L'expédition suisse au Tilicho (Népal)
au Tilicho,
un sept mille népalais1
Giovanni Kappenberger, Locarno-Monti VERS LE CAMP DE BASE
Arrivés à Katmandou, nous avons une surprise de taille: la saison d' automne ne dure officiellement que jusqu' au 31 octobre - ce règlement ne nous était pas connu! Depuis que le gouvernement délivre des « permis d' expédition » également pour l' hiver, il a fixé des dates précises. En novembre, les sommets sont interdits. Dès le mois de décembre, ils sont libres pour les expéditions d' hiver. Ce qui signifie que nous ne disposons que de trois bonnes semaines. C' est ( trop ) peu! Deux jours après, la longue colonne se met en marche: 8 participants 2, un sherpa comme sirdar, un officier de liaison ( représentant du gouvernement ) qui se rend pour la première fois en montagne, un cuisinier, quelques aides et environ 30 porteurs. A partir de Dumre ( 800 m d' altitude ), nous remontons, en deux semaines, la vallée de Marsiandi qu' au lac Tilicho, où le camp de base doit être établi ( 4870 m ).
En cours de route, divers problèmes se poseront avec les porteurs. De nombreuses charges resteront en attente quelques étapes en arrière. Il y a plus d' une raison à cela: les récoltes, la fête des récoltes, la forte demande en porteurs pour la haute saison... Ce qui fait monter rapidement les salaires journaliers jusqu' au triple ( prix de base habituel: 20 roupies, correspondant à 3 fr. env ). Les Népalais habitant Manang, d' origine tibétaine, sont apparemment très versés en affaires et contri- 1 Expédition réalisée en automne 1980.
2 Guido Bumann, chef de I' expédition, Martin Braun, Werner Hein, Vroni Reichardt, Walter Renner, Peter Rambach, Hansruedi Zurfluh et l' auteur de cet article.
buent à accélérer l' inflation. En hiver, ils vont faire du commerce avec leur famille jusqu' à Hong-Kong. Nous apprenons ainsi que parmi les habitants de ce pays, foncièrement honnêtes, ceux-ci font exception. Est-ce parce que depuis l' ouver de leur vallée, il y a quatre ans, ils sont envahis par les touristes occidentaux? En tout cas ils savent qu' ici, dans ces vallées retirées, ils sont indispensables pour les expéditions.
La lente marche d' approche nous permet de jouir du spectacle fascinant du paysage qui se transforme profondément de la plaine humide aux vallées sèches de l' intérieur de l' Himalaya. Le changement de paysage et de culture est frappant lorsqu' on traverse ces vallées, les plus encaissées du monde. Partant des collines du sud, riches en précipitations et caractérisées par la culture du riz en terrasses, nous arrivons plus au nord dans les hautes vallées, pauvres en eau. Ici vivent des bouddhistes d' influence tibétaine; sur les toits plats des maisons soufflent de nombreux drapeaux de prières. Nous nous trouvons déjà dans un autre monde. Peu à peu, nous nous sommes habitués à porter nous-mêmes des charges, ce qui ne peut que hâter notre acclimatation. Le camp de base se rapproche.
VERS LE SOMMET Camp de base: 4870 mètres. Dès maintenant, nous sommes entre nous. C' est le moment de choisir une voie. Nous préférons l' éperon nord-est et la partie supérieure de l' arête nord ( voie des Français de la première ascension en 1978 ) à l' arête nord intégrale ( voie des Japonais, seconde ascension en 1979 ), car cette dernière présente un rocher très délité dans sa partie inférieure3. Notre projet d' établir un seul camp d' altitude ( à 6100 m ) résulte aussi du court délai qui nous est imparti. Nous adoptons une solution élégante à 3 Ces deux voies sont du reste les seules qu' on puisse qualifier d' objectivement sûres.
notre manque de cordes fixes ( sur les photos, l' éperon paraît plus plat qu' il n' est en réalité ): nous retrouvons quelques cordes laissées par les Français et, à l' arête nord toute voisine, nous nous servons des cordes japonaises. En deux brefs « raids » nous en récupérons déjà quelques centaines de mètres.
