Les vétérans de la section de Berne à l'Himalaya
7-28 avril igyj
Charles Schaer, Berne
Ah! qu' elle était bonne, la bière dégustée entre amis sur le toit en terrasse de l' Hôtel Crystal à Katmandou, ville au climat agréable après la chaleur de l' Inde! Du haut de ce belvédère, nous autres vétérans de la section de Berne du CAS - 4 dames et 28 messieurs, sous la direction de Heinz Zumstein -jouissions pour la première fois de la vue sur la « ville aux toits d' or » si féerique, et plus loin sur le paysage de collines brunes de la Vallée de Katmandou. Notre attention se portait aussi sur la vie pittoresque et animée de la capitale népalaise qui grouillait à nos pieds. Et c' est là, autour de cette chope, que je fus désigné comme chroniqueur de notre voyage à l' Himalaya. Je ne me rendais pas compte alors de la difficulté de la tâche que j' ac ainsi; en effet, les impressions que m' avait laissées ce voyage à pied jusqu' au pied de l' Everest étaient si diverses et si puissantes que, pendant longtemps, je ne trouvai pas de mots pour décrire cette grande aventure.
Pour ce rapport, j' ai tiré profit des souvenirs, journaux de bord et descriptions composés par plusieurs de mes compagnons de route.
ORGANISATION Le service de sherpas Kaldhen a mis à notre disposition à partir de Jiri le matériel de camping 22 ...et le Néo-zélandais Hillary ( avec le Sherpa Tensing, il foula, le premier, le sommet de l' Everest ) vingt ans après sa victoire, devant le couvent de Thyangboche 23 Prières tibétaines sur une pierre de Manès. Toujours et partout le « Om mani padme bum ». Le bouddhiste passe toujours à gauche des pierres de Manès et devant les murs 24 Le couvent de Thyangboche et l' Ama Dablam 25 Camp XII, Phalong Karpo et vue sur l' Ama Dablam 26 Préparation de « tschapati », le met principal des sherpas, fait de blé complet 27Trois garçons sherpas suivent avec curiosité notre envol de Lukla Photos: 18 et ig R. Christen 16 et 25 F. Kesselring 20 et 21 E. Lischer 17, 22, 23, 24, 26 et 27 Ch. Schaer avec tentes et cuisine, ainsi que la nourriture apportée de Katmandou ou achetée en cours de route.
Nous avons laissé à Katmandou une partie des provisions amenées de Suisse et expédié une réserve de nourriture par avion à Lukla.
L' équipement de haute montagne, matériel commun transporté de Suisse, notamment les bouteilles d' oxygène, furent prises en charge dès Katmandou, mais une partie fut également envoyée par air à Lukla.
Le service de sherpas Kaldhen a mis en outre à notre disposition environ 15 sherpas et 45 porteurs dès Jiri. Les sherpas se sont occupés principalement du montage et du démontage des tentes et ont mis à notre disposition une équipe de cuisine composée d' un cuisinier et de deux aides. La tâche des porteurs consistait à effectuer des transports d' uncampàl; les charges se composaient du matériel de camp et des provisions déjà mentionnés, ainsi que de nos effets personnels, entassés dans de grands sacs de toile bleue. Les sherpas et porteurs furent placés sous la direction du sherpa en chef, le « sirdar ».
Les participants n' ont donc dû porter que leur équipement personnel.
La direction administrative et technique fut confiée, comme pour la préparation, à Heinz Zumstein, qui a fixé le programme quotidien, en particulier le choix de l' itinéraire, avec le sirdar.
NOURRITURE La nourriture préparée par les sherpas consistait en général, le matin, en thé, porridge et corn- flakes avec lait condensé. A midi, il y avait au menu du thé, du bouillon, des pommes de terre, du mais, du riz Blanc, du fromage, de la viande ( saucisses ) et des conserves de poisson. Très souvent, on nous servait des tschapati, sorte d' ome de farine d' orge grillée qui remplaçait le pain. Le souper ne différait guère du dîner. Quelquefois, nous avions du jus d' orange délayé. Les provisions de secours envoyées à Lukla furent acheminées de là jusqu' au camp VIII, établi près de Benkar ( sur le trajet d' aller ) où elles furent les bienvenues.
