A pied à travers le Népal | Club Alpin Suisse CAS
Soutiens le CAS Faire un don

A pied à travers le Népal

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR COLIN WYATT

Avec 6 illustrations ( 23-28 ) Au printemps 1958, j' ai consacré dix semaines à parcourir les montagnes du Népal, en tournée de reconnaissance à travers le pays. Je voyageais très simplement, avec trois ou cinq coolies, selon la longueur de chaque randonnée et la quantité de vivres que je devais emporter. Venu en avion de Kathmandou à Pokhara, de là je remontai pendant dix jours la vallée du Kali Gandaki qu' à Mustang aux portes du Tibet, en passant entre les pics du Dhaulagiri et de l' Annapurna. Plus tard, après mon retour à Kathmandou, je m' acheminai pendant seize jours d' abord en direction de l' est vers Namché Bazar d' où je montai jusqu' aux glaciers de l' Everest. Cela représente environ 750 km à pied entre 800 m - altitude minimum - et 5000 m, point culminant. J' emportais avec moi des vivres de base; mais excepté dans les plus hautes régions, je pus toujours acheter des poulets et des œufs et, dans les hameaux supérieurs, trouver encore des pommes de terre et des galettes de blé noir. Le plus souvent, je ne prenais pas la peine de dresser ma tente et logeais chez un paysan, déroulant mon sac de couchage sur le plancher immaculé de la chambre de famille, alias cuisine.

Le Népal se prête facilement aux comparaisons avec la Suisse, mais avec la Suisse telle qu' elle devait être au 16e siècle. Il va sans dire qu' en parlant du Népal j' entends sa partie montagneuse, qui couvre les trois quarts du pays, et non pas la lisière tropicale en bordure de l' Inde, non plus que la vallée de Kathmandou. On pourrait comparer celle-ci à Lucerne avec le Lac des Quatre-Cantons, si ce dernier était une plaine de terres cultivées; c' est la seule surface plate de vastes dimensions convenant à l' agriculture. Pour un Européen, le meilleur moyen de se représenter la partie montagneuse du Népal est de penser à un chemin qui irait en ligne droite du Lac Champex à Viège, coupant à travers les chaînons latéraux des Pennines et leurs profondes vallées: un enchevêtrement de gorges, de ravines et de crêtes aiguës, où nulle part ne peut circuler un véhicule à roues. C' est le paradis du piéton.

C' est aussi le pays le plus accueillant que je connaisse. Où que vous alliez, vous êtes reçu avec le sourire, et les villageois sont heureux de vous offrir leur rustique hospitalité. Pourtant ils mènent une vie dure, extrêmement simple selon notre standard d' existence. Cependant ils ne manquent de rien et sont heureux; pourvu qu' ils puissent cultiver en paix leurs lopins de terre, élever leurs enfants et « faire la bombe * » au moins deux fois par semaine, leurs désirs ne vont pas au-delà. Toute occasion est un prétexte valable pour faire ainsi la fête, et lorsque vous parcourez les montagnes et les vallées du Népal, le bruit des rires vous accompagne à chaque pas.

Le meilleur moment pour voir le pays va du début de mars à la mi-juin, lorsque le printemps fait verdoyer les vallées, ou encore de la fin de septembre à la fin de novembre, lorsque les pluies de la mousson ont lavé l' atmosphère de ses poussières, et que les grands pics himalayens se dressent dans le ciel bleu d' une étonnante limpidité. En cette arrière-saison les teintes dorées prédominent: l' or des moissons, des aires de battage et des monceaux de grain, tandis que les hauts pâturages sont comme estompés sous une gaze rousse. Mais c' est encore le printemps que je préfère, même si à ce moment les cimes n' apparaissent bien visibles que lorsque vous êtes à leur pied. C' est alors la saison des rhododendrons, et je ne sais rien de si émouvant qu' une forêt de rhododendrons 1 En français dans le texte.

