Rêverie sur le Glacier du Rhône
Robert Hänni, Berne
De bon matin, j' ai gravi les champs de neige entre le Col du Grimsel et la Kreuzegg, retrouvant le chemin qui, autrefois, conduisait à la Vallée de Conches. Et maintenant, je m' installe, avec l' idée de dessiner, dans ce paysage évoquant l' ère glaciaire; paysage qui rappelle un peu les modèles réduits, très fins, des sites préhistoriques, avec de paisibles vallées verdoyantes, des bosses de granit, de petits lacs, des marmites glaciaires tourbillonnantes. Derrière moi, à une certaine distance, les maison du col se reflètent dans l' émeraude du Totensee. Les dernières ombres de la nuit s' effa, au fond de la vallée sauvage et pierreuse du Hasli.
Tout en haut, entourant l' entonnoir de Gletsch, le Galenstock avec ses aretes tranchantes, ses fines aiguilles, comme voilées par la brume matinale. Avec le soleil montant, on découvre peu à peu de nouvelles aretes qui se détachent, lumineuses sur les flancs du rocher, à cote de sombres failles. Au pied, le Glacier du Rhone étincelle au soleil du matin. Jusqu' à présent, on ne remarquait guère la chute de glace, restée dans l' ombre; mais maintenant, les séracs se détachent, éblouissants, dans le soleil; à droite, le long de la pente, sortant peu à peu de l' ombre, la route de la Furka. Le ciel, de bleu pale qu' il était, prend la teinte bleu profond d' un ciel d' ete.
Maintenant, le trou de Gletsch, que je domine, se trouve également au soleil. Tout autour, des montagnes gigantesques forment comme un amphitheätre démesuré, au fond duquelles quelques toits de Gletsch couverts d' ar prises semblent minuscules. En face, dans son lit de rochers jaune brillant et lisses, trone, majestueux, le Glacier du Rhone. Son éclat attire tous les regards.
Hier déjà, au cours de ma balade, je me suis senti irrésistiblement attire par la glace. Je me revois, cötoyant des rochers, des mélèzes rabou- gris, des moraines. Mon regard était continuellement retenu, comme par une force magnétique, par la chute de glace vert émeraude. Et j' imagine, au fond du gouffre, le mystère de la naissance d' un fleuve.
Plus je m' approche, plus la muraille de glace s' élève dans la lumière. De toutes parts, on entend le vacarme, le mugissement des eaux qui jaillissent des bouches du glacier, se dispersent en de multiples ruisseaux, s' écoulent sur les rochers, pour se rassembler ensuite. Puis ces eaux laiteuses se répandent en méandres, de plus en plus importants, à mesure que les innombrables rigoles du sud comme du nord s' y déversent. Les eaux se séparent, se rejoignent et se précipitent vers le Rhone en déposant sur ses rives tout le limon accumulé. Je laisse glisser entre mes doigts cette poudre extremement fine, cet engrais des champs du Valais, gräce ä l' irrigation.
Je suis toujours assis là-haut, au bord du précipice, et contemple de loin ce fleuve naissant, qui descend vers Gletsch et vers les hommes. Il leur a offert une immense vallée fertile, pleine de vignobles et d' arbres fruitiers; il leur a creusé de splendides paliers par lesquels ils peuvent accéder aux montagnes. Ensuite il disparaît un certain temps dans le lac Léman, puis arrose généreusement la France, pour se perdre finalement dans les vagues salées de la Mediterranee.
