Rencontres insolites
Pierre Bouvier, Genève AVANT-PROPOS
Quel alpiniste, quel promeneur solitaire des montagnes ne s' est pas trouvé une fois au moins face aux chamois, aux aigles ou à d' autres espèces de la faune sauvage?
Si j' ai tenu à relater, cependant, certaines rencontres de cette nature, vécues il y a un tiers de siècle, c' est que je réalise mieux encore, avec le recul du temps, le caractère exceptionnel qu' elles ont revêtu pour moi, au point que les péripéties de leur déroulement sont restées gravées dans ma mémoire, comme si elles dataient d' hier. Le prologue qui suit est destiné à esquisser un tableau des circonstances particulières qui ont servi de cadre à ces rencontres insolites.
PROLOGUE C' était aux temps troubles de 1940, alors que l' Europe entière vivait au ralenti dans l' expecta et l' angoisse. En ce début de mai, la mission de notre détachement de télégraphistes d' armée consistait à tendre une ligne sur la rive sud du lac de Brienz, d' Iseltwald à l' embouchure de l' Aar. Il ne pouvait être question de longer simplement le rivage, car tout ce versant très boisé présentait par endroits des escarpements tels que nous avions été contraints de nous élever considérablement, afin d' amener notre ligne par-dessus un grand ressaut, sorte de belvédère, d' où une échancrure dans les arbres laissait voir un pan de la rive opposée, tout en offrant une vue plongeante sur les glauques profondeurs du lac. Plus loin, la forêt redescendait en pente douce vers le bouillonnant torrent de Giessbach, dont nous n' allions pas tarderà percevoir le grondement continu.
Au milieu de cette journée ensoleillée du 1 o mai, nous étions donc parvenus à notre belvédère, heureux à ridée que la tâche la plus ingrate se trouvait désormais derrière nous. A l' ombre de grands sapins clairsemés, nous avions cassé la croûte parmi la mousse et les myrtilles; une gourde d' eau avait circulé de main en main pour marquer l' étape, les conversations s' étaient tues peu à peu, faisant place à un état d' euphorie rêveuse dans un monde de magie verte et bleue. La surface des eaux, à peine ridée çà et là par une brise légère, étalait sa nappe turquoise devant la berge d' en face dont les raides pentes herbeuses, peintes en vert tendre, composaient une tenture accrochée à un ciel d' une pâleur de jade, hésitant plus haut à virer au bleu.
Brusquement, cette rive opposée du lac, d' ordi si calme, fut envahie par une longue file de véhicules dont le nombre croissait au fil des minutes: il se tramait assurément quelque chose, et il suffirait pour le savoir d' attendre l' estafette de l' après.
Ainsi nous parvint la nouvelle de l' offensive allemande déclenchée vers l' ouest qui provoqua la remise sur pied de guerre de notre armée. Il fallut bientôt se replier sur Interlaken où l'on nous rattacha à une colonne motorisée et, deux jours plus tard, à la tombée de la nuit, nous prenions nos quartiers dans la petite ville endormie de Meiringen.
La période qui suivit fut animée par un grand tremblement de silhouettes casquées défilant d' un pas lourd et de voitures blindées remorquant des canons de tous calibres: un état-major camouflé dans quelque grange d' aspect anodin réglait tout ce cérémonial dans une débauche d' ordres et de contrordres portés par des cyclistes au regard impénétrable. Inopinément, je me trouvai affecté au central téléphonique loge dans une pièce exiguë et bruyante d' un petit hôtel, au centre de Meiringen, mais, fort heureusement, la martiale agitation qui avait régné jusqu' alors ne tarda pas à se dissiper bientôt complètement. Les diverses unités avaient pris des destinations inconnues, et je restai de longues heures, en compagnie d' un camarade, devant un téléphone devenu de plus en plus discret.
J' appréciais beaucoup ce camarade avec lequel je me sentais nombre d' affinités: tous deux, de formation plutôt scientifique, nous avions un égal attrait pour la musique et plus encore pour la poésie, de sorte que nos discussions oscillaient généralement entre des problèmes de thermodynamique et les poèmes de Baudelaire, Verlaine et Samain. La fenêtre donnait vers l' ouest, marqué par la large échancrure du Val de Rosenlaui, à gauche de laquelle le relief montait jusqu' à une tour rocheuse appelée Mittaghörnli, mais qu' en raison de son profil nous avions surnommée la Guérite.
