Aiguille Verte - Grande Rocheuse - Aiguille du Jardin
du Jardin.
Quand le couloir Whymper est trop dangereux — abondance de neige molle comme aujourd'hui — ou trop difficile — glace noire —, on peut suivre une voie d' ascension parallèle à son axe dans les abrupts rochers de sa rive gauche ( acception orographique ). C' est la variante 2 de la route I du guide Kurz. Ainsi faisons-nous ce 7 juillet 1924. Notre caravane a quitté le refuge du « Couvercle » à minuit trente et franchi la rimaie à 2 heures 1 ). A une demi-heure de la ligne de faîte, nous sommes rejetés dans le couloir. La pente est ici extrêmement roide. D' après les calculs de M. Ch. Vallot, la déclivité moyenne des 99 derniers mètres est de 55°. Plus bas, de 3700 m. à 3952 m ., où il y a déjà redressement sensible, elle mesure 47 ½°. A 7 h. 15, nous atteignons l' arête au col de la Grande Rocheuse, à l' altitude de 4051 m. C' est, pour l' instant, la fin du danger, des difficultés et de l' effort.
Dix minutes d' arrêt. Sur le versant de Talèfre, l' auvent d' une corniche en miniature va abriter nos sacs pendant que, tournant à angle droit en direction nord-ouest, nous allons poursuivre sur l' arête. Celle-ci ne répond en rien à la plupart des descriptions que j' en ai lues. Nous la voyons de face. Malgré cela, la déclivité paraît peu considérable. Cela tient à un ensemble rassurant: largeur inattendue de la crête, neige ici favorable, absence totale de glace. Et puis, si la distance horizontale est brève ( elle ne comporte que 210 m. de la Verte à la Grande Rocheuse ), la dénivellation n' est que de 76 m. A 7 h. 45, le sommet est sous nos pieds.
Si dangereux est le couloir qu' il ne faut point songer à le reprendre. Les risques augmentent rapidement d' y être emportés par une avalanche, de la déterminer nous-mêmes. L' accident de 1919 est du peut-être à des circonstances analogues. Aucun des membres de la caravane n' en réchappa. Quant aux chutes de pierres, je renvoie le lecteur à la description de M. G. Jacot dans l'«Echo des Alpes » de 1899, p. 299. En montant, nous avions constaté que le retour par l' arête du Moine était également peu tentant. Nous n' y aurions d' ailleurs aucune trace et il serait pénible de s' y frayer une voie, pénible et très long.
Comme fuient par les toits les cambrioleurs poursuivis, nous nous évade-rons par la ligne de faîte, la Grande Rocheuse et l' Aiguille du Jardin, pour prendre ensuite le couloir descendant du col de l' Aiguille Verte qui s' ouvre entre l' Aiguille du Jardin et les Droites. Le passage de la Rocheuse à la Verte a été effectué en 1865 déjà par M. Robert Fowler avec les guides Michel-A. Ducroz et Michel Balmat.
Le retour au col s' opère sans incident et très rapidement. La vue prise par M. Chaubert, au début de la montée à la Rocheuse, permet de constater l' inclinaison de la fin du couloir, et, contraste frappant, le caractère bénévole de l' arête. C' est à peine si une corniche-miniature, sur le versant de Talèfre, en agrémente la crête. Hors cela, une vraie grande route, selon l' acception du terme à 4000 m.
De profil, la Rocheuse semble se pencher, surplomber le col, ce qui laisse supposer une ascension ardue. La dénivellation ( entre le col et le sommet ) ne comporte que 52 mètres. Dès qu' il s' agit de remonter, le manque d' entraîne se fait sentir. Nous n' avons gravi cette année, M. Chaubert et moi, que l' M avec la Pointe Albert, les Petits Charmoz, la Persévérance. Sans guide, il est vrai, et, un « rappel » excepté, sans user de la corde. L' unique difficulté de la Persévérance, si brève, les quelques variantes amusantes aux Petits Charmoz ne suffisent pas à préparer aux escalades de grande altitude.