Mais le berceau meme du fleuve est cache par les montagnes toutes proches, et la source du jeune Rhone est soigneusement dissimulée par un défilé, accessible toutefois aux curieux. De Gletsch, on peut admirer cette langue de glace, ce glacier propre entre tous, que nos romantiques ancetres représentaient sur leurs eaux-fortes comme une chenille de glace mena-cante. D' aucuns se sentent saisis, actuellement encore, par un sentiment d' infini, en face de ce spectacle. Il les invite aujourd'hui à passer soit à droite par la Furka, soit à gauche, par le Grimsel, en toute sécurité, ce qui n' a pas toujours été le cas, comme nous le verrons plus loin. En bas, le petit chemin de fer ä cremaillere gra- vit la gorge avec ses wagons rouges; les premières autos montent en procession à l' assaut du Belvedere; les véhicules circulent également dans les deux sens dans les zigzags de la Meienwang. De mon siege, dérobe aux regards des hommes, mais entouré de montagnes isolées ( Gerstenhorn, au-dessus du Hasli, Galenstock, au-dessus du Glacier du Rhone, et les Muttenhörner, au-dessus du Tälligrat ) perdu dans cette solitude farouche, j' éprouve un sentiment d' éternité. Je me mets à songer, et des siècles défilent en un instant, dans mon esprit. En un raccourci du passé, et de facon tout à fait imprévue, je revois les constants efforts des hommes pour essayer de dominer les montagnes. Les différentes époques se succèdent, se fondant les unes dans les autres. Mais le refrain en est toujours cette attirance des cols sur les hommes. lls étaient poussés à les gravir, non seulement par le désir de voyager, mais également par le besoin qu' ils avaient de transporter des marchandises, ce qui leur rapportait souvent beaucoup.
Au cours de cette sorte de reverie dans le temps, le glacier croit en quelques secondes, jusqu' à devenir gigantesque, il rase la colonie de Gletsch, puis se ratatine vers la chute, redescend, décroît de nouveau; la neige tombe, le soleil brüle, les brouillards tourbillonnent...
Des tribus sauvages de Celtes se pressent vers la selle, leurs vetements flottants retenus sur l' épaule ou la poitrine par d' immenses aiguilles, souvent richement ornées. Des Romains conquérants, commandes par un Imperator, passent, bien en ordre, par la Furka, pour aller de Rhétie dans le Valais. Et maintenant, le Grimsel s' anime: des cliques alemanes remontent le Hasli, haletantes, exultent à la vue de la Vallee de Conches, dégringolent à toute vitesse la pente sud pour aller en prendre possession. Mais... voilà qu' ils decam-pent déjà, partant à l' aventure, avec leurs bandes d' enfants, leur mobilier, leur bétail. lls remontent la Furka, à la recherche de contrées nouvelles, dans les hautes vallées des Grisons, encore peu habitées. lls y créent des colonies alemanes. Et là encore, un petit groupe de moines, vraisembla- blement en l' an de gräce 1200, passent la Furka. Des voyageurs croient savoir que, par la suite, ils ont donne plusieurs abbés supérieurs ä Disentis.
Je vois des colonnes de mulets, charges de marchandises, pataugeant dans les torrents en pleine crue, et, au milieu des elements déchaînés, imprimant leurs pas dans la neige tourbillonnante, toujours menaces par les chutes de pierres et la tempete. Ces mulets transportent des marchandises du nord au sud et vice versa; ils se fraient péniblement un chemin, à travers le Grimsel, le Griess ou 1' Albrun, charges qu' ils sont d' objets précieux par les commer^ants de Nuremberg, de Genes et de Florence. Car, pendant longtemps, le Gothard demeure inaccessible, à cause de l' obstacle des Schöllenen. Aussi les mulets passent continuellement au-dessus de l' entonnoir de Gletsch, toujours baigne d' une lumière d' un vert froid. Puis il neige prématurément, il vente, et les mulets ne peuvent avancer. A leur place, de vigoureux porteurs ploient sous le faix de barils contenant cinquante kilos, et meme davantage, de ces précieuses charges. Mais je vois également de longues files de pèlerins: beaucoup d' entre eux espèrent se rendre à Rome. Maintenant quelques cavaliers: des envoyés de Conches, depeches ä Urseren, Disentis et Coire, pour y conclure en 1288 une alliance contre les Habsbourg, en particulier contre Rodolphe l' Insatiable. Puis, de tous cotes, surgissent des troupes armées; car, depuis 1403, il existait un droit coutumier entre le Valais d' une part, Lucerne, Uri et Unterwald, d' autre part.
Et là-bas, au sommet du Grimsel, n' y a-t-il pas des Valaisans qui se faufilent dans le Hasli? Que manigancent-ils donc? Mais oui, ils reviennent tout contents, poussant devant eux des centaines de moutons qu' ils sont allés voler. Que de fois des rapts ont eu lieu, de part et d' autre! Il ne semble pasqu' ons! Enl' an 1419 apparait un long cortege de Bernois tout armes, ils peuvent bien etre dans les treize mille. Ils ont un air conquerant: ils se hätent d' aller ä Obergestein, au secours du comte Witschard de Rarogne, auquel ils sont lies par un pacte; or, Witschard est en diffi- culte avec les Valaisans. Mais les voilà déjà qui repassent le col, tout ensanglantés, talonnés par les Valaisans grises de la victoire remportée sur les Bernois.