A la fin du mois de juin, l' activité était devenue si réduite que nous décidâmes d' assurer la permanence au central à tour de rôle, ce qui permettait à l' un et à l' autre de s' évader un moment dans la nature.
BALLET DE CHAMOIS AU WETTERHORN C' est ainsi que, par une belle journée d' été, je me trouvai assis parmi les rhododendrons d' un petit promontoire dominant le Col de la Grande Scheidegg. Devant moi, sous le soleil éclatant, se déroulaient les vagues successives des pâturages rocailleux montant vers le Faulhorn, alors que, dans mon dos, le gazon de plus en plus raide cherchait à prendre d' assaut la grande paroi du Wetterhorn, encore tempérée d' ombre et qui me dominait de toute sa hauteur, nimbée du liséré blanc de la corniche bordant la calotte glaciaire du sommet. En se tournant vers l' occident brumeux, on pouvait parcourir du regard la suite des gros entablements des Alpes bernoises jusqu' au profil acéré de l' Eiger, dont le versant plongeait, sans transition, sur les prairies inclinées au-dessus de Grindelwald. Aucun troupeau n' était en vue autour des nombreux alpages situés de ce côté, à une époque où la vie aurait pourtant dû reprendre dans la plupart d' entre eux. Cette impression d' arrêt total de l' activité humaine, je l' avais d' ailleurs déjà ressentie tout le matin, en remontant le vallon solitaire de Rosenlaui. Il est vrai que, en contrepartie, la faune sauvage m' était apparue plus familière qu' à l' accoutumée. J' avais levé des coqs de bruyère à plusieurs reprises et, au détour du chemin, après avoir dépassé les chalets clos d' im Schwarzwald, j' entrevis soudain une flamme rousse jaillir d' un bosquet: c' était une biche qui avait bondi hors de son lit de mousse, encore tiède à mon passage. Puis un groupe d' ai, intrigué par ma présence, était venu planer un instant dans mes parages, avant de regagner, dans la lumière diaphane, les grands rochers tourmentés du Wellhorn.
Pour l' heure, confortablement installé sur mon perchoir, je n' avais qu' à écouter vivre la haute paroi, monde minéral dressé vers le ciel d' où émanait le puissant appel de la verticalité. Le bruissement des cascades, modulé par la brise fluctuante, était ponctué de temps en temps par l' éclat assourdi de la chute d' un bloc.
Deux heures passèrent ainsi dans ce cadre grandiose. Puis l' ombre étroite que projetait la paroi se retira et les rayons du soleil déclinant allumèrent peu à peu les éperons les plus saillants de l' im versant. La brise de vallée se renforça, et je résolus de redescendre en longeant de plus près les grands névés qui tapissaient la base des rochers. Je traversai une petite combe, où la neige avait à peine quitté l' herbe humide et brune piquetée de soldanelles, puis je contournai un gros rocher verdâtre et, à ce moment-là, je faillis littéralement buter contre un groupe de trois jeunes chamois qui, en un clin d' oeil, prit une fuite éperdue en bondissant dans un ensemble parfait vers les éboulis bordant le grand névé situé en contrebas. Déjà émerveillé par ce spectacle, quelle ne fut pas ma surprise de voir aussitôt d' autres chamois surgir de tous les alentours! Une véritable réaction en chaîne était déclenchée et, avec une remarquable discipline, toutes ces bêtes ne tardèrent pas à former, au nombre d' une soixantaine, une colonne compacte qui se mit à remonter le névé à bonne allure. Le soleil éclairait bien la scène lorsque l' avant atteignit les premiers rochers. Guides par un sens de l' orientation étonnant, les chamois s' engagèrent dans un dédale de vires étroites avant d' escalader, par bonds successifs, une série de ressauts très abrupts. Le moment le plus saisissant de ce véritable ballet fut certainement celui où la harde dut franchir un profond couloir. Grâce aux rayons obliques du soleil, je pus voir distinctement, malgré la distance, les chamois faire des sauts de trois à quatre fois leur propre longueur, les mères tenant leurs petits dans les pattes.
