Tentative de Kennedy au Cervin en hiver
Max Senger, Zürich
II ne s' agit pas ici de Kennedy, president des Etats-Unis, et pas non plus de « sport d' hiver » au sens on nous l' entendons aujourd'hui quand nous disons: Tout le peuple fait du ski. Celui dont on parle est pourtant un authentique Kennedy, et on peut bien parler aussi de « sport d' hiver » qu' on s' est attaque à un sommet alpin en janvier et justement avec les moyens que connaissait seul, ä l' epoque, le grimpeur estival.
II est question ici d' une tentative hivernale au Cervin en 1862, date qui, encore aujourd'hui, est une des plus importantes de l' alpinisme. Auparavant, c' était le Mont Blanc qui, dans les milieux alpins et dans le public intéresse par les escalades, attirait toute l' attention sur lui. A dater de sa première ascension, celui qui parlait d' alpinisme disait presque du meme coup Mont Blanc. C' est en 1854 seulement que commence l' äge d' or ( Golden Age ), car à cette époque le go 90% des sommets des Alpes ne sont pas encore gravis. Partout et n' importe où, il pouvait donc toujours « arriver quelque chose ». Ainsi précisément au Cervin, dans la mesure on chacun considère l' alpinisme comme une entreprise d' été et on il fut aussi pratique comme tel.
Thomas Stuart Kennedy — toujours appelé Kennedy tout court par la suite - examina ce problème d' alpinisme sous toutes ses faces au cours des étés de 1858 et de 1860, à la lunette et au telescope, et il se persuada qu' on devait tenter une ascension hivernale et qu' elle serait meme possible. Cette tentative, il la mit à exe-cution; il la fit en hiver et trois ans avant la première ascension de Whymper en été 1865. Mais déjà la voie d' accès, à elle seule, présenta toutes sortes de difficultés inattendues. Voici ce qu' il écrit à ce sujet:
« Un soir ( janvier 1862 ) j' arrivai à Sion après deux nuits de voyage. Le Simplon n' était pas franchissable en diligence. J' attendis un jour et une nuit à Tourtemagne, et nous arrivämes ä minuit ä Viege. jusqu' ä Stalden, tout alla bien. » ( Suit un recit de degäts aux routes et d' avalanches. ) « Ilfaisait sombre ä notre arrive' e ä Zjirmatt. Pas un chat dans les ruelles, ä peine une lumiere dans les chalets; les deux auberges etaient ferme' es. Quand le eure fut revenu de son premier etonnement, cet excellent komme me reserva un cordial accueil... et un abri. » Le matin suivant, de bonne heure, Kennedy prit avec Perren le chemin du Hörnli. II decrit de facon detaillee le tonnerre des avalanches et le mauvais temps. « A deux heuns de l' apres, nous nous en retournämes, dans la pense' e que le gel nocturne allait consolider nos marches et faciliter ainsi notre approche le lendemain. En chemin nous attendait Peter Taugwalder, qui manifestement cherchait du travail, et je l' engageai, car, pour la suite de Vexpe' dition, deux hommes allaient etre bien necessaires. Le soir, nous nous mimes en quite de provisions dans tout le village. Impossible de nous procurer de la viande fraiche et ä peine un peu de pain, ä l' exception de la « denre' e noire » que mangent les paysans. Notre departfut salue avec etonnement par la moitie du village. Tard dans Vapres-midi, nous arrivions au Lac Noir et nous nous mettions en devoir de transjormer la petite chapelle en abri pour la nuit. A l' inte, nous amenageämes un foyer et entreprimes d' y faire cuire une soupe, si Von peut appeler ainsi une decoction d' eau et de fromage, additionnee de tres vieille viande se' chee. A quatre heures du matin, nous refimes du feu et de la soupe. Mon thermometre indiquait une temperature exte' rieure de neuf degre' s Fahrenheit. JVous fouldmes le Glacier de Furggen eny enfonfant jusqu' aux genoux, et nous attei- gnimes au point habituel la nervure du Hörnli. Une bise coupante et des lambeaux de brouillard m' inspirèrent, à ce moment-là déjà, quelque doute sur le succès de l' expédition. Puis nous obliqudmes à gauche et longeä-mes la nervure en prenant commes cap le sommet. Nous escaladämes de nombreux blocs de