Six ans plus tard, au début de l' hiver - Bernois et Valaisans s' étaient réconciliés, entre-temps -une armée bernoise progresse de nouveau rapidement, descend au pas de charge l' Albrun; il s' agit cette fois d' aider à libérer le corps de francs-ti-reurs de Schwytz et d' Unterwald, emprisonnés à Domodossola. Trois semaines plus tard, ils apparaissent de nouveau au Grimsel, mission accomplie, jubilant de n' avoir eu à déplorer la perte d' aucun des leurs, lors de la libération de leurs allies.
Et, de nouveau, des mulets lourdement charges, avec leurs conducteurs. Deux colonnes de fourmis, qui cheminent entre les embüches, des deux cotes du Glacier du Rhone, jusqu' au début de l' hiver. C' est novembre - on dit que c' est en 1779 - la Furka enneigée est abandonnée... or, cinq hommes, solitaires, à la queue leu leu, pataugent J31 dans la montagne. Qui cela peut-il bien etre? Celui qui fait la trace est large d' épaules, il avance courageusement, enfoncant parfois jusqu' à la ceinture dans la neige. Les autres le suivent, infatigables. Certains semblent parler le bon allemand: c' est Goethe et son ami le duc Charles-Au-guste. Aujourd'hui, ils auront été en route neuf heures durant pour passer de Münster à Realp. Et malgré tout, le poète trouve le temps d' admirer les neiges éternelles, ce gigantesque glacier, au sein du territoire Grimsel—Furka. Bien que tout füt couvert de neige - affirme-t-il - les séracs étaient visibles, car ils sont si escarpés que la neige ne peut y tenir, toujours soußee qu' elle est par le vent; visibles également les crevasses d' un bleu de vitriol; et Von pouvait clairement distinguer où finit le glacier, et où commence le sol enneigé. Jusqu' au col, jusqu' à la croix qui marque la frontière entre le Valais et Uri, ils enfoncent dans la neige. Ce dut etre un spectacle étrange écrit-il encore - que de voir une colonne de gens dans la contrée la plus abandonnée du monde, dans ce désert de montagnes où tout était nivelé par la neige, oü, dans quelque direction que ce soit, il faut marcher trois heures au moins pour trouver äme qui vive, ou de tous cotes il n' y a que gorges et précipices; une colonne de gens marchant tous dans les traces les uns des autres, et où, à perte de vue, on n' apergoit que.le sillon que Von vient de tracer. Les profondeurs d' où on émerge disparaissent déjà dans un brouillard gris et sansßn...
Maintenant, le bruit des armes résonne de nouveau. La guerre de coalition contre la France a commence. Les Autrichiens apparaissent sur le Grimsel, puis des chasseurs frangais, par un sentier détourne. Des coups de feu crépitent dans l' air, écho caverneux — silence. Un corps d' armée francais, victorieux, passe la Furka le 17 aoüt 1799.
Et toujours, invariablement, des colonnes de mulets, des porteurs. Aucune difficulté, aucune tempete ne les retient jamais. Et là-bas, près du glacier, n' y a-t-il pas quelques personnes qui grimpent, avec de longs bätons, sur les rochers? Ces gens discutent, passent la langue glaciaire qui descend loin dans la vallée, posent des jalons, prennent des mesures, des notes; ce sont les premiers glaciologues qui, dans leur désir de tout savoir, veulent mesurer le volume de la glace, le degré de condensation de la vapeur d' eau dans l' air.