4 Les Alpes - 1959 - Die Alpen49 himalayens en pleine floraison. Ce ne sont pas les modestes buissons tels que nous les connaissons en Europe, mais de grands arbres hauts de 10 à 15 m, dont toute la couronne forme une masse incandescente de fleurs roses ou écarlates. Une immense écharpe rose, haute de 300 m, ceint le flanc des montagnes sur une distance de plusieurs kilomètres. La marche d' approche de l' Hima traverse cette forêt, que je rencontrai pour la première fois trois jours après mon départ de Pokhara.

Pokhara est une petite ville aux maisons vieillottes, aux rues pavées de dalles. On s' y trouve comme en plein Moyen Age. Au-dessus du triple toit de la pagode, dans la rue principale, la cime étincelante du Macchapucchare pointait vers le ciel sa lance effilée, me dominant de près de 5000 m. C' est ici que j' engageai mes coolies et fis mes approvisionnements. Le lendemain, je pris au nord le chemin de la vallée. L' air était brûlant et poussiéreux, et bientôt la silhouette du Macchapucchare s' évanouit dans la brume ardente. Le chemin traverse nombre de petits villages groupés à l' ombre des arbres. Dans un de ces hameaux, je rencontrai le joyeux cortège d' une noce, conduit par des musiciens et des tambours, et que les buffles d' eau 1 considéraient d' un œil placide.

Bientôt la piste s' engagea à l' ouest dans une vallée latérale, puis grimpa jusqu' à l' étroite crête dominant les profondes vallées adjacentes. La plupart des villages sont construits sur les crêtes ou sur leurs flancs, car les vallées sont si encaissées et leurs versants si abrupts que, d' une part, il n' y a pas de place au fond pour les habitations et, d' autre part, elles seraient trop exposées aux inondations lors des pluies de la mousson ou au moment de la fonte des neiges. Ces villages sont habités par des Gouroung, d' une tribu ghurka. Les murs de pierres des maisons ovales sont badigeonnés de lait argileux d' une riche teinte ocre et coiffés de toits de chaume pointus. Les carrés d' orge échelonnés en terrasses au flanc des collines ondulent en vagues verdoyantes, tandis que sur les crêtes paissent les buffles et quelques vaches efflanquées.

Pour gagner la vallée du Kali Gandaki, trois jours de marche furent nécessaires, en passant par-dessus deux formidables éperons montagneux orientés nord-sud et travers la profonde gorge qui les sépare. Je passai la deuxième nuit dans un village à l' orée de la forêt de rhododendrons. Le lendemain, pendant plusieurs heures, je poursuivis ma route dans ce décor de couleur fantastique. Le sentier serpentait entre les troncs de cette sylve parfumée; le silence n' était qu' ef par le gazouillis des oiseaux; le murmure des eaux cristallines nous parvenait à peine du fond des ravins. C' était comme le décor d' un ballet romantique. Puis, soudain, la scène s' anima. On entendit le tintement argentin de clochettes et une caravane de poneys tibétains apparut parmi les arbres au détour du chemin. De longues plumes cramoisies ornaient leurs têtes et le poitrail du chef de file, harmonisant leur teinte avec celle des fleurs. Suivait à pas souples dans de hautes bottes brodées de feutre rouge un groupe d' hommes et de femmes, parés de bracelets d' argent et de colliers de corail ou de turquoises. Un instant, déjà ils étaient passés, et le son des clochettes s' en alla mourant dans les profondeurs de la forêt.

