Première au pilier nord-est de l'Ararat
Arnost Cernik, Prague
Un sommet n' entre généralement dans l' histoi qu' au moment où l' homme l' a gravi, où son nom est lié à un destin. Plus l' ascension est dramatique, mieux cela vaut. Il en fut ainsi, par exemple, nou seulement du Cervin et de l' Eiger, mais aussi du Mont Everest, du Nanga Parbat, de l' Aconcagua ou du Mont McKinley. Tant que les alpinistes ne se sont pas battus contre leurs parois, leurs piliers et leurs aretes, tant qu' ils n' ont pas défie la rude nature de la montagne en un duel inégal, personne ou presque ne connaît ces amoncelle- ments déserts de rochers, si beaux qu' ils soient.
Pourtant il y a des exceptions.
Plusieurs sommets sont lies inseparablement à l' histoire de l' humanité, sans avoir été le theätre d' une tragedie. Au premier rang parmi eux se place PArarat, montagne des montagnes pour la Bible, salvatrice légendaire du genre humain, lieu sacre pour la Chretiente.
G' est ce sommet-lä qu' a pris pour but une expedition tchèque de six membres, composée de Zdenk Brabec, du Dr Arnost Cernik, de Milan Meier, Vladimir Meier, Oldrich Kopal et Jaro-slav Krecbach. Un heureux concours de circonstances nous permit de parvenir jusqu' à la zone la plus reculée d' Anatolie, délimitée par les localités d' Igdir, Dogubayasit et Aralik, et au milieu de laquelle se dresse le plus haut sommet de Turquie et de tout le haut-pays arménien: le Büyük Agri Dag - le Grand Ararat ( 5156 m ). L' accès à cette region éloignée est difficile, car l' étranger se heurte à cent barrières dans cette zone frontalière. Si très peu de visiteurs s' y aventurent, c' est du aussi à Petat désespérant des voies de communication ainsi qu' à la presence de montagnards kurdes assez rudes, chez qui un fusil bien charge est aussi courant qu' un couteau de poche chez nous.
C' est gräce au president de la Federation alpine turque, l' ingénieur Latif Osman Cikigil, que notre voyage jusqu' à PArarat put prendre un tour meilleur que nous ne le craignions. Il nous offrit de nous joindre à un groupe d' alpinistes turcs accompagné de dignitaires militaires. C' est ainsi que, contre toute attente, nous eümes accès au versant nord et eümes ainsi la possibilité de faire une première, car personne encore n' a tente l' ascension de cette face où de puissants glaciers crevasses descendent du sommet. Robert Lendenfeld décrit ainsi cette paroi dans sa monographie des sommets de la Terre ( Die Hochgebirge der Erde, Freiburg 1899 ): « Vers le nord-est et le nord, il ( l' Ararat ) dégringole en parois de rochers noirs, au-dessus desquels trönent de puissantes masses de glace. Par cette face-lä, le sommet n' est probablement pas accessible. » C' etait une qualité bien attrayante! Du meme coup s' offrait à nous l' occasion de visiter quelques villages kurdes très recules.
Nous sommes partis de Prague le 16 aoüt. Le voyage s' est bien passé, à travers la Hongrie, la Yougoslavie, la Bulgarie, jusqu' à Ankara, où nous sommes arrives le 21 aoüt 1968.
Notre voyage ne devait prendre l' allure d' une verkable expedition qu' à Erzeroum, où nous nous sommes rendus par le bord de la mer Noire, après un arret aux fouilles. Erzeroum est le centre économique et culturel de l' Anatolie orientale, et c' est la seule grande ville loin à la ronde. Elle est située au pied du massif du Palandöken ( 3124 m ), à une altitude de 1950 mètres, non loin des sources de l' Euphrate. La ville compte environ 92000 habitants; il règne dans ses rues une agitation tout orientale; elle est le siège d' une université et d' un club alpin. Elle doit son nom aux Seldjouki-des qui la baptisèrent, il y a des millénaires, Arz-ar-Rum - pays des Romains ( ceux-ci dominerent longtemps la ville ).