PROGRAMME QUOTIDIEN Voici le déroulement d' une journée normale: Peu après le réveil, nous avalons une tasse de thé bouillant, sans sortir de nos tentes, puis nous nous habillons et préparons notre équipement de marche et remplissons les sacs de toile. Ensuite, nous dégustons un déjeuner copieux. Une fois les tentes démontées et les charges réparties, la longue colonne se met en marche. L' équipe de cuisine est la dernière à quitter les lieux, ce qui ne l' empêche pas d' être la première arrivée au nouveau bivouac ou campement. Au cours de la marche, on s' arrête deux heures environ pour manger et se reposer, puis on se remet en route jusqu' au prochain camp. Nous tâchons de marcher le plus possible pendant la matinée pour atteindre notre nouveau camp relativement tôt. A notre arrivée, on nous sert du thé chaud. Le repas se prépare déjà pendant que les sherpas montent déjà les tentes. Il reste un peu de temps pour faire sa toilette, puis c' est le souper. Après la veillée, que nous passons tous ensemble, les participants se retirent sous leurs tentes et se glissent dans leurs sacs de couchage douillets.
ITINÉRAIRE En ce qui concerne l' itinéraire, la direction de notre expédition avait été placée devant une alternative. Lors de la discussion avec le chef des sherpas Kaldhen, à Katmandou, le g avril 1973, elle avait dû choisir entre les deux itinéraires possibles, avec départ de Lukla ou de Jiri, et s' était décidée pour la seconde de ces variantes.
Je renvoie ici au croquis qui donne des informations sur le trajet en avion et à pied que nous avons suivi jusqu' au camp de base, et au graphique des pages 240/241 qui indique l' itinéraire de chaque journée, l' emplacement des camps, les différences d' altitude, etc.
Mardi 10 avril:
Vol Katmandou-Jiri ( 1860 m ), marche par le P. 2445 jusqu' à Mali ( environ 2270 m ). Camp I. Temps de marche: 2 heures et demie.
Ce mardi-là, c' est le grand branle-bas dans notre groupe. Tous les effets personnels dont nous n' avons plus besoin restent à l' hôtel. En revanche, notre équipement de montagne va nous être indispensable dès maintenant et nous le contrôlons soigneusement. Nous confions les provisions de réserve au Dr Bommeli, vétérinaire suisse résidant à Katmandou. Des taxis nous conduisent avec nos sacs de toile et autres « accessoires » jusqu' à l' aéro. Nous y attendons un bon moment l' arrivée du Pilatus-Porter des Nepal Airlines qui doit nous transporter à Jiri. A la dernière minute, nous constatons, à notre grand effroi, qu' il nous manque un élément essentiel de notre matériel d' expédition: les bouteilles d' oxygène! Othmar, le responsable du matériel, commence à s' affoler; c' est lui qui a confié les bouteilles à un chauffeur de taxi avec instruction de les transporter à l' aéroport. Nous cherchons fébrilement les bouteilles manquantes dans tout Katmandou, car sans elles, les ambitions de nos coureurs de sommet seraient bien remises en question! Finalement, elles réapparaissent chez le docteur Bommeli où elles ont été déposées par erreur avec les provisions.
En quatre vols successifs, le Pilatus-Porter transporte notre équipe et nos bagages jusqu' à Jiri. Je suis assis à l' avant du cockpit de l' appareil et peux observer toutes les manœuvres du pilote népalais: le voilà qui tire sur le manche à balai — nous décollons! Au-dessous de nous défilent sans fin des chaînes de collines et des vallées, brunes ou vertes, couvertes de cultures sur terrasses; au bout de trente minutes à peine, le petit appareil se pose en soulevant la poussière sur la piste gazonnée de Jiri. Avant même que nous puissions débarquer, l' avion est entouré d' indigènes curieux qui suivent notre arrivée avec intérêt. Non loin de l' aéro, nous nous rassemblons tous dans un champ et nous faisons connaissance avec les sherpas et les porteurs qui nous y attendent. Ce seront nos compagnons de route pendant quinze jours. Le premier repas prépare dans la cuisine des sherpas consiste en café au lait, fromage, pommes de terre et saucisses. Jiri est connu dans notre patrie pour sa ferme modèle, construite par Helvetas, l' organisme d' aide au développement. Aussi allons-nous la visiter.