La piste remontait jusqu' à un col de 2800 m d' où m' apparut pour la première fois, de l' autre côté de la vallée, dans un écrin de floraisons écarlates, la silhouette éblouissante du Dhaulagiri. Je m' arrêtai pour la nuit dans un petit village, à deux heures de marche de la rivière. Ici les maisons de pierres sont rectangulaires, couvertes d' un toit de lauzes. La chambre commune où je dormis était d' une propreté impeccable, le plancher soigneusement balayé. Accrochés au mur au-dessus du creux du foyer brillaient les ustensiles de cuivre. Dans une niche à l' angle de la pièce, 1 Dans tout l' Orient, les buffles noirs passent les heures chaudes de la journée étendus dans l' eau des étangs et des rivières, d' où n' émerge que leur tête lourdement encornée.

des lampes à beurre éclairaient l' autel de famille décoré de vases remplis d' orchidées blanches. Mon hôte dissipa ma fatigue en me versant un verre de « rakshi », excellente eau-de-vie locale qu' on trouve partout à 90 Cts le litre. Comme me l' apprit plus tard un fonctionnaire officiel, il n' y a pas d' impôt sur l' eau ni sur la distillation à domicile, car dans ce rude climat les gens ont besoin d' alcool.

Après avoir traverse la rivière, l' auteur remonte la vallée du Kali Gandaki. Le deuxième jour la gorge s' evase, et pendant deux jours encore, il chemine ayant à sa droite les glaces de l' Annapurna et à sa gauche l' énorme paroi est du Dhaulagiri.

Le Tibet était déjà dans l' air, annoncé par des caravanes de « dzos » conduites par des Tibétains ou par des Bhotia aux cheveux nattés. Maintenant, à l' altitude de 2400 m, la vallée s' élargit considérablement, mouchetée de boqueteaux de pins, parsemée de beaux villages aux maisons de pierres couvertes de lauzes avec des volets de bois bruni au soleil. Ils me rappellent irrésistiblement les hauts villages du Valais, sauf - j' espère que mes amis valaisans ne m' en voudront pas qu' ils sont même plus propres. L' air vif est parfumé par l' odeur des pins, et dans cette atmosphère limpide, toute échelle des proportions se perd. L' Annapurna qui culmine à l' est ne me paraît pas plus élevé que le Mont Blanc vu d' Argentière, et pourtant il me domine de 5600 m.

Ce soir-là je dressai ma tente dans une cuvette gazonnée sous une falaise couronnée de pins, en face du Dhaulagiri, et regardais le panache de neige accroché à son sommet s' empourprer aux rayons du couchant. A un kilomètre, sur la rive opposée du lit pierreux de la rivière, je voyais un temple lama de style tibétain perché sur un mamelon.

Je quittais maintenant la zone de la mousson et pénétrais dans un paysage aride de caractère purement tibétain. A midi, le jour suivant, j' avais laissé loin derrière moi le dernier pin; les seuls arbres étaient des saules au feuillage vert tendre et, autour des villages, les nuages roses des amandiers en fleurs. Les habitants, eux aussi, étaient tibétains, les hommes portant une longue queue de cheveux nattés et un anneau d' or et de turquoises à une oreille. Les villages ressemblaient à des forteresses et me rappelaient, ainsi que le paysage, les villages berbères et les sites du Haut Atlas marocain: pentes pierreuses mouchetées de buissons épineux.

Chaque localité a sa place publique, ouverte au nord et protégée contre les vents violents du sud qui se lèvent chaque jour dès 10 h. 30, montant de la fournaise de la plaine indienne vers les plateaux glacés du Tibet. Devant les maisons, les femmes en robe aux couleurs vives broient le grain dans de grands mortiers de pierre ou filent la laine qu' elles tissent en étoffes. A cette altitude, plus de 3200 m, l' orge ne dépasse pas 10 cm; les villages sont comme nichés au milieu d' une oasis de champs en échiquier d' un vert vif, séparés par des murs bas de pierres sèches.

Quelques jours plus tard, je quittai la vallée principale pour monter au temple de Mouktinath, un des pèlerinages les plus sacrés de l' Himalaya, caché à plus de 4000 m dans un bosquet insolite de peupliers arrosés par une abondante source d' eau chaude jaillie du flanc de la montagne. Je campai deux nuits dans un petit temple tibétain ou « gompa », chauffé par les flammes de gaz naturel qui crépitent dans une faille sous l' autel. A 6 heures, soir et matin, un vieux lama entrait, battait le gros tambour, soufflait dans une conque, puis s' accroupissait pour marmonner ses prières.