D' Erzeroum, jusqu' au pied de PArarat, la route traverse une region splendide. Derrière les vitres de l' auto défilent tout un album de géomorphologie, toutes les formes imaginables d' érosion et de karst, des vallées plates ou profondes, des aretes aigues, des sommets aplatis, des steppes, des déserts et de vertes oasis de peupliers le long des maigres ruisseaux et rivières. Notre première visite est pour les formations d' éboulis avec pyramides de terre, entourées d' une Vegetation de steppe, juste avant la localité de Karakurt.
Les cent kilomètres suivants, de cette ville à Kagismen, nous ne sommes pas près non plus de les oublier! Tout d' abord, la route semblait tout à fait convenable, mais elle se rétrécit au fil des kilomètres pour se transformer finalement en une sorte de chemin de champ. La vitesse de croisière s' abaisse jusqu' à 15-20 km/h. Le chemin taille dans le rocher serpente le long de la rivière Aras. Des pierres se détachent sans arret des parois. Les torrents recouvrent parfois la route, des blocs de rocher la barrent, ailleurs il manque un bout de chemin. Nous nous consolons en songeant que la route que nous suivons est une très ancienne piste de caravanes reliant l' Europe à l' Asie. Le paysage est de plus en plus sauvage, la rivière se tord sur son lit de pierres, Fair est chaud et oppressant. La poussière, compagne inevitable des chemins turcs, s' infiltre dans toutes les jointures, crisse sous les dents, se depose sur le chemin et les pierres pour se soulever à nouveau à notre passage en tourbillonnant. Entourés d' un nuage opaque, nous slalomons entre les debris de rocher, les trous et les bosses de la route. La suspension gémit autant que nous; nous devons passer des gues, rejeter des blocs de rocher sur les cötes, attendre que le bulldozer ait aplani un troncon de route, nous arreter, perplexes, devant la conduite de bois qu' un paysan malin a place en travers du chemin pour arroser son champ situé en contrebas! Des rochers bizarres, jaunes, rouges et gris, reverbe-rent impitoyablement la chaleur. La seule ombre est celle que projette la tole brülante de notre auto. Cette region d' Anatolie possède le climat subtropical le plus continental de toute la Turquie.
Notre odyssée prend fin à Igdir. Pour la première fois, les contours de l' Ararat s' offrent à nos yeux dans le lointain. II a Fair irreel, chimerique. II nous semble impossible qu' une montagne paraisse si imposante. Nous accordons ici ä nos autos un repos bien gagne; desormais nous voya-gerons enjeep.
Igdir ne se distingue guere d' autres villages et petites villes turcs. Une ou deux mosquees, peut-etre davantage, des maisons basses, des caniveaux ä ciel ouvert, des murs d' argile... mais nous sommes tombes lä aussi sur des signes de civilisation moderne: en plein air, des representations de cinema ont Heu ( la Turquie est Fun des plus forts producteurs de films du monde ). Le matin et le soir, une arroseuse passe dans les trois rues boueuses et fait tout pour eviter que la boue grise et fluide ne seche. Nos amis turcs nous conduisent au motel Trabson. Ce mot de « motel », nous Favons ajoute nous-memes, car nous avons gare notre auto dans la cour, ä cöte des ordures, des autobus et des tonneaux de fer-blanc vides. L' ho offre des chambres ä six lits. Dans le couloir, au sol de terre battue, se trouvent un aquarium et... des toilettes, qui consistent en une remise branlante dont on a enleve un bout de plancher.
A Erzeroum, Kagizman et Igdir, les habitants sont en majorite d' origine kurde. Sur les 30 millions d' habitants que compte la Turquie, 2 millions environ sont kurdes. Leur niveau de vie est extremement variable, mais en general tres bas. Bien qu' ils aient leur langue propre, analogue au persan, beaucoup d' entre eux ne se comprennent dejä plus qu' en turc. Le probleme kurde n' est certes pas aussi epineux ici qu' en Irak, mais il cause tout de meme passablement de soucis au Gouvernement turc. Jusqu' en 1962, l' acces de certains territoires purement kurdes, dont les pentes nord de l' Ararat, etait interdit aux etrangers.