Maintenant, cela devient menacant: résonance des marteaux, des pics, des charges d' ex. La route en zigzag de la Furka commence à se dessiner: elle entre en service en 1866. Ensuite les ouvriers travaillent à la Meienwang. Le vieux chemin du Grimsel a fait son temps; plus de colonnes de mulets: le train du Gothard se charge des transports. En revanche, bien des voitures circulent sur la nouvelle route; entre autres une diligence jaune, puissante, le postillon guidant ses chevaux dans une position vertigineuse; c' est un lourd véhicule, avec siège surélevé. Contre la porte du milieu est fixe un écriteau rouge: Grimsel—Gletsch—Furka. Puis des voitures pétaradantes, puantes, sans chevaux. 1921, le premier car postal passe péniblement le col. Depuis, de plus en plus d' engins motorisés. Peu apres, le premier chemin de fer à crémaillère gravit la Furka.
Un coup de tonnerre me rappeile à la réalité: le bang supersonique d' un Mirage. Il laisse derrière lui la trace de la condensation de l' air, trace qui coupe en deux le ciel au-dessus de Gletsch. Et c' est sans arret que les autos défilent, montant et descendant des deux cotes, transportant des gens pressés de gagner le lieu de leur villégiature, prenant à peine le temps de faire une photo à Gletsch ou sur les hauteurs. Contraste étrange: ces petits etres bariolés, entre les blocs séculaires de granit, et la neige. Deux planeurs argentés sillonnent le ciel au-dessus du Kühbodenhorn; Goethe, lui, n' y avait vu, comme unique signe de vie, qu' un vautour!
Je m' engage dans la descente, choisissant le vieux chemin abandonné du Grimsel vers Obergesteln. Devant moi s' ouvre la Vallée de Conches, large et claire, traversée par le jeune Rhone.Vers le sud, des chaines de montagnes de plus en plus élevées, jusqu' au Cervin. Une fois encore, mon regard se fixe sur le ruban d' argent du Rhone, qui a donne son aspect à cette partie du monde.
Traduit de l' allemand par L. Dupraz
Eiger — Mönch -Jungfrau
Albert Schmidt-Schenk - Engi Gl.
Un beau jour, le désir impérieux de traverser ces trois sommets naquit en moi. J' ignore si c' était la grande, la magnifique image des Alpes bernoises prise en avion et qui orne la meilleure place de ma demeure, ou l' impression de puissance donnée par ces sommets lors de randonnées ä ski à la Petite Scheidegg, ou encore la vue séduisante de la blancheur de ce groupe au-dessus des forts sombres des Préalpes et offerte par le Beatenberg qui en furent la cause, mais ce désir était ne et se révéla un de ceux qui, soudain, envahissent la première place dans le cceur de l' alpiniste, relèguent toute autre convoitise au second plan, et s' imposent avec force.
Eiger — Mönch — Jungfrau! véritable entité, tryptique célèbre entre tous dans les Alpes, vision transcendante pour le touriste en vacances aussi bien que pour le montagnard. Ce qui s' imposait plus encore était de faire un tout de leur ascension. Escalader ces sommets séparément me semblait dépourvu de sens. Les voies normales n' en pas davantage en ligne de compte dans une telle entreprise, mais bien les farouches aretes de roc et de glace qui relient ces sommets pardessus les grands cols et sur lesquels le vent fait claquer des étendards de neige...
Elles s' erigent avec une audace indicible à travers l' espace, et je savais que leur traversée se révélerait une aventure splendide.
Par une porte lambrissée de rouge nous quittons, grelottants, la galerie sombre et fraiche de la station d' Eismeer. D' un coup la lumière aveuglante de midi nous inonde.
Devant nous la reverberation géante de l' Eis; en haut les cretes blanches, en face la pyramide étincelante des Fiescherhörner. Seules les parois rocheuses du Schreckhorn et du Lauteraarhorn reposent un peu le regard. Une chaleur tout estivale vibre dans la cuvette glaciaire. Immédiatement le premier problème se pose: comment descendre les dix mètres verticaux de la pente de neige que nous dominons? Poser un rappel? Pour ces quelques mètres? A gauche nous découvrons une sorte d' arete munie de quelques prises, descendons prudemment sur la rimaye à demi béante et traversons d' un pas léger un petit pont de neige vers le glacier. Puis nous piétinons dans une neige lourde vers les rochers de l' arete de la Mittellegi, zone de plaques inclinées au-dessus desquelles des bastions rocheux, sauvages, invaincus, montent à l' assaut du sommet de l' Eiger. Le rocher est sec et nous découvrons une vire facile. Un aimable petit ruisseau permet d' emplir nos gourdes. Assez pres dejä, à droite, nous apercevons le bois clair de la cabane de la Mittellegi dont les fenetres brillantes nous sourient et nous invitent au repos. Par des éboulis, une pente de neige et de glace, nous arrivons très rapidement à ce véritable nid d' aigle.