Après une demi-heure de course folle, ils étaient parvenus très haut dans une zone d' ombre où ils échappaient parfois à mon regard. Combien de temps des alpinistes entraînés auraient-ils mis pour atteindre ces parages? Trois heures au moins, peut-être quatre.
Tout en haut sur le ciel, un bloc de glace se détacha soudain de la corniche faîtière et, après quelques bonds spectaculaires, se brisa en mille fragments insignifiants. L' avant des chamois, située juste au-dessous, s' était arrêtée un instant et, après quelques minutes d' attente, avait repris sa progression d' un pas tranquille. De mon côté, je poursuivis ma descente, ébloui par cette vision dont j' avais été apparemment l' unique spectateur, ignorant que, une semaine plus tard, une nouvelle rencontre plus insolite encore allait me faire participer comme acteur involontaire au grand jeu de la vie sauvage.
SUR L' ARÊTE DU TENNHORN Ce jour-là, j' étais parti tôt, avec l' intention de m' élever rapidement dans les parages de la Guérite, cette tour rocheuse au fronton bizarre auquel chaque matin le soleil levant accrochait son lasso de flamme. J' avais dépassé les chalets fleuris de Stein et m' engageai sur le pont de l' Aar. La journée s' annonçait belle, point trop chaude, et je me faufilai entre les maisons de Willigen et la cascade de Reichenbach, à travers des prés mouillés recouverts d' une mince couche de brouillard, d' où émergeait la fine silhouette de peupliers épars. Plus haut, à droite, la cascade soulevait dans un sourd grondement des nuages d' écume qu' on voyait fumer entre les mélèzes.
Dans ce cadre de fraîcheur et de formes imprécises, comment ne pas évoquer le poème de prédilection d' Albert Samain?
« J' adore l' indécis, les sons, les couleurs frêles, Tout ce qui tremble, ondule et frissonne et chatoie, Les cheveux et les yeux, l' eau, les feuilles, la soie Et la spiritualité des formes grêles. » Après une brève mais rude montée, j' entrai dans la forêt de Schwendi, tandis que s' estompait I25 sur ma droite le grondement du Reichenbach. J' avais atteint un vaste amoncellement de roches moussues, vestiges manifestes d' un ancien éboulement. Dans la pénombre de ce chaos apaisé régnait un silence absolu et solennel. Le site évoquait certaines toiles de Calarne ou de vieilles gravures de la Suisse primitive. Grimper directement dans ce dédale de gros blocs était fastidieux et je me résignai à rejoindre la route de Rosenlaui. Un bruit étouffé de branches brisées me fit lever la tête, juste à temps pour apercevoir deux biches bondissant gracieusement d' un bloc à un autre avant de disparaître, absorbées par le silence. La petite route de Rosenlaui ne montait pas assez vite à mon gré, aussi n' hésitai pas à la quitter dès que se présenta un étroit couloir entaillant la forêt sur ma gauche. Je n' avais guère plus de vingt ans à l' époque et j' étais bien entraîné, de sorte que, en une heure à peine, je passai des clairières abritant dans l' ombre des aconits bleus trempés de rosée, à la frange de lumière où les conifères se raréfient dans la pourpre des rhododendrons. Je m' élevai ensuite dans le soleil matinal, à la rencontre de l' ombre que projetait encore le versant opposé et je m' arrêtai dans les éboulis, au bord d' une langue de neige vieillie marquant le haut du couloir parcouru.
