Dilemme
Pionnier des ascensions dans les Alpes, Albert Mummery voyait dans l’alpinisme «la fantaisie et la gaieté d’un magnifique sport». Ces mots me tourmentent quand je songe au skieur inconnu qui me rattrapa cet hiver sous la Cape au Moine, sommet de la chaîne du Tarent entre Les Diablerets et l’Etivaz.
Il avait littéralement avalé la pente qui conduit au final aérien. Dans le tronçon le plus raide, il était passé en force, sa technique des conversions trahissant un manque d’expérience. Arrivé à ma hauteur, son visage juvénile jubilait, galvanisé par l’effort.
On franchit les 100 derniers mètres à pied. A mi-pente, un gros rocher divise le final en deux rampes. Celle de gauche domine un entonnoir qui bascule sur 250 mètres de vide; et celle de droite est lardée de strates de roches pourries. Il n’est pas judicieux de poursuivre sans crampons ni piolet. Je le dis à l’inconnu quand il s’étonne que je m’arrête au rocher. J’ai laissé la quincaillerie à la maison, pressentant que le faible enneigement rendrait le passage encore plus délicat.
Sans crampons ni piolet, le jeune homme continue. Sans un mot. Ses pieds hésitants font valdinguer des pierres. Plaqué contre mon rocher, j’observe, tétanisé. Soudain, un bruit sourd signale la chute. Rebondissant comme un ballon de football, l’inconnu me vole par-dessus et roule 20 mètres plus bas. Blême, il se relève de justesse au-dessus de l’entonnoir qui l’aurait précipité vers une mort probable.
Aurais-je dû parlementer alors que je pressentais l’accident? Je ne suis ni guide ni chef de courses. Je crois à la responsabilité individuelle. L’alpinisme est d’abord une affaire de liberté et d’humilité. A chacun de commercer avec l’incertitude! Mais si le pire s’était produit, je serais encore à me reprocher mon manque d’initiative et d’autorité face à un gars peut-être encore mineur, ou tout jeune adulte. Trente ans à crapahuter dans les Alpes, ça confère un petit bout de légitimité. Et un brin de sagesse. Revenir sain et sauf est la condition d’une course parfaite, si possible pimentée de «fantaisie» et de «gaieté».