Désormais, nous faisons la trace et transportons les charges sur les mille deux cents mètres de dénivellation qui nous séparent de l' emplacement du camp d' altitude. Là, à l' endroit où l' éperon nord-est rejoint l' arête nord, se situe le seul replat de toute l' ascension. Nous posons environ sept cents mètres de cordes fixes dans la partie supérieure du dôme neigeux qui aboutit à ce replat. Une bonne semaine plus tard, nos deux tentes-igloos sont déjà Illustrations:
Coupes verticales à travers les Alpes a ) et l' Himalaya b ).
A: transversale avec l' altitude en kilomètres ( exagération 12,5 xen traitillés: limite de la neige; en pointillés: li- mite des forêts ). P: courbe des précipitations ( somme annuelle ) en mètres!
montées, et l' étape finale peut être abordée. Les conditions sont idéales. La neige porte, tassée par le vent, si bien que six heures après avoir quitté nos tentes, nous sommes déjà au sommet. Répartis en deux groupes, les 5 participants les mieux acclimatés ainsi que notre sirdar Thulung Krishna Rai parviennent donc au point culminant du Tilicho, qui atteint tout juste 7000 mètres ( mais 7132 selon les données officielles ). Ainsi le sirdar, après avoir surmonté ses difficultés avec les porteurs, obtient enfin le succès qui lui avait été refusé en 1978.
En résumé, il s' agissait d' une petite expédition simple ( financièrement réalisable pour les membres ) et assez légère, ce qui nous a permis de laisser derrière nous une montagne propre, contrairement à de trop nombreuses expéditions à grands moyens. Malgré le peu de temps disponible ( l' ex n' a duré au total que 6 semaines ), tout a bien marché; c' est sans aucun doute à mettre au compte de la composition judicieuse de notre équipe. En outre, chacun a montré une grande facilité d' adaptation et de l' imagination pour trouver des solutions aux divers obstacles semés sur le long chemin du sommet.
DU CLIMAT A L AVALANCHE L' asymétrie de la coupe à travers la chaîne himalayenne, de la plaine du sud jusqu' au plateau du nord, présente des conséquences importantes pour le climat général.
La forte chaleur diurne du plateau tibétain réchauffe les masses d' air qui commencent à s' éle. Il en résulte une aspiration qui attire l' air des régions méridionales plus basses. Le moment où ces vents se lèvent est très régulier. Dans le Kali Gandaki supérieur, le vent de la vallée se lève à 11 heures. Il peut atteindre la force d' un ouragan dans les premières heures de l' après, et il se calme au coucher du soleil. Ce n' est pas seulement dans les vallées, mais également souvent en altitude que ce vent du sud est sensible. A l' inverse, la nuit, l' air très refroidi et sec du plateau forme un vent des montagnes qui redescend dans les vallées vers le sud. Il est en général plus faible en été, souvent même à peine sensible, mais en hiver il peut également se transformer en tempête. A la circulation d' air journalière se superpose le courant d' altitude. Celui-ci provient en été de la région sud-ouest à sud-est, c'est-à-dire des zones de haute pression de l' océan Indien et se dirige vers la zone de basse pression asiatico-sibérienne. Connu sous le nom de courant de la mousson, il déplace de l' air marin chaud et humide en direction de l' Hi. Au printemps, il ne provoque d' abord que des orages d' après. Entre mai et juin, avec les masses d' air très humides du golfe du Bengale, les pluies actives de l' après commencent toujours plus tôt, puis s' étendent à la nuit.
C' est ainsi que commence la période de mousson proprement dite.
