Une première dans les Churfirsten
PAR PAUL ETTER2, WALENSTADT
Avec 1 illustration ( 48 ) Le petit banc sur la colline qui fait face à l' Alpe de Tschingla est l' un de mes lieux de prédilection dans les Churfirsten. Assis là par un radieux après-midi d' arrière, en 1961, je m' étais abandonné à mes rêveries tout en contemplant cette riche vallée de Sargans qui s' étalait à mes pieds. Au-dessus de moi s' élançaient les cimes de ma région natale, toutes baignées de soleil couchant. De belles montagnes, et fières d' allure, avec leurs parois si vertigineuses qu' on trouverait difficilement leurs pareilles! Sans doute, je les connaissais déjà toutes, mais je caressais pourtant -non sans circonspection, d' ailleurs - l' idée d' une première au sommet occidental du Scheibenstoll, dans la paroi sud. C' était bien cela: j' avais une fois de plus cédé à l' attrait, combien exaltant, des ascensions périlleuses, et c' est bien décidé à m' y lancer avant l' hiver encore que je regagnai la vallée où l' ombre s' installait déjà.
Le samedi suivant, ma brave 2 CV, d' autant plus fidèle à son « chi va piano... » que la pente est fort raide, nous hisse, Ueli Gantenbein et moi, sur la route de Lüsis jusqu' à la bifurcation d' où l'on gagne l' Alpe Brunnen. Là, brève discussion: continuerons-nous en voiture ou à pied? Nos sacs étant lourds, nous optons pour la solution la plus confortable. Tout va bien d' abord, jusqu' à un passage très abrupt et de surcroît recouvert de feuilles mortes: les roues ne mordent plus. Ueli descend et pousse; de mon côté, je fais tout ce que je peux en prenant appui sur ma jambe gauche. C' est l' occasion rêvée de redire en chœur: « Si tu aimes bien ton auto... pousse-la! » Heureusement, la pente s' adoucit bientôt et Ueli peut remonter. Pas pour longtemps d' ailleurs: au sortir d' un virage, un glissement de neige a obstrué la route, nous obligeant à sortir les pelles... Au gré d' un chemin raboteux, par places engorgé de neige, nous cahotons bravement, par-delà l' Alpe Brunnen, vers Bills où de grosses avalanches mettent un point final à cette épique randonnée.
Les sacs font bon poids. Un solide coup de reins: nous voilà prêts au départ. La nuit tombe lentement, la neige commence à crisser sous nos pieds. C' est l' heure où descend un grand silence sur la montagne. Les premières étoiles s' allument au ciel, et bientôt la lune pointe sur l' arête du Sichelkamm qui s' arrondit là-haut. Le fœhn chante dans les sapins séculaires, quelques chamois détalent devant le chalet du Chamsässli, une modeste cahute de bergers qui nous servira de refuge pour la nuit. Les sacs déposés, nous nous apprêtons une soupe, des raviolis et du the à profusion, après quoi nous ne tardons guère à disparaître dans le foin parfumé.
Au lever du soleil, nous sommes déjà engagés dans la traversée qui nous amènera sous le sommet ouest du Scheibenstoll. Nous passons au pied de l' imposante paroi de son contrefort postérieur, puis nous faisons halte et nous essayons de déterminer sur notre objectif l' itinéraire le plus direct. Après quoi c' est le branle-bas de combat. Dans un cliquetis de ferraille, nous trions nos pitons et nous nous équipons pour la varappe. J' attaque enfin la première dalle: déjà un obstacle de taille! Je dois revenir à la charge plusieurs fois avant de parvenir à me hisser de cinq mètres pour planter un piton. Mais plus haut, la dalle ne présente pas la moindre fissure, et il ne me reste qu' à battre en retraite. Un peu plus à gauche, cela se présente mieux. Tous les trois ou quatre mètres, j' enfonce 1 Ce texte a paru dans la plaquette du Centenaire de la Section Uto, intitulée: Zürich, Vorhof der Alpen, 1963.