L' espace s' ouvre; le long de névés raides le regard tombe dans un abîme verdoyant, brumeux, et le vent qui souffle sur la crete augmente encore l' impression de vide. Nous regardons, surpris, mais déjà nos yeux se tournent vers l' arete. Elle s' élève en ressauts énormes, soutenue par la paroi sud, prise et jaune, et les places de son flanc nord-est complètent audacieusement sa ligne.
Nous faisons du thé, mangeons la moindre des choses. Je suis inquiet et ne parviens pas à accepter l' idée de passer tout cet après-midi magnifique dans la cabane. Qui sait si ces heures ne nous feront pas défaut par la suite? L' arrivée du mauvais temps pourrait meme compromettre toute la traversée. La pensée de continuer et de bivouaquer quelque part me talonne. Arriver au faite de l' Eiger, le redoutable, vers le soir, y assister au coucher du soleil me semblent devoir corser encore l' aventure. Les moments passés sur un sommet à des heures inhabituelles ne creent-ils pas les souvenirs les plus radieux?
Hans, mon camarade de cordée, accepte ma proposition. Les raisons avancées par moi sont tellement péremptoires que les deux Ojiens suisses romands, montés avec nous à la cabane, se décident à continuer eux aussi. Une seule menace: l' orage. Se trouver au sommet dans la -tempete serait des plus inconfortable... Ces jours derniers, l' orage se préparait vers 4 heures, puis éclatait. Et aujourd'hui?
II est 2 heures. Nous sortons de la cabane. Ciel d' une pureté absolue. Quelques nuages transparents sur les Préalpes. Nous décidons de courir le risque. Les Jurassiens s' élancent, fougueux; nous suivons. Sur la première tour l' un d' eux fouille son sac, en sort une radio de poche et la fixe sous la patte.
D' humeur joyeuse nous grimpons donc en musique le long de l' arete, vers le soleil dont les rayons dessinent les gendarmes. Le vent souffle léger, et la musique résonne tantöt plus forte, tantöt plus douce dans les rochers qui nous dominent. Des brouillards flottent en bas sur les flancs des sommets. Parfois, dans le lointain, nous entendons un train à Alpiglen, un appel clair, l' aboi d' un chien dans le päturage.
Les conditions sont excellentes, le rocher chaud, quasiment sans neige ni glace. Nous nous arretons un instant au haut d' une tour. Verticale-ment au-dessous de nous, deux cordées se reposent depuis une heure sur une tete de rocher de la voie Lauper. Nous les avions déjà apercues de la cabane, et ne les envions guère, car elles peinent lourdement dans la neige molle et mouillée. Hans vent insuffler du courage à ces inconnus. Il sort une clochette de chèvre de son sac, la secoue un peu et lance un magnifique jodel qui résonne contre la paroi. Et vraiment, quand nous reprenons l' escalade, voici que les quatre inconnus se préparent ä continuer.
Nous atteignons bientöt la brèche précédant le grand ressaut. Le soleil tape dur. Plus de cordes ici sur le fil de l' arete. L' escalade se poursuit, aérienne, au-dessus d' un énorme précipice. La déclivité s' atténue lentement et, au début de l' arete de neige, nous décidons une nouvelle halte.
Des lambeaux de brouillard jaillissent, tumultueux, du gouffre de la face nord. Plus loin des remparts de nuages s' entassent et des nuées noires envahissent soudain les vallées. Notre cordée prend la tete, et nous nous hätons vers le sommet. Tout le flanc nord de l' Eiger n' est plus qu' un amoncellement de brumes sombres. L' orage gronde sur Grindelwald, le Männlichen, la Petite Scheidegg. Nous le dominons encore, mais une atmosphère chargée d' électricité nous environne, inquiétante. Des fils invisibles semblent se tisser autour de nos visages. Les piolets se mettent à chanter, les cheveux crepitent.