Non loin de là, le village bhotia de Chego recevait la visite d' un important lama. C' était le temps de la pleine lune. Dans le patio, sous le toit du « gompa », l' Eminence présidait une cérémonie. Tenant d' une main le double tambour, de l' autre une cloche, les prêtres psalmodiaient les textes sacrés avec l' accompagnement de l' orchestre tibétain: tambours, clarinettes de cuivre et d' ar, cymbales, conques et trompettes de cuivre longues de trois mètres dont le son ressemble étrangement à celui du cor des Alpes. L' après, l' office de chant terminé, tous montèrent sur le toit en terrasse du « gompa » où six d' entre eux, vêtus de robes de soie multicolores et portant le gigantesque masque satanique, exécutaient lentement les danses rituelles au son de cette musique étrange et sinistre.

Deux jours après, j' étais de nouveau en route, à travers une formidable gorge dont les parois me dominaient de mille mètres. Ces roches gréseuses, jaunes, brunes ou lilas, érodées et cannelées par le vent en immenses colonnes et campaniles, rappellent le Grand Canon de l' Arizona. C' est un paysage minéral, désertique; toutefois, les rares hameaux blottis dans le vert des cultures partout où un affluent se déverse dans la rivière, étaient alors égayés par le rose des amandiers. Arrivant à la fin de l' après dans une de ces localités, j' y trouvai les hommes en train de préparer le chang - c' est la bière locale - dans un énorme bassin de bois. Le lendemain devait avoir lieu un concours de tir à l' arc où s' affronteraient les équipes de cinq villages. Les champions étaient venus de loin, une équipe même d' au de la frontière du Tibet.

A 14 h. 30, les concurrents et les chefs du village se rassemblèrent, et le chang de couler. Enfin, vers 16 h. 30, dans un état d' euphorie avancée, ils se rendirent en cortège, conduits par trois tambours, sur la grande place de terre battue du village, brandissant fièrement leurs arcs et suivis de petits garçons portant les flèches. Deux planches mesurant environ 2 m sur 0,25 m de largeur furent dressées à quelque 25 m de distance. Les deux équipes adverses commencèrent par s' asseoir en rangs se faisant face, et les coupes d' argent se remirent à circuler. Finalement, hilares et chancelants, les concurrents s' alignèrent et chaque homme tira deux flèches sur la cible qu' il avait devant lui. Inutile de dire que, dans l' état où ils étaient, une flèche sur cinquante peut-être touchait le but. L' heureux tireur était alors couronné d' un turban blanc orné de rameaux de genièvre, et la victoire était arrosée de nouvelles coupes de chang. Lorsque toutes les flèches furent tirées, ils se transportèrent à l' autre bout du champ, et le tir recommença en sens inverse. La compagnie devint de plus en plus bruyante; tous avaient fair de s' amuser follement; mais je n' ai pu savoir qui avait gagné, si toutefois il y eut un vainqueur!

Une vieille femme prépara un gîte confortable dans son fenil pour mes porteurs et moi. Par une poterne du mur d' enceinte, nous pénétrâmes dans une cour où ruminaient les yaks. Une poutre entaillée d' encoches, véritable échelle à poules, nous amena à l' étage supérieur qui servait d' étable aux chèvres du Tibet, noires et crépues. Une autre échelle nous conduisit par un trou du plafond sur le toit en terrasse dominant le village et la vallée. C' est là que se trouvait le fenil. La bonne femme m' apporta une pile de galettes qu' elle venait de cuire, et son fils arriva avec une brassée de branches de genièvre pour mon feu. Tandis que je faisais mon dîner, toute la famille se rassembla autour de moi, m' accablant de sourires et de questions, admirant mon équipement et recueillant précieusement les boîtes de conserves à mesure que je les vidais.

