Sur skis à travers la Norvège
Par H. Faes.
Les fervents du ski — et qui ne l' est pas aujourd'hui — ont tous vu les skieurs norvégiens exécuter en Suisse des sauts aussi extraordinaires par leur longueur que remarquables par leur style. Aux jeux olympiques d' hiver, à St-Moritz, l' équipe militaire norvégienne s' est classée première, montrant également sa supériorité en terrain accidenté.
Si les Norvégiens viennent fréquemment dans notre pays exécuter des prouesses sur skis, bien rares par contre sont nos compatriotes qui ont visité la Norvège durant l' hiver pour y étudier sur place les conditions dans lesquelles se pratique ce sport admirable.
Conscients de cette lacune, nous prîmes la décision de constituer une équipe qui devrait se rendre à la fin de mars 1933 dans la région de Geilo et Finse, territoire norvégien très favorable au ski, pour y faire quelques excursions et ascensions. L' expédition comprenait trois Lausannois, membres de la section des Diablerets du C.A.S., H. Faes, E. Gay, Ch. Trivelli, et deux Veveysannes, membres de la section de Vevey du C. S. F. A., Mlles A. Morel et B. Bettex.
Du 15 au 20 mars, la neige a déjà disparu de Berlin, de Copenhague, mais elle tombe joyeuse lors de notre arrivée à Stockholm, recouvrant tout le pays d' une couche immaculée. Les rennes, élans, canards du nord qui peuplent le splendide parc du Skansen sont dans leur élément et les skieurs vaudois réalisent qu' ils ont rejoint l' hiver dans sa retraite vers les régions polaires...
Nous passons quelques heures dans le Musée du Nord, dont les riches collections sont justement réputées, puis visitons la Galerie biologique, sorte de diorama récemment construit, dans lequel la faune des pays Scandinaves est admirablement présentée..
Oslo est dans la neige, mais une neige travaillée déjà quelque peu par les pâles rayons du soleil. Un pèlerinage obligé nous conduit à Holmenkollen, le tremplin classique de saut où les champions norvégiens, y compris le prince royal, se donnent tous rendez-vous dans des joutes fameuses. Le terrain d' Holmenkollen ne permet pas au reste les sauts très longs réalisés dernièrement sur certaines pistes en Suisse.
Rien de ce qui est humain ne devant nous être étranger, une visite aux célèbres bateaux des Vikings rappelle qu' avant d' être skieurs de première force, les Norvégiens furent de tous temps d' excellents navigateurs, habitués à lutter contre les éléments déchaînés.
Nous prenons possession de nos skis expédiés de Suisse en gare d' Oslo et empruntons la Bergenbahn pour nous rendre d' abord à Geilo. Cette voie ferrée, des plus remarquables, construite de 1895 à 1909, conduit d' Oslo à Bergen et s' élève jusqu' à 1200 m. d' altitude. La protection de la voie contre, les amas de neige soufflée a nécessité d' énormes travaux, en particulier la construction de véritables tunnels de bois, fort nombreux, dans lesquels la neige en poussière s' insinue néanmoins quelque peu. La Bergenbahn présente au total 184 tunnels et court durant 73 km. dans des tunnels ou des revêtements de bois protecteurs.
Geilo et le pays environnant rappellent en somme une vallée de Joux, mais très déboisée, la limite supérieure de la forêt étant ici naturellement beaucoup moins élevée. Les parties supérieures, rocheuses, sont constituées par des arêtes longues, très douces, peu accidentées. Cette absence de pentes, au sens « suisse » du terme, nous a constamment frappés dans notre randonnée sur skis le long de la Bergenbahn. A distance, il semble que la côte est assez forte et nécessitera l' emploi des peaux de phoque; on enlève ses skis, met les peaux, puis on part plein d' ardeur, attendant que l' inclinaison du terrain se marque. Mais la pente reste douce, semblable à elle-même, se prolonge indéfiniment en une ligne d' ascension très faible. Bientôt le skieur désillu-sionné enlève ses peaux qui, loin de faciliter sa marche, la retardent.
Une petite anecdote illustrera du reste la vérité dé cette assertion. Désirant rapporter à nos fils des peaux de phoque indiscutablement norvégiennes, nous demandons un choix dans le principal magasin de sports de Bergen. Le vendeur nous répond avec un aimable sourire qu' il tient à notre disposition des fusils et carabines pour chasses dans l' extrême nord, des tentes et sacs de couchage perfectionnés, mais que les peaux de phoques à monter sur ski, n' existent pas dans son magasin, car c' est un article pour la Suisse! Si nous le désirons, il peut nous vendre une peau de phoque entière...
De Geilo nous gravissons l' Hallinger Carvet, plutôt chaîne de montagnes que sommet, culminant selon les lieux de 1862 à 1930 m. d' altitude. Par places, de profondes fissures sillonnent le pays, ébauches sur terre ferme des fjords si abondants sur la côte norvégienne. Elles offrent, en temps de brouillard surtout, un danger certain pour le skieur non averti.
En Norvège, comme en Suisse, les tremplins de saut, très nombreux, sont orientés de la façon la plus favorable et arrangés conformément aux exigences de la technique. Sans aucun apparat, des jeunes garçons de 14 ou 15 ans, portant une blouse bleue quelconque, se jettent du haut de grands tremplins et exécutent sans bavure des sauts de 40 à 50 m. La répétition constante de cet exercice durant les longs hivers de ce pays fait que cette jeunesse devenue adulte assure à la Norvège une équipe de champions inégalée jusqu' ici.