Course rapide autour d' une sinuosite de l' arete, peu avant la cime. Un éclair, un roulement de tonnerre formidable nous assaillent. Nous jetons piolets et crampons dans la première fissure rocheuse venue et nous précipitons dans les rochers délités du flanc sud. Au bout de dix mètres un gouffre sans fin nous arrete. Nous nous accroupissons tant bien que mal. L' atmosphère est tendue à l' extreme. Nos deux camarades sont tasses sur eux-memes à une longueur de corde au-dessus de nous. Toucher de la tete ou de la main le fil de I' arete provoque des craquements effrayants. Cependant rien de fächeux n' arrive.
Enfinl' orage s' apaise un peu au-dessous de nous. En un rien de temps nous touchons le sommet. Il est 7 heures. Courtes poignées de main en cette fin de journée sinistre et troublante. Un alpiniste en anorak rouge vient d' émerger des fissures de la face nord. Nous le hélons. Il répond par d' innom signes. Puis l' orage s' approche pour la seconde fois. Le tonnerre gronde dans des vallées invisibles. Nous prenons la fuite et dévalons l' arete sud. Un précipice bloque soudain notre avance, mais une ramification de l' arete vient à notre secours et nous permet de progresser rapidement. Tout en bas elle forme une cuvette boueuse avec une branche secondaire. C' est là que nous bivouaquerons, mais nous prenons d' abord nos dispositions contre la pluie qui ne saurait tarder.
Tout à coup le grand silence! Un brouillard blanc nous environne. Les réchauds ronronnent doucement et quelques mesures de musique remontent notre moral au cours du souper. Au début de la nuit nous nous endormons legerement.
Je me réveille à minuit. Il fait beaucoup plus froid. Quelques étoiles scintillent. Sur le Mönch une lueur lutte contre de sombres masses de nuages qui vont s' effilochant. La pale lumière de la lune éclaire tous les glaciers, tous les sommets. Au-dessous de moi l' Eigergletscher se rue dans l' abîme; au-dessus le Mönch se campe, large et débonnaire, dans le bleu ombreux tandis qu' à sa gauche s' élève l' élégante pyramide du Trugberg. Infiniment large, infiniment grand, l' Ewig mène le regard vers le Valais, et les étroites cotes rocheuses des Grünhörner s' apai et épousent son cours.
Silencieuse, glacée, la haute montagne repose dans la lueur mate de ses névés. Päleaussi, le croissant de lune se dessine dans le ciel, et entre les deux - sommets et lune - une sorte- de rapport, étrange semble exister. La lune est très blanche et une pensée me fascine: si la lune que conquierent maintenant les hommes, était une sphère de neige - de neige, de névés, de glaciers seulement?
Mes camarades se réveillent et leurs propos très réalistes sur l' inconfort et le froid du bivouac me ramenent ä la realite. Un cafe chaud, delicieux, se prepare. Puis nous somnolons encore un peu. Lorsqueje me reveille ä 3 heures, il me semble que la lune a quelque peu jauni. Ou me trompe-je? Je suis sa course sur le double sommet aimable de la Jungfrau. Pas de doute: eile s' assombrit. Jaune comme une motte de beurre, eile se perd peu ä peu dans un halo lointain, se colore d' orange et, finalement, disparait, rouge sombre, ä l' occident. Le froid, toujours plus vif, monte des rochers dans nos membres. La temperature doit etre autour de zero. Lentement, tres lentement, Taube absorbe l' obscurite.
L' eau bout sur le rechaud. Apres un dejeuner frugal, nous rebouclons les sacs, quittons vers 5 heures notre campement polaire afin de retourner ä l' arete sud. Tres vite nous touchons PEigerjoch nord et y decouvrons un emplacement de bivouac somptueusement amenage. Une lueur pourpre inattendue flambe au sommet du Mönch et cette pourpre calme, mais glaciale, ne tarde pas ä envahir sa puissante carapace de glace. Une boule fulgurante se faufile derriere des lambeaux de nuages au-dessus des Wetterhörner et voici que les premiers rayons du soleil nous atteignent. Cette mince chaleur nous ragaillardit corps et äme, et, pleins de feu, nous attaquons l' arete qui nous relie ä PEigerjoch sud.
