ensuite en gravissant une pente jonchée d' éboulis, d' où nous parvenons sur une vaste terrasse herbeuse légèrement bombée, recouverte de fleurs jaunes. De là, la vue est renversante. Le flanc sud-est, avec ses gigantesques séracs et une paroi rocheuse qui se dresse presque à la verticale et dont l' arête est recouverte d' une impressionnante couche de glace, semble à portée de main. Le contraste avec les sommets nus précédant le sommet principal, dominés à l' arrière par le Machen Pomra et le Chenrezig, est saisissant. D' ici on se représente bien quelles difficultés les premiers alpinistes ont dû affronter, sachant qu' ils disposaient de cartes peu fiables. Lorsqu' une équipe chinoise parvint, en 1960, à faire à grand peine l' ascension de l' un des sommets, leur succès passa durant de nombreuses années pour être la première ascension du Machen Gangri. Ce n' est qu' après des mesures exactes qu' il s' avéra qu' il ne s' agissait pas du plus haut sommet du massif et on attendait encore, en 1980, cet acte pionnier de l' alpinisme. Il fallut patienter jusqu' à l' ouverture du massif aux équipes internationales pour que commence la ruée vers ses sommets. C' est une expédition japonaise qui remporta cette compétition en gravissant avec succès le Machen Gangri, devançant deux autres équipes, l' une américaine et l' autre allemande, qui dut, elle, affronter des conditions extrêmement défavorables. Avec la première ascension du Machen Pomra, huit ans plus tard, le secret de la montagne sacrée du Tibet oriental était définitivement percé, du point de vue de l' alpinisme du moins. Le charme de cette montagne sacrée, quant à lui, n' en a aucunement souffert et l' Amnye Machen n' en reste pas moins une belle découverte.
1 Aussi bien pour la montagne elle-même que pour toute la chaîne concernée, il existe différentes orthographes. Nous avons opté ici pour « Amnye Machen ». Dans le Times Atlas of the World, la chaîne se nomme « A' nyêmaqên Shan » ( du tibétain: a myes rma chen ). On trouve également souvent les dénominations « Amye Machen », « Amne Machin » ou « Amnye Maqen ». Selon la tradition, le dieu de la montagne Machen Pomra aurait choisi le sommet principal du Machen Gangri pour y édifier sa résidence. Intégré au panthéon bouddhiste tibétain, ce dieu est considéré comme l' une des divinités les plus importantes du Tibet. Son nom complet est Amnye Magyal Chenpo Pomra.