Notre equipe de six membres, qui s' est jointe ä un groupe important d' alpinistes turcs, prend place dans une jeep bondee pour atteindre en un seul jour, par Aralik, le plateau d' Aralik Yurda, situe au pied de la montagne, ä une altitude de 2300 metres.
L' Ararat est un stratovolcan typique, relativement jeune ( Pliocene ) qui culmine ä l' altitude respectable de 5156 metres. II s' eleve d' un jet ä partir du haut plateau, si bien que le puissant pilier nord surplombe les environs de 3415 metres au nord et de 4365 metres au sud. A Fest, les pentes du Grand Ararat sont reliees par la « seile » ( 2750 m ) ä la pyramide reguliere du Petit Ararat ( 3935 m ) qui ne depasse pas la limite des neiges persistantes. La crete du sommet principal est recouverte d' un glacier; de la coupole aplatie, de courtes langues glaciaires s' avancent dans toutes les directions. II y en a onze, mais deux d' entre elles seulement depassent deux kilometres. L' une d' elles se nomme Glacier Parrot, en Fhonneur de F. Parrot, qui fut le premier ä atteindre le sommet ( en 1829 ). Une autre porte le nom du geologue autrichien H. Abich. Ces deux glaciers descendent vers le nord, La surface englacee couvre au total environ 12 ä 13 km2. Le cratere, elliptique, 1Photo supérieure ): Ahora qui, selon la tradition, est le premier village qui apparut après le deluge 2Expedition turco-tchecoslovaque ( 1968 ) au pied de VArarat.
Notre itinéraire passe par-dessus le pilier central, entre deux parois de glace peu profond et rempli de glace, s' incline vers le nord-ouest. Sur les flancs de la montagne se trouvent quelques cratères secondaires.
L' Ararat était en activité encore au Diluvien; on ne connait pas d' éruption dans l' histoire. Le nom turc de cette montagne, Agri Dag, signifie Mont crevasse. Les Armeniens le nomment Masis, ce qu' on pourrait traduire pari,'Elevé, et les Perses Koh-i-Nu, ce qui signifie la Montagne de Noe.
Qui ne connait le passage du livre de la Genese oulivredeMo' ise: « Le I7ejour du 7emois, l' arche s' arreta sur le Mont Ararat... »? Lorsque l' eau du deluge se fut ecoulee, Noe quitta le bateau avec sa famille, ses fils Sem, Cham et Japhet et tous les animaux, et il repeuplerent la Terre. L' arche, longue de 300 coudees, large de 50 et haute de 30, sur trois etages, s' arreta sur FArarat, la montagne qui touche le ciel, aux confins de trois royaumes, la Russie, la Perse et la Turquie.
Longtemps dejä avant notre ere, les bergers indigenes se sont prosternes humblement devant la montagne blanche et majestueuse. Plus tard, on a bäti des cloitres sur ses pentes, et des pelerins sont venus en foule jusqu' ici. Mais il fut longtemps interdit de grimper sur la montagne. A l' epoque ou l' Ararat appartenait ä l' Armenie, l' acces en fut meme defendu par des postes militaires. Les anciens geographes tenaient l' Ararat pour le plus haut sommet du monde. En 1715 encore, Johann Gottfried Gregorius pretendit dans son ouvrage de geographie La curieuse oro-grapkie que l' Ararat est le sommet le plus haut de tous et surpasse meme le Caucase et tous les autres massifs d' Asie.
A l' ere de la recherche scientifique, il est evident que l' Ararat ne pouvait echapper ä l' atten. Bien des tentatives d' ascension n' eurent pas pour but d' atteindre le sommet, contrairement ä d' autres montagnes, mais de rechercher l' arche. De temps en temps on decouvrait, sur les pentes nues du massif oü aucun arbre ne pousse, de mys-terieuses poutres travaillees. M. J. Bryce trouva en 1876, ä une altitude de 4000 metres, un morceau debois taille; en 1893, l' archidiacre de Jerusalem, le Dr Nousi, apergut, pretendait-il, toute la proue d' un bateau... Frederic Parrot lui-meme souligna le fait qu' il y avait, en haut, des glaciers suffisamment grands pour permettre ä une arche de s' y poser. Quelquefois un aviateur apercevait aussi l' arche. En 1953 le Fran
« Nous sommes pres de la face ouest, ä une altitude de 4110 metres. Nous nous arretons un instant; soudain un cri nous echappe:
— L' arche!