Neige dure, brillante, blancheur aveuglante, gros blocs de roches d' un brun chaud - nous grimpons sous le soleil matinal en pleine euphorie. Dominant de haut des flaques d' ombres bleues, nous entrons dans le jeune matin, clair et frais, qui se leve sur ce monde de neige et de glace. Tres vite il fait chaud et nous montons agreablement sur les neves vers l' arete nord du Mönch.
Avant la rimaye, repos... et crampons. Apres une pente de glace vive et des rochers pourris, nous atteignons le faite de l' arete de neige, raide, effilee, exposee. Devant nous, ä contre-jour, luisent les aiguilles de glace de cette mince arete; elles se detachent en un contraste frappant sur la face nord, ombreuse, tourmentee. Tres au fond, derriere nous, beent les crevasses sombres de l' Ei. Montee grandiose dans un paysage fascinant.
Le panorama s' ouvre de plus en plus et nous voici sur le petit plateau sommital. Les nombreuses cordees venues du Joch redescendent dejä par le Wächtengrat. Nous sommes seuls et goütons des moments de paix parfaite au bon soleil. La vue est tres etendue. Nous voudrions prolonger indefiniment notre repos du sommet, mais, au bout d' une heure, nous nous preparons cependant ä l' inconnu de la descente.
Le long de l' arete ouest une pente de neige raide nous conduit au debut des rochers que nous descendons jusqu' ä un angle aerien. A cote de nous la paroi plonge, puissante, vers l' Eisnollen. Dec,us par la mauvaise qualite du flanc qui suit, nous continuons ä descendre. Une cordee avec guide monte ä notre rencontre. Nous decidons de Pattendre - bonne occasion de paresser dans Peboulis. Tout ensommeilles, nous contemplons les ravins de la face ouest, vers le Jungfraujoch, oü le Sphinx s' eleve, audacieux, sur des dedales glaciaires qui fourmillent de centaines d' insectes humains.
En face de nous, l' arete nord-est de la Jungfrau s' erige en ressauts grandioses. Nous pouvons l' examiner ä notre aise, mais eile garde de nombreux secrets. Finalement nous epaulons les sacs.
Dans le bas, l' arete se revele plus etroite, mais plus solide. Des tours nouvelles offrant de süperbes escalades se succedent. Le rocher, brun et ocre, est riche en prises. L' arete se moque un peu de nous, nous traine en longueur, mais rien ne nous presse. Un grand saut par-dessus la rimaye, et nous atterrissons pres des sacs sur le Jungfraufirn. II fait torride dans l' impitoyable cuvette gla- tMönch, Col inférieur du Mönch, Eiger avec l' arete de la Mittellegi, et Eismeer Photo W. Weck, Ostermundigen 2Vue plongeante de Varete de la Mittellegi Photo A. Schmidt, Engi GL ciaire. Pas un souffle. Nous disparaissons rapidement dans le Stollenjoch vers des lieux propices ä notresoif...
Une nouvelle journée commence dans une splendeur incomparable. Un peu avant le lever du soleil, nous remontons Parete nord-est de la Jungfrau. Il fait déjà clair. Les grands fleuves glaciaires émergent au sud dans le demi-jour de l' aube. Au nord, les vallées plongent encore dans l' ombre. Sur la Petite Scheidegg flottent de légers voiles de brume, et les hoteis se distinguent peu à peu. La puissante arete qui nous domine se colore, puis, derrière nous, le soleil jaillit par-dessus les chaines. Nos camarades suisses romands, petits points sur le névé, se dirigent vers le Valais.