Aucune trace de vie ne semblait se manifester, si ce n' était, peu auparavant, ce sifflement de marmotte jailli du pierrier là-bas, au-delà d' une cabane de moutonnier à demi-ruinée. Devant moi s' étendait l' extrémité du massif des Engelhörner, plus précisément l' arête nord du Tennhorn dont le sommet était masque par un renflement de la paroi, alors que, à droite, une échappée me permettait de distinguer, au loin, une partie de l' arête dentelée du Simelistock. La petite paroi qui me dominait s' abaissait graduellement vers la gauche, jusqu' à une brèche précédant une grosse tour de rocher délabré qui n' était autre que la Guérite. Plus bas se découvrait un alpage déserté et, au fond de la vallée, les toits de Meiringen scintillaient à travers la brume. Une pierre dévala soudain le long du névé en roulant sur la tranche comme une soucoupe; arrivée à ma hauteur, elle ne faisait plus que des bonds hésitants et cocasses avant de s' abattre, fatiguée, aux confins de la neige grisâtre. Quelqu'un me ferait-il une farce? me demandai-je en scrutant les rochers dans l' ombre. Je ne croyais pas si bien dire! Un tout petit chamois me dévisageait d' un air surpris et penaud. Il était flanqué de trois adultes dont l' attitude semblait dire: « Ça suffit, trêve de plaisanteries, poursuivons notre chemin! » Le quatuor fila vers la droite, sur une vire étroite qui, après avoir contourné le bombement de la paroi, conduisait aux combes de la Tennlücke. Je repris mon ascension sur un éboulis d' ardoise pilée lequel, solidement rivé par les clous d' azur des gentianes qui le parsemaient, était ferme au pied. Plus loin cependant, il céda la place à un champ de grosses pierres instables, et je préférai me déplacer franchement à gauche, jusqu' à un replat situé en contrebas de la Guérite. J' étais alors à portée de la brèche que le soleil éclairait de l' autre côté et d' où l' arête s' élevait lentement sur la droite. La paroi était striée de vires parallèles à l' arête, et j' aperçus subitement une forme noire remuer sur le ciel. Etait-ce un berger? mais où était son troupeau? Une marmotte géante? mais pourquoi ne sifflait-elle pas? Tandis que je me perdais en conjectures, la forme s' agita de nouveau, sauta sur un bloc carré et s' élança dans l' azur. L' aigle royal, car c' en était un, déploya une aile puissante que le soleil éclaira par-dessous, puis, dans un superbe mouvement tournant, l' oiseau plongea dans la vallée opposée.
Traversant un petit névé noirci, je gagnai la paroi délitée dont l' inclinaison modérée permettait une escalade facile jusqu' à la brèche où je fus accueilli, dans le soleil retrouvé, par le souffle frais d' un vertigineux abîme ouvert sur une rivière dont les méandres miroitaient quinze cents mètres plus bas, parmi les chalets d' Urbach. Parvenu ensuite au bloc carré d' où l' aigle s' était envolé, je réalisai par comparaison que, dressé, l' oiseau mesurait un mètre au moins. Plus haut, la crête venait buter contre un ressaut de forme triangulaire qu' on pouvait escalader par une fissure. Ensuite l' arête s' étirait vers le Tennhorn, moins raide, plus aérienne, mais elle ne paraissait pas offrir de difficultés particulières. Il eût été tentant de la suivre avec des semelles vibram et par visibilité assurée, mais mes lourdes chaussures aux clous arrondis par l' usure, ainsi que de fréquentes bouffées de brouillard rendaient l' entreprise incertaine. Je redescendis donc prudemment la fissure pour m' installer un peu plus bas, sur une dalle hospitalière, et je sortis de mon sac un quignon de pain et une tranche de fromage.
Vue d' en haut, la Guérite avait perdu l' allure qu' elle possédait lorsqu' on l' observait de la plaine: ce n' était plus qu' une pile d' assiettes fêlées, dont le bord irrégulier projetait, sur le fond vert des prairies de la basse vallée, un profil en dents de scie tombant à pic sur un balcon d' éboulis. Les sommets du voisinage, tant vers le Grimsel que là-bas en face, du côté d' Unterwald, se cachaient dans de petits nuages floconneux qu' ils émettaient eux-mêmes comme pour se rafraîchir. Sur la plaine lointaine, une épaisse couche de brume estompait les détails. J' aperce néanmoins l' agglomération de Meiringen avec la scierie du père Zobrist et le grand rectangle de VHôtel du Sauvage où nous disputions parfois des parties de ping-pong acharnées. Dans l' en des toits bruns, je ne pouvais cependant voir la fenêtre du central où mon camarade tournait peut-être son regard vers les hauteurs en se disant que, le lendemain, ce serait son tour de prendre le large. Je n' aurais certes pas craint d' échanger avec lui mes impressions du moment, mais, d' un autre côté, la solitude n' était pas faite pour me déplaire. A peine adolescent, il m' arri déjà d' errer seul durant des heures dans les pierriers arides, pour la seule volupté de redécouvrir ensuite plus miraculeuse, l' eau du torrent, plus profond, l' azur des gentianes et, à la tombée du jour, plus chaleureuse la compagnie des autres hommes. D' ailleurs n' est pas vraiment seul que l'on peut, suspendu comme je l' étais entre ciel et terre, folâtrer avec les nuages et frissonner avec les caprices du vent?