Nous la designons du doigt. Aux trois quarts de la paroi, eile s' avance, se detachant en noir sur les rochers plus clairs de l' arriere... Mais lorsque nous nous approchons, l' arche se transforme en un surplomb rocheux. » Quant ä nous, ce n' est pas pour l' arche que nous sommes venus. Ce qui nous interesse, ce sont les faces nord et nord-est. Ces parois de 2000 metres de haut et de quelques kilometres de large n' ont encore jamais ete vaincues. La voie la plus interessante serait la face nord. C' est une immense paroi abrupte qui se dresse au-dessus du village kurde d' Ahora, couronnee par d' etincelants glaciers suspendus geants. Gette paroi necessiterait une reconnaissance de plusieurs jours; l' ascension ne pourrait en aucun cas se faire en une journee. Or, nous ne disposons que de peu de temps et nous ne savons pas ce qui se passe chez nous, c' est pourquoi nous nous decidons pour le pilier nord-est. Entre deux langues glaciaires qui descendent du sommet se dessine une fissure - voie d' ascension ideale et classique, une des dernieres voies inex-plorees sur une montagne aussi connue que l' Ara.
Le lendemain matin, nous transportons notre materiel ä l' aide de betes de somme jusqu' ä une altitude de 2900 metres, ä une des sources de l' Ararat nommee Haydar dagi Yalylasi.
Nos amis turcs ont l' intention de gravir l' arete principale de la face est par la seile du Petit Ararat. Un second groupe veut attaquer par l' ouest en suivant la voie de Parrot et explorer en meme 3 Äniers kurdes d' Ahorn Photos: Arnost Cernik, Prague temps la paroi nord. Le meme jour nous entreprenons encore une reconnaissance approfondie du chemin à suivre. Les Turcs nous apportent toutes sortes de soutiens. Ils affirment:
— Votre succès sera aussi le nötre.
C' est une parole tout à fait extraordinaire quand on connait la jalousie et l' esprit de compétition qui règnent entre guides de montagne.
Le 30 aoüt 1968, nous nous levons à minuit et demi. C' est admirable de voir la rapidité avec laquelle chacun sort de son sac de couchage bon chaud! Seul Olda Kopal, un des plus expérimentés parmi nous, qui a déjà à son actif un 7000 du Pamir, ne se sent pas bien aujourd'hui, il devra rester au camp. En une demi-heure, nous sommes parés pour l' ascension. Nous n' emportons qu' un équipement de bivouac léger et des provisions pour deux jours.
Tout le camp est encore plonge dans un profond sommeil. Nous nous mettons en route. La lumière dansante de la lampe frontale effleure le terrain accidenté. Nous marchons tout près Tun de l' autre, nous gravissons un premier ressaut et nous enfongons dans la fissure profonde que nous avons choisie hier lors de notre reconnaissance; comme elle est bordée d' anciennes moraines, elle nous maintiendra dans la direction voulue malgré l' obscurité. Nous trébuchons sur les cailloux, à tout moment quelqu'un glisse. Milan marche en tete; il a pris un rythme vif et j' ai de la peine à suivre. Une difference de vingt ans, celasesent...
Devant nous se dresse le rempart effrayant de la montagne; au-dessus de nos tetes, les étoiles pälis-santes brillent faiblement. Le vent est très violent. Nous arrivons au front des glaciers, dans des éboulis. Nous nous dirigeons vers une fissure rocheuse sur la droite. Le jour commence à poindre. Nous éteignons les lampes. La visibilité est déjà bonne, si bien que nous pouvons repérer le chemin le plus commode, le long des dernières touffes d' herbe. A Fabri du vent poussent de petits saxifrages. Nous traversons ensuite un neve, 3 préférant cette voie aux éboulis de tuf malcom- modes. Derrière notre dos, le soleil s' est leve; la chaleur fait du bien et nous donne du courage. La respiration devient difficile, car nous approchons des 4000 mètres. Au pied d' un névé raide, nous fixons nos crampons. Les pointes s' enfoncent dans la neige granuleuse, si bien que nous ne devons que légèrement nous retenir avec le piolet.