Le temps était venu de quitter Mustangbhot. Tournant le dos au Tibet, je redescendis les grandes gorges, souvent obligé de passer gué la rivière, où se réfléchissait l' énorme muraille blanche de l' Annapurna, encadrée par les hautes falaises brunes. D' heure en heure la puissante silhouette se rapprochait et, deux jours plus tard, je repassais entre elle et le Dhaulagiri. Les premiers pins apparurent; je laissai derrière moi l' aride paysage tibétain et plongeai dans la touffeur des basses collines. C' est un autre monde: climat, population, habitations, coutumes, tout y est différent. Les Bothia, très semblables aux Tibétains, sont une race accueillante mais calme; ici je me retrouvais parmi les Gurkha gais et rieurs. Le contraste était merveilleux.

De retour à Kathmandou, je m' y reposai pendant une semaine, puis me remis en route avec cinq coolies pour la longue marche vers l' Everest. Il me fallut seize jours pour franchir transversalement tous les chaînons nord-sud de cette partie de l' Himalaya et les profondes vallées qui les séparent. Au début, on parcourt une contrée fertile, d' une chaude couleur: sol rouge, rochers rouges, maisons ocre rouge. Quelques grands singes langur noirs et blancs jouaient sans crainte le long du chemin; mais un jour, pendant la sieste méridienne, un paysan vint me dire que la veille les tigres avaient égorgé ses volailles. Il avait tiré et croyait avoir blessé un des fauves. Il espérait que la bête ne reviendrait pas, mais sur les dix kilomètres suivants, je sursautai chaque fois qu' un buisson s' agitait sous le vent.

La marche était pénible... et magnifique. Cette région est très peuplée, et toute la surface possible au flanc des collines est aménagée en terrasses de cultures. Peu à peu toutefois les sites devinrent plus sévères, les rivières plus larges, et les cols intermédiaires par-dessus les chaînons s' éle jusqu' à 3600 m. Le douzième jour, je retrouvai la forêt de rhododendrons, dont les fleurs sont ici plutôt roses et blanches, de teinte héliotrope au sommet Franchissant un de ces promontoires, une rapide descente à travers d' immenses conifères me fit déboucher dans un site totalement différent. Plus de champs en terrasses, mais des pâturages où broutaient des troupeaux de vaches et de dzos. Les habitants sont de race sherpa, et les villages pourraient être suisses. Les prairies sont émaillées de primevères roses et de minuscules gentianes bleues.

Le dix-septième jour enfin je fis mon entrée à Namché Bazar. En ces dix-sept jours, j' avais franchi environ 230 km et gravi 11 800 m en altitude. Mais le rêve de ma vie était réalisé: au NE, toutes proches semblait-il, se dressaient les formidables parois grises de l' Everest et du Lhotsé, qu' entourait une foule de satellites aux flancs ruisselants de glaces, tous dépassant les 7000 m et rivalisant de grandeur et d' émouvante beauté.

Le Sherpa Gyalzen m' accueillit dans sa maison, où il me traita en hôte d' honneur. J' y pris deux jours de repos; mais l' appel de l' Everest se faisait impérieux. En route donc pour le monastère de Thangpoché! Ce sanctuaire occupe un site certainement unique au monde, perché à 3850 m sur une selle verdoyante d' un éperon de la montagne ceinturé de rhododendrons, dominant deux profondes gorges, juste au pied des glaces de deux élégantes sommités de 7000 m. A peine distantes de 16 km, les énormes masses de l' Everest et du Lhotsé bloquent au nord le fond de la vallée, tandis qu' un peu sur la droite l' imposante tour glaciaire de l' Ama Dablam, encore vierge, transperce le ciel.