Un passage dans les rochers nous a paru scabreux. Tout au moins néces-site-t-il de durs rétablissements. Dans le couloir Whymper, une grêle de gravier m' a écorché la main droite. Blessure insignifiante en soi, qui m' enlève cependant une partie de mes moyens. Plus ma maladresse est grande, plus je me heurte précisément aux articulations endommagées. Les meilleurs grimpeurs ne sont pas ceux dont les contusions et les estafilades — orgueil des novices — sont les plus nombreuses. La montagne, hélas, va me les dispenser avec une générosité croissante. Et que l'on n' admire pas sans réserves telle culotte déchirée, symbole pour d' aucuns, des combats les plus rudes, par analogie, sans doute, avec les loques des drapeaux héroïques. Nous gagnons le sommet ( 4102 m .), bien rarement visité, à 8 h. 30, 3/4 d' heure après le départ de la Verte. A 8 h. 40, nous le quittons. Le trajet aérien de M. Fowler se raccorde ici à celui de M. Fontaine, qui accomplit, le ler août 1904, en un temps incroyablement bref, le premier parcours — aller et retour — de l' Ai du Jardin à la Grande Rocheuse 1 ). Il faut dévaler tout d' abord, direction est, sur un grand toit neigeux, sans la moindre corniche. Le seul souvenir que j' en garde est celui de la bienfaisante absence de tout effort. Nous touchons à la plus basse dépression entre la Rocheuse et l' Aiguille du Jardin. Un couloir se précipite ici sur le versant de Talèfre. L' arête, maintenant, se fait accidentée et les parcours rocheux alternent avec de minces crêtes de neige, très effilées, souvent infléchies en gracieuses courbes de chaînette. Comme l' a dit M. Fontaine, il faut ici « maintenir le centre de gravité en un juste milieu partagé entre le côté d' Argentière et celui de Talèfre ». Probleme d' équilibre — très sérieux — qui requiert une absolue sûreté du pied. Je suis fort heureux cependant de ces intermèdes de danseurs de corde: les écorchures n' y gênent en rien, et la main cesse de se contusionner. C' est juste au delà de la plus basse dépression, et dominant la rive gauche du couloir précité, que se dresse, si mon souvenir est précis, un gendarme important, remarquablement aigu. Il semble barrer la route. On peut passer cependant sans l' esca, ce qui serait difficile, mais non pas impossible. ( L'«Echo des Alpes » 808AIGUILLE VERTE—GRANDE ROCHEUSE —AIGUILLE DU JARDIN.
de 1911 [p. 187] en donne l' impressionnante vue prise par M. Fontaine. ) On le contourne par le nord. Une flèche acérée le surmonte; son profil, versant sud, est rigoureusement vertical, et à niveau, ou à peu près, de l' arête, un surplomb l' entame.
Du Couvercle à la Verte, si l'on considère les mauvaises conditions, la difficulté de la route, notre marche a été rapide. De la Verte à l' Aiguille du Jardin, elle a été moyenne. Désormais, elle sera lente. Pour établir un horaire normal de l' ascension, il n' en faut tenir aucun compte, pas plus, d' ailleurs, que de l' allure de la caravane Fontaine, fuyant avec une vitesse extrême devant un orage qu' elle sut éviter.
Par deux fois, au cours de fete de 1924, le nom de l' Aiguille Verte est venu émouvoir les milieux alpins. Ce fut tout d' abord lorsque l'on apprit l' ascension par la face nord-est, qu' effectuèrent le 7 août MM. J. Lagarde, Tom de Lépiney et H. de Ségogne. Cette expédition, un des hauts faits les plus remarquables dans les annales de l' alpinisme, menée à bien malgré un orage épouvantable, témoigne des qualités extraordinaires des membres de la caravane x ). Puis, quelque temps plus tard, on apprend la disparition sur l' arête Verte—Aiguille du Jardin de deux frères, les barons G. et W. de Meyendorff. Il est permis de supposer que, surpris par une tourmente de neige, ils y sont morts de froid. Les recherches ne donnèrent aucun résultat2 ).
La demi-heure d' arrêt que nous nous accordons au sommet de l' Aiguille du Jardin ( 4035 m .) atteste l' extrême douceur de la température. Quelques nuages qui grossissent rapidement, une nébulosité lointaine, mais assez générale, en sont le fâcheux complément. A onze heures, nous repartons et suivons l' arête débonnaire qui s' abaisse, en pente régulière, jusqu' à l' épaule orientale. De ce point et jusqu' au col de l' Aiguille Verte, la crête plonge brusquement; des gendarmes — M. Fontaine les qualifie de « redoutables » — dominent le col. Tout près de l' épaule, qui a le caractère d' un sommet secondaire, nous commençons à descendre par la paroi du versant de Talèfre. Ce sont des cheminées, des fissures dans un roc très rugueux, aux saillies excellentes. Nous regrettons de n' être pas munis d' une corde de rappel: à deux reprises nous l' eussions employée utilement. Cette varappe assez difficile continue de meurtrir ma main, toujours plus maladroite. Aussi, notre allure n' est pas adéquate aux menaces de l' orage dont, en mon égoïsme de blessé, je n' ai nulle cure. Tout contact avec le roc provoque une douleur immédiate; les dangers de l' orage sont lointains et incertains.