Le rythme s' est ralenti, mais notre avance est tout de meme bonne. Zdenek et moi restons en arrière. Les trois premiers se reposent déjà au sommet d' un petit pilier rocheux sur une sorte de col. Jarda mesure l' altitude avec son altimètre: 4200 mètres. C' est ici que se termine le pilier facile à escalader et au-dessus de nous s' élève la paroi de glace. Elle brille au soleil comme un miroir.
Nous regardons les pentes raides de la paroi nord que nous gravissons sur son bord. C' est un vide impressionnant dans lequel de petites avalanches descendent sans interruption en sifflant. La barrière glaciaire du sommet forme un toit large de près de 20 mètres. Cependant il semble y avoir un passage possible. Une brèche traverse sur la droite le barrage compact de glace. Ce sera sans aucun doute un rude morceau. Ce point-cle se trouve à 4500 mètres d' altitude.
Cependant Milan a déjà recommence à grimper; par endroits, il taille des marches au piolet en se balancant comme un acrobate sur les pointes antérieures de ses crampons. En enfoncant la pointe de son piolet, il tire dessus et gagne décimètre par decimetre. Nous le suivons dans ses traces. ca s' annonce toujours plus mal. L' insuffisance de notre habitude du climat se fait sentir. Par endroits, la pente atteint 60 degrés. Et voilà encore le temps qui s' en mele! A chaque metre que nous gagnons en hauteur, le ciel devient plus nuageux. Un vent glacial souffle violemment tout autour de la montagne; de temps en temps nous restons pris dans un lait épais. Enfin le terrain commence à s' égaliser. Un faible pont de neige nous permet de traverser une crevasse béante, sans fond. Tout à coup je vois Jarda faire des signes et appeler. Quelques instants plus tard, nous nous serrons la main. Nous avons atteint le sommet est de l' Ararat, but de notre course. La première est reussie!
Ensuite vient la montée jusqu' au sommet principal. Dans le brouillard et la tempete de neige nous atteignons, après une escalade de o heures, le point culminant de la Turquie et de tout le haut-pays arménien. Un ouragan sauvage secoue les fanions de tole fixes ici; parmi eux claque maintenant un drapeau tricolore tcheque.
La descente par la face sud entre des rochers crevasses et des névés raides, en direction de la selle du Petit Ararat, nous prend un peu moins de six heures. C' est avant la nuit que nous rejoignons le camp, très fatigues mais encore plus heureux.
Le lendemain nous nous mettons en route pour rendre visite aux Kurdes de l' Ararat. Nous avons projeté de descendre à pied jusqu' à Ahora et de nous arreter en route dans un village de nomades. Cela représente une marche de 3 heures et 1000 mètres de dénivellation. Nous avons traverse des cretes allongées et des vallées presque désertiques, des gorges et des torrents alimentés par la fonte des neiges, et nous sommes arrivés dans une cuvette verdoyante, traversée par le lit d' un ruisseau à sec. Environ trente grandes tentes noires de nomades y sont plantées. A peine sommes-nous arrivés qu' une bande de gros roquets à moitié sauvages se précipite sur nous, en bons gardiens du hameau et des troupeaux. Involontairement, nous nous rapprochons les uns des autres et avancons timidement en bloc. A ce moment, quelques hommes viennent à notre rencontre; nous les saluons selon les usages. Nous connaissons déjà certains d' entre eux qui nous ont aides à transporter le materiel entre les deux camps avec leurs änes.
Les tentes sont disposées irrégulièrement; elles ont une forme elliptique typique et sont de grandeurs différentes. Le toit est forme de peaux de chèvres cousues ensemble, soutenues au centre par une série de piquets. Au bord, la peau est fixée par des ficelles à de gros pieux plantes dans la terre. Les tentes s' ouvrent vers l' est, tandis que sur les trois autres cotes l' habitation est protegee par des nattes ou des murets de pierre.