Puis les trois premiers groupes arrivés à Jiri se mettent en marche. Nous traversons une forêt de feuillus et parvenons après une montée de six cents mètres environ sur la première chaîne de collines située à l' est de Jiri ( 2390 m ). Nous y découvrons les premiers buissons de rhododendrons, encore isolés. Au bout de deux heures et demie de marche, nous atteignons notre premier campement, situé à Mali ( 2270 m ). Dès notre arrivée, on nous sert une bonne tasse de thé bouillant. Trois heures plus tard environ, le dernier groupe arrive à son tour, portant le reste du matériel. En un tournemain, les sherpas ont monté les douze tentes. Je revois encore ce premier campement: un petit plateau au bord d' un champ de riz, avec vue sur le col encore très lointain que nous devons franchir le lendemain déjà. Cet endroit a été choisi probablement pour la bonne source qui y jaillit toute proche. Après le souper ( la nuit tombe ici à 18 h 30 ), nous nous joignons aux sherpas. Ils sont assis par groupes autour des feux de camp où ils préparent chaque soir leur bouillie d' orge. Plus tard, ils iront se coucher tout habillés, la belle étoile, serrés les uns contre les autres et se couvrant d' une seule petite couverture de laine qu' ils portent sur eux. Ce soir-là, les sherpas et les sahibs ( les maî- très ) fraternisent pour la première fois en chantant joyeusement. Pour la première fois, nous entendons les chants mélodieux des sherpas; de notre côté, nous entonnons des chansons populaires de notre pays. Pour la première fois aussi, nous nous glissons sous les tentes. Etendu dans mon sac de couchage, je jouis du contact rude avec la terre et je songe à tout ce qui va arriver...
Mercredi 11 avril:
Descente jusqu' à la rivière Khimt Khola ( 1800 m ), traversée de cette rivière près du village de Those; montée au Col Chhyangma ( 2705 m ). Camp II au-dessous de la localité de Bhandar ( 2042 m ). Temps de marche: 6 heures et demie.
Comme tous les matins désormais, nous sommes réveillés par le joyeux appel de notre boy sherpa:
- Tea, tea, tea!
C' est ce jeune garçon qui nous apporte le traditionnel early morning tea. Cette boisson nous met de bonne humeur et nous donne le courage nécessaire pour nous extraire de nos sacs de couchage et nous habiller. Ce n' est que trois quarts d' heure plus tard environ qu' un déjeuner complet nous est servi.
Aujourd'hui, nous avons du thé et de la bouillie d' avoine. Les tentes sont démontées, les sacs de couchage, vêtements en duvet et autres effets entassés dans les sacs de toile bleue ( rappelons que chacun ne porte que son propre équipement ), les charges sont préparées et distribuées, et, pour la première fois, la longue colonne s' ébranle.
Tout d' abord, nous descendons, par des champs en terrasse, jusqu' à un ruisseau que nous traversons, le Yohung Khola. Nous continuons à descendre et entrons dans la Vallée du Khimt Khola, un fleuve de la grosseur de notre Aar; nous le traversons en amont du village de Those. Cette traversée n' est d' ailleurs pas toute simple: c' est un pont de bois sans parapet, d' un mètre de large environ, instable et branlant, qui relie les deux rives. Vingt mètres au-dessous gronde et bondit le torrent aux eaux vertes. Je me trouve en queue de colonne, et lorsque j' arrive au pont, mes cama- rades sont déjà installés pour la pause sur l' autre rive. Comme ils connaissent mes accès de « trouille », ils se réjouissent de voir comment je vais venir à bout de cet obstacle redoutable. Mais je ne suis heureusement pas le seul à avoir quelque appréhension devant ce fragile pont suspendu. Au moment de mettre le pied sur le pont, Reinhold, notre médecin, qui a pourtant une longue expérience des expéditions lointaines dans les quatre coins de monde, a un mouvement d' hésitation, ce qui, évidemment, augmente encore mes craintes. De l' autre côté de la rivière, nos camarades rient de bon cœur à nous voir si malheureux. Enfin Heinz, toujours serviable et prévenant, vient à notre rencontre jusqu' à la moitié du pont, se charge de nos sacs et nous encourage à traverser. A pas prudents, en cherchant à garder notre équilibre, nous parvenons sur l' autre rive, contents que cet obstacle soit derrière nous. Cependant, nous sommes inquiets pour les jours suivants, car nous savons bien que nous aurons d' autres ponts à traverser jusqu' au camp de base, au pied de l' Eve! ( Par bonheur, les autres ponts seront tous munis de parapetsNous prenons ensuite un bon bain dans le torrent ( pendant notre expédition, nous aurons l' occasion de nous baigner presque chaque jour, et ce bain nous servira de toilette quotidienne bien rafraîchissante ).