En automne, l' importante de la composante méridionale diminuant, les précipitations se font plus rares. Mais la date de la fin de la mousson est très variable. Des offensives de mauvais temps ( ar-rière-mousson ) peuvent remplir tout le mois d' oc. Ce fut le cas par exemple en ig8o. Cela se traduit par le nombre de réussites des expéditions d' automne: au Népal, sur 15 expéditions, un tiers seulement a été couronné de succès, et un seul 8000 a été gravi ( l' Annapurna I ). Quant à notre expédition, elle a été favorisée par la date tardive - la neige fraîche était déjà bien tassée—et d' autre part par la situation du Tilicho, abrité du courant humide du sud.
Le mois de novembre serait souvent très favorable pour la montagne, mais hélas! le gouvernement interdit toute expédition ce mois-là. Décembre peut aussi être favorable. A Nouvel An commence assez régulièrement la mousson d' hiver qui produit un changement de temps souvent brusque avec baisse de la température et chutes de neige, en partie dès 2000 mètres. En altitude, on ne peut plus guère tenir, les sommets sont livrés aux cou-rants-jets hivernaux ( jet-streams ) du sud-ouest, Illustration 3:
Coupe transversale du versant nord du Tilicho ( SSW—NNE ) suivant le tracé de l' avalanche ( voirflèche sur l' illustration ij. Partie coulante de l' avalanche: 0-2 kilomètres; neige poudreuse au-dessus: 0-4 kilomètres; R = point de rupture, CB = camp de base ( photos 134-136 ), x = photo graphe, en face ( photos 127-133)- ouest et nord-ouest, avec des vents de plus de 200 kilomètres à l' heure. Leur apparition est variable: ils sont sensibles dès l' automne, parfois seulement à Nouvel An. Certes, il y a aussi des moments de calme où il n' y a que le froid à surmonter, mais ces pauses sont rares et brèves. Ces faits se reflètent dans le pourcentage extrêmement faible de réussite des expéditions hivernales.
L' abondance des précipitations dans l' Hima et les Alpes est illustrée comparativement dans les deux graphiques. Le maximum de la mousson se situe à une altitude entre 2000 et 4000 mètres, là où la dénivellation est la plus grande. Les chaînes les plus élevées ( pour le Népal central: le Manaslu, PAnnapurna et le Dhaulagiri ) forment la ligne de partage des précipitations. Immédiatement au nord se développe une sorte de front de fœhn. Plus au nord, les vents sont en général plus secs. ( Un exemple local de ce phénomène: dans le Kali Gandaki, le vent de jour forme le front de fœhn au coude de la vallée, juste au-dessus de Lete, où il dépasse une sorte de verrou pour arriver comme courant descendant sur la plaine d' éboulis, près de Larjung-Jomosom. ) Pratiquement la totalité des précipitations doit être attribuée à la mousson et tombe en cinq bons mois ( au-dessus de 5000 ou 6000 m, sous forme de neige ). Sur les arêtes se forment ( du côté abrité du vent ) de puissantes accumulations de neige soufflée qui font que les glaciers des vallées septentrionales ( pourtant sèches ) sont si longs que leurs langues descendent même plus bas que celles des glaciers du versant sud. L' exposition est certainement aussi une des raisons de cette différence. La neige accumulée en haut ( à proximité des arêtes ) glisse en avalanches sur les parois jusque dans les bassins glaciaires. Ce fait explique que toute ascension de l' Annapurna I par le versant nord ( voie normale ) est une entreprise très dangereuse ( la statistique des accidents dus aux avalanches le confirme ). Le versant nord-est du Tilicho également, dans la région sommitale, est chargé d' importantes masses de neige, même s' il est déjà un peu abrité par la chaîne principale de l' Annapurna. ( De façon analogue, au sommet du Weisshorn, la neige est transportée par les vents d' ouest sur le côté est où elle va alimenter le glacier suspendu de Bis de sinistre réputation. ) Le glacier sommital du Tilicho enregistre ainsi sa plus forte avance annuelle entre fete et l' automne et se décharge alors sous forme d' avalanches de glace. Entre le 27 et le 29 octobre, nous avons pu observer de très près trois grandes avalanches de ce type. Celle du 29 octobre, nous l' avons même photographiée.Trad. A. Rigo