Les Kurdes de l' Ararat sont de haute taille, forts et fiers. Ils habitent les prairies situées à 2000 mètres environ sur les pentes de tout l' Ararat et vivent principalement de l' élevage. Pendant Pete, ils mènent leur troupeau de moutons à grosse queue, de petites vaches et de chevaux fougueux sur les hauteurs, jusqu' à 3500 mètres. Les femmes kurdes sont sveltes et élancées; contrairement aux autres villageoises d' Anatolie, elles ne sont pas voilées. Elles portent des vetements colorés aux motifs criards, faits de plusieurs étoffes différentes. Elles nouent autour de leurs reins une écharpe ou une ceinture de cuir à large boucle de metal; elles ont sur la tete un chäle artistement noué en turban et leur cou est orné de colliers de corail. Les femmes kurdes sont timides, et il est recommandé de ne pas les photographier sans l' autori de leur mari.
Nous poursuivons notre route jusqu' à Ahora. C' est la seule localité habitée par des sédentaires sur les pentes du Grand Ararat. On dit qu' elle fut fondée par Noé qui y planta de la vigne lorsqu' il quitta l' arche après le déluge. On prétend que c' est la plus ancienne commune du monde.
Le village a une situation magnifique, sur un plateau de 1900 mètres d' altitude environ, près d' une source abondante. Un torrent alimenté par les glaciers l' arrose toute l' année. Les villageois en dirigent l' eau trouble, d' un gris blanchätre, vers quelques maigres champs d' orge. Le village se compose de 30 à 40 maisons cubiques formées de briques cuites ou de pierre. Devant chaque hutte, un tas de bouse sèche brun foncé, qu' on appelle tesek; ce sont les reserves de combustibles. Ces « schober » caractéristiques, pyramidaux, s' élèvent quelquefois aussi sur le toit plat des maisons. Entre les huttes, séparées les unes des autres par des murs de pierre peu élevés, poussent cä et là des arbrisseaux et des buissons.
Lä aussi un groupe d' hommes vient à notre rencontre avec des gestes amicaux. A leur tete se trouve Adern Ühal, Imami-hodscha, le chef temporel et spirituel du village. Il est jeune, son regard est percant, les traits de son visage bien dessinés; un beau turban orange couvre sa tete. Il nous invite chez lui, dans la seule pièce publique du village, qui sert à la fois de magasin et de maison de thé. Nous devons nous baisser pour y entrer. Il règne ici une demi-obscurité. En face de la porte, un comptoir; derrière s' alignent des rayons portant les marchandises les plus diverses. Au premier coup d' ceil, un réveil antique attire notre attention. L' Iman nous prie de prendre place sur les bancs autour de la table grossièrement equarrie. Je ne peux détacher mon regard d' un jambon d' agneau suspendu par un crochet au plafond. Bientot nous ne pouvons plus bouger dans la chambre, car presque tous les hommes d' Ahora s' y sont rassemblés; l' Iman fait apporter des melons en notre honneur. Il coupe une petite tranche au haut d' un melon avec un couteau de chasse, la regarde d' un air connaisseur et comme le fruit ne lui semble pas assez bon pour nous, il en fait apporter d' autres. Ceci se répète trois fois. Il en recoupe une petite tranche, hoche la tete et coupe énergiquement sur toute la hauteur; il remet le chapeau qu' il avait enlevé au haut du fruit, donne un coup en bas d' un geste ceremo-nieux, et le fruit s' ouvre comme une rosette.
Nous discutons longtemps, dans une langue internationale assez compliquée, de divers sujets, mais surtout de politique.
Ahora a environ 400 habitants, actuellement tous kurdes ( en 1968 ). En 1840, le village fut détruit par un tremblement de terre. Un flot de boue et d' éboulis coulant sur les flancs de l' Ararat ensevelit alors le village. Mais il se remit étonnamment vite de ce coup du sort.
Nous visitons une maison après l' autre, et les roquets nous assaillent à nouveau alors que les hommes nous accueillent aimablement. Mais nos regards se dirigent toujours vers le haut, juste derrière le village, là où se dresse la face nord, mena-qante, de la montagne biblique, haute de 2000 mètres et encore invaincue...
Traduit du tchèque en allemand par Erich Mach, puis adapte en francais par Annelise Brocard