1 Les 3 et 4 février 1962, Paul Etter a réussi en compagnie de Hilti von Allmen la première ascension hivernale de la paroi nord du Cervin. Les 29, 30 et 31 décembre 1963, encordé avec Ueli Gantenbein et Sepp Henkel, il opérait la première descente de la face nord de l' Eiger. ( Réd. ) un bon piton, et je m' élève lentement jusque sous un petit surplomb que j' essaie par la gauche, puis par la droite, mais sans succès. Je me résous enfin à l' attaquer de front. A deux mètres au-dessus de ma tête court une superbe faille, mais avant, rien, pas la plus maigre prise! Un petit piton rend un son douteux, j' en plante alors un deuxième dans le même trou et j' y passe un étrier. Prudemment, j' engage le pied sur le premier échelon. Le piton se tord dangereusement, mais il tient bon. Un coup d' œil en bas, vers mon camarade: pas de risque, je suis bien assuré! Il suit chacun de mes mouvements, tenant fermement les deux cordes. Lorsque j' ai pris appui sur le troisième échelon, je puis enfin ficher un nouveau piton dans cette faille tant attendue; il y entre comme dans du beurre sous les violents coups de marteau. Vite, un mousqueton! J' y engage la corde.
-Tire!
Le tour est joué. Ce piton de toute confiance me sert à accrocher un nouvel étrier, puis un autre encore, quelques instants après, lorsque je me rends compte que je ne m' en tirerai pas sans forer un trou dans la roche. Je me hisse aussi haut que je peux, et j' extrais de ma poche le tamponnoir qui vibre bientôt sous les coups redoublés - dont quelques-uns ne manquent pas de dévier sur mes doigts, pour le plus grand plaisir de Ueli qui trouve là l' occasion rêvée d' égrener des commentaires aigres-doux. Au bout de dix minutes, l' outil réintègre le fond de ma poche et je cure le trou à l' aide d' une allumette avant d' y engager la tige carrée du piton. Celui-ci ne s' enfonce que d' un centimètre et demi, mais il tient à merveille. Le même jeu recommence: deux étriers, puis un nouveau trou dans lequel je fixe un piton Cassin qui me permet de varapper librement sur quelques mètres. Un gros bloc de rocher me barre alors le chemin, il est descellé, et un rien suffirait à le faire rouler dans l' abîme. Avec d' infinies précautions, je me coule par-dessus l' obstacle en m' agrippant aux prises que ma main droite rencontre. Un dernier piton, et je débouche, trois mètres plus haut, sur une petite esplanade où je fais halte. Quarante mètres en dessous, Ueli jette sa cigarette et attaque à son tour. Il monte rapidement, récupérant au passage le mousqueton et les étriers, et atteint presque à bout de souffle le gros caillou branlant. Lui aussi passe dessus comme chat sur braise, après quoi, bien assuré, il l' empoigne à deux mains, l' ébranlé et l' expédie dans le vide. Un superbe fracas, un nuage de poussière qui répand une odeur de soufre, c' en est fait!
L' heure de midi est passée depuis longtemps, il faut déjà songer au retour. Mais avant de redescendre, je tiens à faire l' inventaire des possibilités pour la suite de l' ascension. Ueli reprend sa première fonction tandis que je repars pour une nouvelle étape, dans du rocher pourri, malheureusement. Je parviens à planter trois pitons, dont le premier ne vaut rien. Au moment où je prends appui sur le troisième, le voilà qui lâche!... et je me retrouve accroché au seul qui reste. Mon compagnon se tord les côtes de me voir ainsi gigoter au bout d' une corde. Bien faire et laisser braire... je me remets à taper furieusement du marteau. Trois pitons au moins y passent encore, cinq peut-être, avant que nous atteignions la vire située à une dizaine de mètres au-dessus. Mais là, nous pouvons constater que la suite est praticable et qu' elle nous promet même de la belle varappe. Quelques instants après, nous faisons demi-tour. Ces cinquante mètres de paroi, bilan de la journée, quel plaisir de les voir défiler sous nos yeux tandis que nous glissons le long de notre corde de rappel! La nuit tombe déjà lorsque nous parvenons en bas. Il ne nous reste qu' à regagner la vallée où nous attend une nouvelle semaine de travail et, malheureusement, l' hiver.
H nous faut patienter jusqu' à Pentecôte de l' année suivante pour nous retrouver au pied de notre paroi. Nous sommes lourdement charges car, cette fois-ci, nous avons emporté l' équipement de bivouac et une abondante subsistance. En quelque deux ou trois heures, nous laissons derrière nous le terrain préparé l' an dernier, et nous repartons vers l' inconnu. Ueli s' élève d' une longueur de corde et me fait signe de le rejoindre. Je crois que je suis rarement monté aussi vite; sans doute parce que j' ai repéré avant de partir une large faille le long de laquelle je vais pouvoir ramper. Quelle splendide varappe dans ce rocher franc et solide! Il m' arrive d' y grimper dix mètres avant de planter un piton pour assurer la suite. Je m' arrête enfin sur une jolie terrasse où j' attends Ueli. Notre volumineux sac ne lui facilite guère la tâche, et son arrivée il souscrit de grand cœur à la proposition de faire les dix heures.