L' endroit est d' une si grandiose beauté que je décidai de m' y arrêter. Le Lama réincarné, un jeune homme charmant, insista pour que j' accepte son hospitalité et mit une chambre à ma disposition. Le soir, assis près du feu, je partageais avec lui et les lamas vétérans un repas de pommes de terre aux épices et de thé tibétain, tout en devisant des choses du monde, du sort actuel du Tibet et de tout ce qui menace la paix de l' humanité. Bien qu' il n' ait que 25 ans, le Lama possède l' équi et la maturité d' un homme de 45 ans. Sur son invitation, j' assistai à maintes cérémonies dans le « gompa ».

Je pénétrai encore plus avant dans les replis de la montagne, jusqu' au pied même de l' Everest, près des glaciers de Khumbu et du Nuptsé, dont les immenses moraines dominent les derniers pâturages où les paysans venaient d' amener leurs troupeaux de yaks. Ce sont de vrais mayens, à 4800 m, habités seulement pendant les mois d' été, juste le temps d' y faire une récolte de pommes de terre et de blé sarrasin. Je revins à Namché Bazar pour aller explorer l' autre vallée en direction du Cho Oyu. J' y montai avec un groupe de Sherpa pour assister aux funérailles d' une jeune fille, sœur de Tenzing, m' a dit. C' était au dernier hameau avant les glaciers. La chambre commune d' une maison avait été aménagée en chapelle funéraire où vingt lamas - quelques-uns venus du Tibet par le Nangpa La - chantaient les offices des morts depuis cinq jours, avec accompagnement de musique. C' était le dernier jour de la cérémonie funèbre, et le père de la jeune fille offrait un repas de riz et de thé aux gens des villages voisins. J' y fus convié. Pendant toute la soirée, les hôtes affluèrent, et nous étions 812 en tout, assis en longues files, près de la maison. Dans la lumière mourante du couchant, vingt hommes couraient de-ci delà avec des plateaux charges de grosses boules de riz et des cruches de cuivre pleines de thé, tandis que sur la terrasse du toit, deux lamas soufflaient dans leurs longues trompettes. Au cours de la nuit, je réussis à me faufiler dans la chapelle où, accroupi sur le plancher, j' écoutai la musique obsédante et les litanies des lamas jusqu' à me croire transporté dans l' autre monde.

Il était temps de partir, avant que la mousson ne me bloque tout l' été au pays des Sherpa en amont des grandes gorges. A regret je pris congé de Gyalzen, de sa femme Pemba Lahkii et de tous mes amis, et me mis en route avec quatre Sherpa pour le long voyage de retour à Kathmandou. Les crues de la fonte des neiges avaient emporté une des passerelles sur le Dudh Kosi que j' avais franchie en venant. Je fus oblige à un détour très fatigant par le triple Col de Tanka pour atteindre Ringmo. Mais les fleurs étaient si belles et de couleurs si exquises -jaune et rose des primevères, rose et lilas des rhodos, pourpre sombre du véritable rhododendron nain des Alpes - que ces douze heures de marche supplémentaires furent vite écoulées.

Quittant le pays des Sherpa pour celui des Gurkha, je revins à Kathmandou par la vallée du Sun Kosi, afin de voir les populations de cette partie méridionale du Népal. Mais après l' air pur et vivifiant de Khumbu, les températures de 40° C. que j' y endurai furent pour moi une torture. La chaleur était telle que je donnais le départ à 4 heures du matin, m' arrêtais de 10 h. 30 à 16 h. 30 pour la sieste à l' ombre d' un arbre - si j' en trouvais unet reprenais la marche jusqu' à la nuit. Finalement je m' échappai de la vallée du Rosi Khola et gagnai le plateau du Népal. Deux jours après j' étais à Kathmandou.

J' aime certes beaucoup la Suisse, avec ses quatre langues, la variété de ses sites, ses montagnes, ses vieilles cités, ses chaudes vallées méridionales. Toutefois nulle part sur ce globe vous ne trouverez, dans un petit pays comme le Népal, cette incroyable diversité de races et de paysages qui en fait pour moi le plus beau pays du monde.Traduit par L. S. )

Feedback