LE GRAND JEU Après une heure ou deux de rêverie, je fouillai dans mon sac afin d' en extraire une petite pomme rouge. J' étais toujours à l' ombre du ressaut triangulaire, mais le soleil avait délaissé le versant d' Urbach et commençait à éclairer la paroi que j' avais sous les pieds. La Guérite offrait son même profil étrange en dents de scie, mais au fait, était-ce vraiment le même? N' aurait pas une aspérité de plus? En le regardant mieux, je m' aperçus que, au-dessus du balcon d' éboulis, une tête de chamois dépassait le rocher. L' animal avait dû m' observer depuis quelque temps et réaliser que je n' étais pas hostile. Cependant, j' appartenais à une race de bipèdes avec lesquels il valait mieux garder ses distances. Je lui adressai à haute voix un bonjour amical et, à ma stupéfaction, je le vis s' avancer et se découvrir tout entier. C' était un gros chamois mâle, bientôt suivi d' un deuxième, puis d' une longue caravane de bêtes plus petites, notamment des femelles avec leurs petits. Toute la harde parcourait la mince vire d' ardoises déjà empruntée par le quatuor croisé le matin même. Les deux chefs de file avançaient avec résolution, tout en me lançant des œillades prudentes, et leurs congénères les accompagnaient docilement, très près les uns des autres, chuintant parfois quand leur itinéraire les contraignait à passer à cinq ou six mètres au-dessous de moi.
Tout en les regardant, je mâchais lentement ma pomme en m' efforçant de conserver l' air le plus inoffensif et le plus naturel du monde. J' étais admirablement place pour voir de près leur grand œil brun, leurs cornes gracieuses et leur pelage beige-roux. Un grand mâle fermait la marche, quarante-deuxième membre du groupe dont les premiers disparaissaient déjà derrière le bombement de la paroi.
Pourquoi passer ainsi à portée de ma main plutôt que d' attendre que je Bois parti? La réponse survint dans un faible tressaillement de l' air, suivi d' un léger sifflement qui me fit lever les yeux: l' aigle royal revenu déployait, à dix mètres au-dessus de nos têtes, ses ailes aux grandes plumes brun sombre mouchetées de blanc à leur base. L' oiseau planait avec majesté dans un silence irréel, tandis que son œil brillant observait avec attention la harde qui s' éloignait en pressant le pas. Tout devenait clair: j' avais dérange l' aigle surveillant les chamois dont une partie s' était faufilée vers les combes, alors que le reste de la harde avait attendu derrière la Guérite, pendant que je montais vers la brèche puis, profitant de ma présence, finalement bienvenue parce qu' elle écartait l' aigle, les bêtes avaient résolu de passer coûte que coûte. Instinctivement, les plus petits chamois s' étaient blottis sous le corps des plus gros, de sorte qu' il était difficile pour le rapace de les prendre en défaut.
Voulut-il néanmoins me montrer ce dont il était capable ou n' était de sa part que l' attrait du jeu? Toujours est-il que l' aigle piqua droit sur deux chamois immobiles, avant de virer juste à ras de leurs cornes dressées vers le ciel, pour remonter brusquement dans un fort battement d' ailes. Un deuxième piqué suivit sans plus de succès, et l' aigle royal, peu décidé à insister, prit de la hauteur et disparut, aspire par un lambeau de brouillard. La harde reprit sa marche, et je vis les derniers chamois contourner la paroi bombée, éclairée par le soleil couchant. Je regagnai la brèche voisine. Dans l' abîme d' Urbach, l' ombre avait assombri les profondeurs, prélude à la prochaine venue du soir. Il me fallait rendre ces lieux à leur solitude. Conscient d' y avoir vécu des moments d' une qualité rare, j' entamai la descente.