A ma vive joie, nous perdons d' ailleurs beaucoup de temps à chercher notre voie. Une fois, il est même question de remonter à l' arête, à raison d' une vérité générale qui vent que sur les arêtes « on s' en tire toujours », soit directement, soit au moyen de petits détours à gauche ou à droite, alors que sur les faces on aboutit souvent à des impasses. Et, de fait, après une marche de flanc dans la direction du col, sur des vires assez larges, en légère descente, nous voici arrêtés soudain au-dessus d' une haute plaque qui barre la route.
Si dans le sens ascensionnel, on pénètre dans un cul-de-sac, on en est quitte pour redescendre. C' est ce qui arriva dans ces parages à deux excellents grimpeurs suisses, MM. C. Egger et K. Steiner x ). En sens inverse, il faut remonter. Mais cela ne va pas sans comporter souvent le risque d' être pris par la nuit, le bivouac sans équipement approprié et en tous cas une perte de temps toujours considérable.
La fatigue doit entrer aussi en ligne de compte dans les longues ascensions, surtout à une telle altitude.
Dans son livre si personnel, si original, écrit en langue allemande malgré son titre français: « Aiguilles » 2 ), M. Egger conte les heures de lutte acharnée mais stérile, dans la haute cheminée qui arrêta sa tentative, très haut déjà, dans la face de l' Aiguille du Jardin.
En dépit de l' imprévu, de l' irréparable peut-être qui nous attend, toute retraite une fois coupée, nous décidons la descente. Une faille profonde, très large, nous sépare d' un point d' où l'on pourra dévaler dans l' abîme. Nul pont pour la franchir. Mais bien un pilier prêt à en recevoir. Ce pilier, une sorte de feuillet implanté debout dans la faille, est à une telle distance qu' il semble inaccessible à chacun de nous, hors peut-être Charlet. L' ordre de marche de la caravane, pour un moment, se modifie. En sa qualité de guide-chef, Charlet, pour la descente, était demeuré dernier de la cordée. C' est à lui qu' échoit maintenant l' honneur d' ouvrir le plus grand compas dont nous disposions. C' est presque le grand écart. Avec sa précision, sa sûreté coutumières, le voici touchant d' un pied le pilier si distant. Un élan, un rapide déplacement d' équilibre: il est déjà campé au delà du vide, en sûreté. Pour dire la vérité, de l' endroit où nous sommes ancrés, solidement ancrés, nous n' avons rien vu de la manœuvre, ni moi, ni les autres. Mais c' est plaisir que de l' ima, et c' est bien ainsi que cela a dû se passer, quand on connaît Charlet et qu' on évoque cette enjambée. C' est à mon tour. Je n' ai pas souvenir, au cours d' escalades pourtant nombreuses, d' avoir jamais allongé ma taille, étiré mes membres avec plus de zèle. Une efficace traction de corde compense mon insuffisance. M. Chaubert, de stature légèrement inférieure, s' en tire adroitement. Ravanel passe en dernier. Je vois tout cela de plus bas, où j' ai été envoyé à bout de corde, pour faire de la place et tâcher de me rendre compte de ce qui nous attend ensuite. L' ouverture des jambes de M. Chaubert — presque la ligne horizontale — me rappelle ces attitudes de forains en maillot, qui allongent leur grand écart en point final et culminant de leurs jeux acrobatiques, aux applaudissements de la foule transportée.
Nous descendons ici presque à pic. L' ordre de marche redevient conforme à la règle. Dernier de la caravane, sans l' aide précieuse d' aucun « rappel », Charlet nous fait le long des rochers abrupts la plus belle démonstration de sa virtuosité de varappeur. Et tout cela, comme nous autres, les crampons aux pieds. Le ciel s' est couvert. Quelques flocons de neige tournoient dans l' air chaud. Peu nous importe: c' est la fin des difficultés. Nous nous arrêtons une demi-heure. L' ef fort physique, la tension nerveuse demandent une vive attaque des provisions, plus encore qu' un peu de repos. Puis, par une marche latérale dans des rochers brisés, très faciles, nous rallions à mi-hauteur le couloir qui descend du col de l' Aiguille Verte ( 15 heures ). Quelques îlots rocheux y émergent, fort à propos.