Nous n' avons pas voulu quitter Geilo sans faire une course en petits traîneaux auxquels on attelle des rennes très civilisés. A cette époque de l' année, ces intéressants quadrupèdes avaient perdu leur bois, ce qui leur enlève beaucoup de majesté. Sans se soucier aucunement des recommandations générales données aux alpinistes, ils s' arrêtent constamment pour manger de la neige, peut-être moins indigeste en Norvège qu' en Suisse.
De Geilo, nous gagnâmes Finse, à quelque 1200 m. d' altitude, où un grand hôtel représente — avec la gare — le seul bâtiment de la localité. A table nos habits de skieurs détonnent quelque peu, car les nombreux Anglais perdus dans ce pays absolument désertique s' habillent le soir comme à Londres. Tout l' hôtel étant occupé, nous logeons dans de petites chambres annexées à une patinoire couverte, ce qui nous assure de notre lit une vue pittoresque et immédiate sur une glace brillamment illuminée.
Le but de notre passage à Finse était l' ascension de l' Hardanger Jokul, imposant sommet neigeux atteignant 1862 m. d' altitude et couronné d' un névé-glacier de 122 km2. Par une splendide journée et un froid très supportable ( —5° C ), nous nous élevons sur les flancs de cette montagne arrondie semblable à quelque gigantesque orange.
Par places, de beaux blocs erratiques rappellent l' activité antérieure des glaciers du nord, un petit glacier présente même de modestes crevasses. De nouveau, l' inclinaison réelle de la montagne ne correspond pas à l' impres visuelle à distance. Tandis que, trompés par les apparences, nous conservons nos peaux de phoques, le Dr Gay enlève les siennes et, nous gagnant de vitesse, arrive bon premier au sommet.
L' Hardanger Jokul nous a fait d' ailleurs grande impression, car il commande une vue très étendue sur d' immenses solitudes enneigées et d' innom chaînes de montagne. Nulle part les Alpes suisses n' offrent une telle vision de terres désertiques et glacées.
En passant, nous signalerons d' autres différences essentielles avec nos montagnes. Ainsi la voie d' accès à l' Hardanger Jokul est jalonnée dès l' hôtel de Finse au sommet par des branches de bouleau fixées dans la neige tous les 50 mètres. Au sommet lui-même, un écriteau porte le mot de « stop » avec une flèche priant le touriste de faire demi-tour. Il est vrai que ces précautions ne sont pas superflues pour les hôtes de Finse surpris dans ces étendues désolées par la tempête de neige et le brouillard...
De Finse nous descendons avec la Bergenbahn sur Voss et 1a région des fjords, abandonnant notre amie la neige. A l' hôtel de Voss, les parois de la salle où nous dînons sont garnies de signatures de souverains disparus ou détrônés. Le prince de Galles devenu Edouard VII, le roi Léopold de Belgique voisinent avec Chulalongkorn, le souverain du Siam, et Guillaume II... empereur et roi.
Une excursion rapide nous conduit à l' extrémité des fjords de Hardanger et de Sogne. Le courant chaud du Gulfstream ne permet pas à l' eau des fjords de geler, sinon tout à l' intérieur du pays. Même en hiver, ce pays pittoresque mérite une visite, ne serait-ce que pour admirer les couleurs toujours changeantes de l' eau, du ciel et des rochers abrupts.
Enfin nous arrivons à Bergen, ville connue par son humidité où le mauvais temps nous oblige, pour la première fois durant notre voyage, à acheter des parapluies qui resteront un sujet mettant en joie tous les participants à la croisière... mais ceci est une autre histoire.
Le marché aux poissons de Bergen offre un très vif intérêt parce qu' or de façon remarquable et mettant dans des bassins spéciaux le poisson vivant à disposition de la clientèle. Au reste, la Norvège faisant actuellement un effort considérable pour développer l' exportation du poisson de mer, le jour n' est peut-être pas très éloigné où les villes du continent recevront elles aussi le poisson de mer vivant dans des wagons-citernes spécialement aménagés.
Nous embarquons à Bergen pour Hambourg. Une escale à Stavanger nous permet de visiter l' Institut de recherches supérieurement installé pour l' étude des conserves de poissons, de légumes et de fruits, visite suivie d' une dégustation inoubliable de homards.
Hambourg présente deux attractions particulièrement remarquables, son port et le célèbre jardin zoologique de Hagenbeck. La crise fait sentir durement ses effets dans cette cité maritime et retient à la rive quantité de bateaux de tout tonnage. Immobilisées, les puissantes machines fixées partout le long du quai rappellent l' époque de la gloire passée.
La famille Hagenbeck a complètement transformé le type du jardin zoologique ancien, sortant les animaux des cages et les libérant dans de vastes espaces rappelant autant que possible les conditions de la nature. Ce mode de faire, copié dans tous les pays du monde, assure aux jardins zoologiques une vogue qu' ils n' ont jamais connue. Nous avons particulièrement admiré la collection des animaux polaires, lions de mer, phoques, pingouins.
Puis ce fut le retour en Suisse où nous accueille le petit gazon vert et frais du printemps.
Nous gardons un excellent Souvenir de la Norvège en hiver et de ses habitants qui aiment passionnément leur pays, souvent même avec une intensité quelque peu marseillaise. Dans une de nos excursions autour de Geilo, un jeune skieur norvégien, plein de vigueur et de feu, nous a affirmé que la neige très soufflée, tôlée, sur laquelle nous glissions était de première qualité et devenait chaque jour meilleure. Quant au vent violent qui nous chassait brutalement les cristaux de glace au visage, c' était une caresse pour enfants, le vent ne méritant ce nom qu' au moment où son intensité empêche complètement d' ouvrir les portes des maisons. Et voilà!
Ce à quoi nous avons répondu modestement qu' en Suisse, durant l' hi, le ciel était souvent plus bleu, la neige meilleure et le vent plus modéré.