Bientot nous abandonnons Parete de neige et de roc et rampons à travers le grillage, sur la plate-forme de la station defaisceauxdiriges d' Eu. Nos pas résonnent sur le grillage. Exactement en face de nous se déploient le grand bätiment et les immenses antennes. Inhabituels, étranges, ces ouvrages techniques au milieu de ce paysage de haute montagne. La construction nous barre proprement le chemin. Finalement j' attaque le terrain au sud, me faufile sur un névé dur comme de la pierre sur le Schindeldach et trouve une grosse cheville de fer d' où je puis assurer Hans. Pendant qu' il poursuit sa route sur Parete fine et exposée deux silhouettes en robes de chambre apparaissent devant la maison, nous regardent d' abord en silence puis nous souhaitent: « Bon voyage! » Ce souhait ne pouvait mieux tomber! On lit dans le Guide des Alpes Bernoises1 que la tour, point 3809, n' est plus abordable par suite d' un éboulement et qu' une traversée dans le flanc nord est impossible. La première longueur déjà nous révèle le danger. Disparue la sécurité que nous donnait l' arete. Toute la paroi est pourrie, croulante, sablonneuse. Aucune pierre ne tient. L' assurage est plus que problématique. Nous traversons lentement, très prudemment, lon- 1 Hochgebirgsführer durch die Berner Alpen ( 5 vol. ) Editions Francke, Berne gueur après longueur. Au-dessous de nous, la paroi plonge dans un élan irrésistible sur le Kühlauenengletscher. Nous gardons le silence, mais chacun de nous sait que son propre sort dépend d' une allure précise, parfaitement adaptée. C' est ainsi que nous progressons d' abord à travers des blocs fraichement tombés vers la cote qui monte du Schneehorn et dont la ligne ascendante nous promet détente et repos.
Je tombe sur un vieux piton rouille et atteins enfin la cote. Mais cette dernière aussi est rien moins que stable. Nous la suivons, impatients, et l' arrivée sur la tour sonne comme une délivrance, car ici l' air est libre et l' espace exaltant. Le rocher est solide sur Parete et nous ne tardons pas à atteindre l' angle oppose.
En bas, dans la brèche, une bouteille thermos nous sourit, alléchante! Son contenu: du thé sucre qu' elle nous dispense généreusement en guise de consolation pour l' effroyable escalade à cet observatoire solitaire. Hans n' a pas encore fini de se rafraîchir que déjà j' attaque le prochain ressaut. Mais certes plus par la paroi nord! Le rocher semble inaccessible... O surprise, tout près du fil s' offre un passage. Enthousiasmés, nous nous abimons dans l' eu d' une varappe pleine de variété. Un gendarme en surplomb se franchit à l' aide d' un antique piton courbe et d' un anneau de nylon moderne. Puis une longueur merveilleuse nous amène à mi-hauteur du grand gendarme. Arrivés en haut, nous nous accordons un repos bien merite.
La vue est d' une beauté rare. Nous sommes installés à la frontière de deux mondes qui s' oppo: la haute montagne blanche et les Préalpes verdoyantes. Contraste qui s' imposa tout au long de la traversée et lui conféra un charme tout particulier.
Un peu tendus, nous traversons ensuite Parete neigeuse, exposée, abrupte qui nous fait monter, descendre les dernières dentelures avant l' ultime ressaut. Un bloc rébarbatif défend l' accès du premier gendarme. En son milieu un piton. Le 1 3Sur l' arete est du Mönch. Vue plongeante sur le Glacier de l' Eiger 4Sur l' arele de la Jungfrau de Wengen Photos A. Schmidt, Eng! GL rocher repousse et l' escalade est délicate. Le second gendarme se présente audacieux comme un yatagan. L' acuité de son arete comble les désirs les plus exigeants. Exposés au-dessus de la formidable face nord, nous descendons, conscients de la difficulté, dans la dernière brèche. Un rocher solide, aux prises abondantes, des passages splendides nous amènent à la Wengen Jungfrau dont nous atteignons rapidement la cime par une crete de neige effilée. Nous flänons un moment dans la selle, sur le névé solitaire, et, par l' arete nord-ouest, arrivons, jubilants, au sommet de la Jungfrau. Nous touchons le but, le point supreme d' une magnifique aventure alpine.
Une joie immense nous envahit. De nouveau nous sommes seuls et notre univers se confond avec celui des montagnes. Leur voisinage nous émeut. Comme des cristaux jaillissant des profondeurs d' un four les parois du Rottalkessel, fières, tourmentées, resplendissent, enchanteresses. Les « bas pays » disparaissent sous une nuée grise. Au-dessus d' eux, des colonnes de nuages montent, s' enchevetrent, inlassables, mus par quelque loi secrète. Les massifs s' élargissent dans l' ombre et la lumière. Ici une arete altière émerge toute blanche du brouillard; là, des nuages flottent sur un col; plus loin encore un glacier s' épand doucement illumine, un sommet s' enfonce dans son énigme obscure. Le vent souffle sur les cimes, et son haleine fraîche nous evente avec une royale liberte...Adapte de l' allemand par E.A.C.