La pente nous paraît incomparablement moins raide qu' au couloir Whymper, et le danger presque nul. Je ne connaissais point encore, heureusement, la description qu' en donne M. Egger, à la page 20 de son livre: quelle appréhension eût remplacé alors ma douce quiétude! Son compagnon et lui durent attendre des heures avant de pouvoir rentrer dans ce couloir que, « tels des mouches collées à la vitre d' une fenêtre », ils avaient gravi à la première heure. « D' une façon presque continue — je cite M. Egger — les cailloux grondent et sifflent dans l' entonnoir, précipités d' au, des deux côtés ou de partout à la fois; souvent isolément, d' autres fois en feu de salve, voire en petits éboulements. » Formidablement ouverte, la rimaie nous réservait, sur la rive gauche, la surprise d' un pont très sûr, à l' accès et à l' issue également faciles. Encore fallait-il avoir la chance de le trouver sans de trop longues recherches, car la base du couloir est large. Cette chance, nous l' eûmes d' em, et sans nul mérite ( 17 heures ). Après ce fut le retour paisible, sous l' orage avorté, à la cabane du Couvercle ( 18 h. 30 ), et, le lendemain, la descente à Chamonix par un temps splendide.
L' ascension de l' Aiguille Verte fut répétée le dimanche suivant par deux grimpeurs suisses romands, sans guide. Ils y trouvèrent certainement de meilleures conditions: je gravis ce même jour les Droites, avec une neige si favorable qu' à 9 heures déjà, sans avoir jamais pressé l' allure, je repassais au Couvercle. Moins délectable avait été la nuit dans le refuge bondé. Très tard, comme les paupières, enfin, s' alourdissaient, le vent du glacier avait apporté, par bouffées, les lambeaux d' une mélodie encore lointaine. Bientôt, elle fut clamée de plus près, du côté des Egralets; à la force croissante des voix, on pouvait mesurer l' avance de la caravane. Le chœur enfin éclata au seuil même du refuge. Les interprètes animaient leur exécution de cette chaleur, de cette exaltation que l'on observe souvent chez les noctambules, et tout particulièrement les samedis, soirs de paie.F R Bl ht P. S. Jusqu' ici, l' Aiguille du Jardin paraît n' avoir été gravie que quatre fois:
a ) Par la caravane Fontaine ( 1904 ).
b ) Vers le 6 ou 8 septembre 1920 par M. Petley, alpiniste anglais, avec les guides Pierre Chévrier, dit « l' Instituteur », d' Evolène ( domicilié à Ponte Tresa ), et Jacques Tisset, de Chamonix.
c ) Par nous-mêmes; puis, lors de la recherche des corps des frères Meyendorff.
d ) Par une cordée de guides: Armand Charlet — qui conduisait—, G.Char-let, G. Simond.
Montée par le couloir Rocheuse-Jardin ( première ascension ), cette caravane redescendit par la voie décrite plus haut. Charlet est convaincu que, le 7 juillet, nous avons fait choix du meilleur itinéraire. A la suite d' un entretien avec Léon Tournier, il ne doute plus de l' identité de notre route, à peu de chose près, avec celle de 1904.
M. Petley pense avoir pris exactement notre route. Il se souvient parfaitement de la faille et de l' enjambée. Ce passage constitue peut-être la clef de l' escalade de la paroi. Il est surprenant, pourtant, que M. Fontaine ne le mentionne pas. L' unique souvenir évoqué par lui ( relativement à la paroi ) est celui d' une haute cheminée où coulait un ruisselet glacé. On ne manquera pas de rapprocher ce détail d' une phrase de M. Egger: « nous dûmes varapper dans une petite cascade » ( page 18 ). Coïncidence qui, sans doute, ne prouve rien. Il est probable que, s' ils avaient été sur la bonne voie, des alpinistes de la valeur de MM. Steiner et Egger eussent mené à bien cette ascension, si difficile soit-elle.
M. de Ségogne m' écrit au sujet de l' accident de 1919 ( 4 août ), où périrent M. Jean de Turkheim et les guides Jean Ducroz et Clément Payot: « II semble que l' hypothèse d' une glissade à la montée soit la plus vraisemblable. On a retrouvé les alpinistes chaussés de crampons. La neige était donc en général assez bonne. Peut-être ont-ils traversé une plaque de neige molle qui a bourré leurs crampons, les transformant en sabots.»ERB