Notre petite esplanade, admirablement située, nous ouvre une vue incomparable sur toute la région de Sargans. Le temps y passe trop vite: au-dessus de nous, une haute paroi surplombante risque de ralentir sérieusement la progression. Un à un, les pitons trouvent leur place dans de larges fissures, calés au besoin d' un coin de bois. Il m' arrive de leur préférer, selon les endroits, des tiges de fer de plus forte section. Je gagne ainsi lentement de la hauteur et me hisse d' une quarantaine de mètres, mais sans rencontrer de replat. Je me résigne alors à planter encore trois pitons et un coin de bois afin de préparer à mon camarade une montée sans problèmes. A grand renfort de jurons, Ueli parvient à récupérer au passage un peu de la précieuse ferraille, écartant ainsi le risque d' une pénurie. Lorsqu' il me rejoint, il lui reste juste assez de souffle pour s' enquérir de notre place de bivouac en me faisant remarquer que le jour baisse dangereusement.
- Ici? Tu n' y songes pas!
Sans tergiverser, je repars - pour m' arrêter aussitôt sous une forte saillie rocheuse qui se refuse obstinément à accueillir un bon piton. Il ne me semble guère possible de l' attaquer de face, aussi vais-je tenter de la contourner en opérant une traversée. Mais, d' emblée, celle-ci m' apparaît des plus problématiques. Ueli ne me cède de la corde qu' au compte-gouttes. Enfin, un élan, une gigantesque enjambée... j' ai passé! De là, il ne me reste qu' à longer une fissure pour déboucher, contre toute attente, sur la plus jolie des places de bivouac. La nuit est tombée. Ueli fait diligence, mais au moment de la traversée, rien ne va plus. Il a beau revenir à la charge, me crier de tirer bien fort... sans succès. Puis tout à coup, presque sans l' avoir voulu, il se retrouve du même côté que moi et me rejoint aussitôt. Satisfaits de la performance, nous nous installons pour la nuit. Nous enfonçons quelques pitons afin de pouvoir nous endormir en toute confiance, puis nous passons nos vêtements chauds et faisons un sort à nos rations. Assis l' un à côté de l' autre sur ce qui était, avant d' être savamment comprimé, un petit buisson, nous chantons longtemps encore des mélodies alpestres.
Quelques faibles lumières s' allument en bas, sur l' Alpe de Tschingla. Ce sont d' autres alpinistes qui nous souhaitent une bonne nuit avant d' aller se creuser un trou dans le foin. Les envierions-nous? A vrai dire, nous n' échangerions pour rien au monde notre couche contre la leur, car on n' a pas tous les jours l' occasion de dormir dans un tel nid d' aigle: devant nous, le vide; à gauche comme à droite, la nuit noire. Seule réalité solide: la paroi à laquelle nous sommes adossés, toute baignée de lumière blafarde. Au-dessus de nous luisent des myriades d' étoiles auxquelles répondent, tout en bas, des lumières vacillantes. Pauvres gens des vallées, qui n' avez jamais connu l' ivresse d' une telle ascension!
Une violente secousse me réveille. A côté de moi, Ueli, dressé sur son séant, se frotte les jambes. Moi aussi, d' ailleurs, je commence à geler. En battant la semelle et en nous massant énergiquement, nous essayons de retrouver un peu de chaleur.
Quatre heures. Nous partageons ce qui nous reste de fruits secs et mangeons un peu de chocolat, puis, à quatre heures et demie, nous reprenons l' ascension. Une cheminée vertigineuse, taillée heureusement dans du bon rocher, nous offre la gymnastique matinale. Lorsque nous en débou- chons, réchauffés et assouplis, c' est pour constater que nous sommes pratiquement au bout de nos peines. Encore un peu de varappe sans histoire, et, à huit heures déjà, nous atteignons le sommet. Lorsque nous nous serrons la main, nous avons de la peine à contenir notre joie. Et, tout au fond de nous-mêmes, nous sentons vibrer, une fois encore, cette exaltation que connaissent les vainqueurs à l' issue d' une dure bataille. Puissions-nous l' éprouver encore, et souvent!... C' est à ce vœu tacite que se résument nos pensées, tandis que nous redescendons vers la vallée.
Trad. R. Durussel