granit, jusqu' au moment où le vieux Taugwalder nous fit comprendre qu' il ne pouvait aller plus loin. Perren continua à grimper sur la nervure. Je suivis, aide d' en haut par la corde et pour finir le vieux Peter nous emboita encore le pas. Nous avions de nouveau un vent eßroyable, et nous nous sommes cachés un moment sous les rochers. Et ici, aux prises avec ce vent, et avec ces rochers gris devant nous, j' ai ressenti l' intime satisfaction qui envahit l' homme quand il trouve en face de lui un adversaire à sa mesure. Nous ressemblions plutöt à l' équipe d' un traineau arctique qu' à des gens qui utilisent chacun de leurs muscles pour des mouvements de gymnastique. Nous étions tous trois bien vetus; mais un tel temps donne à un homme la force d' un ge' ant... Nous avions de nouveau débouche sur la nervure du Hörnli, et pourtant nous savions que le combat ne pouvait plus durer longtemps. Tour trois nous avions le visage bleui, les doigts gourds au point que nous pouvions à peine nous tenir aux aretes du rocher. Nous n' étions pas en mesure de sauler d' un bloc à l' autre comme f' aurait été possible dans une atmosphère plus chaude. Cependant, personne ne paraissait vouloir abandonner le premier, jusqu' à ce qu' une rafale plus forte que d' ordinaire nous eüt forces à chercher un abri momentané derrière un rocher ( Immediately it was tacitly understood that expedition must now end )... en d' autres termes: Il devenait clair pour nous tous que notre tentative devait se terminer... Mais nous avons décidé de laisser là quand meme une marque de notre passage. » Ils érigèrent un petit cairn, abandonnèrent une bouteille avec la date, et regagnèrent Zermatt, où le cure leur fit un accueil amical et leur offrit un bon souper.
Et maintenant la fin du récit, aussi courte et laconique que le début: « Le lendemain, je descendis à Viège, et, le samedi, j' étais de nouveau en Angleterre. » Au vrai, le Cervin n' était pas gravi, mais l' al pinisme hivernal était pour ainsi dire « lance ». Une conférence de W. Moore à VAlpine Club de Londres, en 1869, était déjà une confirmation de cette manière de voir. Moore disait: « L' alpinisme en hiver va en somme de soi. Des excursions longues et pas trop difficiles y sont possibles, et pas plus dangereuses qu' en été. Le risque d' avalanche n' est pas plus grand parce qu' en décembre il tombe plus sürement de la neige qu' en juin. En outre, les Alpes en hiver présentent autant d' attraits qu' en ete. » Le première ascension hivernale qui ne fut pas qu' une tentative a été réussie par Vittorio Sella, le 16 mars 1882, en partant de Breuil.
Pour en revenir à Kennedy: Son compte rendu paru dans VAlpine Journal de 1863/64 est l' unique récit d' ascension publié, bien qu' il ait gravi la Dent Blanche et la Disgrazia avec des guides, et, en 1855, le Mont Blanc du Tacul sans guide, avec Hudson et d' autres. On n' a pas à le compter parmi ces Kennedy qui, comme le president John F. Kennedy, s' ecrient: « Après 115 anne' es, trois générations et un long voyage de gooo kilomètres, je suis ici, au quai de New-Ross en Irlande, où mon arrière-grand-père avait mis à la voile pour l' Amérique en 1848. » L' Encyclopedie britannique définit les Kennedy comme « une vieille famille écossaise dont un des membres, en 1350, recut une terre dans l' Ayrshire. Plus tard, on doit avoir compte dans cette famille des lords, des eveques ainsi que des poetes, et, justement, en tout premier lieu, « ce pionnier de l' alpinisme hivernal ».
En outre, on a dit de lui qu' il était grand amateur de Ginger-Beer, parce que l' eau lui refroidissait l' estomac, et les hoteliers suisses feraient bien de servir boire précisément cette bière au gingembre. Selon toute apparence c' est là l' opinion d' un des amis de Kennedy - il aurait fait occasionnellement, au sein de VAlpine Club, une conférence sur la Ginger-Beer. Ce qui est certain, c' est qu' il a raconte sa tentative de première dans les Alpes au cours de l' hiver 1862! Traduit de l' allemand par G. \V.