Près de Buludanda, on commence à monter vers le Col Chhyangma ( 2705 m ), mais auparavant, nous nous arrêtons pour manger, à l' altitude de 2500 mètres environ. Il y a au menu du thé, des omelettes et de la salade de viande. Au col même, nous découvrons une taverne à rakhsi ( le rakhsi est une eau-de-vie de blé ) ainsi que des drapeaux de prière et des murets, qu' on trouve obligatoirement à chaque col. Au nord-est se trouve le monastère de Thodung. Nous redescendons et installons le camp II sur un plateau légèrement en pente, situé entre deux ruisseaux, un peu au-des-sous de la localité de Bhandar ( 2042 m ).
Jeudi 12 avril:
Descente à la rivière Liklu Khola ( 1500 mmontée par Kenja ( 1600 m ) à Sete ( 2575 m ). Camp II. 7 heures et demie de marche.
Nous dégustons un délicieux petit déjeuner de corn-flakes trempés dans du lait condensé. A 6 h 45 commence la descente dans la Vallée du Liklu Khola, rivière que nous traversons près de Pekar-naza, non sans avoir profité des possibilités de baignade et même de nage qui s' y présentent. Vers io heures, nous nous reposons un moment près des huttes de Kenja. Puis c' est la montée raide, sous le chaud soleil du matin. Les fontaines que nous rencontrons font office de douches rafraîchissantes. Peu avant Sete, nous découvrons une sympathique taverne qui porte l' enseigne de Sete-Hotel. L' avant, à laquelle j' appartiens cette fois, fête sa prochaine arrivée à Sete avec un verre de rakhsi. Sete est un monastère bouddhique, merveilleusement situé à 2575 mètres, sur le contrefort de la montagne, et on y jouit d' une vue très étendue, en particulier sur la Vallée du Liklu Khola d' où nous venons. Comme la place disponible pour les tentes est restreinte, quelques-uns de nos camarades prennent leurs quartiers dans la salle de recueillement du monastère, autour d' un puissant tambour à prières entièrement couvert d' inscriptions colorées ( les prières ). L' eau potable se trouvant à quelque quatre cents mètres au-des-sous du monastère, nous nous demandons si nous ne ferions pas mieux de dresser notre camp près de cette source, mais, finalement, nous donnons la préférence au lieu saint et à sa vue grandiose. Assis sur le muret qui entoure le cloître, nous avalons notre souper, composé de spaghettis, crevettes et jus de grape-fruits! Pendant la nuit, un orage éclate, suivi d' une légère averse.
Le matin suivant, Jean Pellaton me confie ses impressions sur cette nuit passée dans le sanctuaire, au pied du moulin à prières:
« Nous sommes, mes copains et moi, allongés de tout notre long sur la terre battue, enfouis dans nos sacs de couchage en duvet, l' un à côté de l' autre, bien disposés en éventail autour du pied de ce moulin à prières géant qui domine le sanctuaire. C' est qu' il est vraiment immense, ce moulin, tel un tonneau de vin de cinq mille litres de forme cylindrique. Sa surface est totalement couverte d' inscriptions en couleurs vives ( le rouge et le bleu dominant ): des prières et des pensées pieuses. Une odeur d' encens règne dans la pièce, une odeur de sherpas. Somnolant encore, je suis réveille subitement par un bruit sourd et persistant. J' aperçois dans la première lueur du jour naissant un vieux lama barbu, dans sa robe brun safran, qui de sa main fait tourner l' énorme moulin à prières sur son axe, tout en murmurant ses prières. C' est qu' il entend les diffuser dans le monde entier et visiblement il tient, à l' aube de cette nouvelle journée, à imprégner de ses oraisons ses hôtes étrangers, venus de loin, de très loin, pour une nuit. Et Jean de conclure: Nous espérons, mes copains et moi, que la bénédiction revue à profusion, de première source et de façon si directe dans ce sanctuaire du couvent de Sete, nous restera acquise jusqu' à la fin de nos jours! » Emile et Pablo, qui s' étaient installés pour dormir sur un balcon aérien du bâtiment, ont moins de chance que lui, et ils en retirent tout autre chose qu' une bénédiction! Ils paient très cher leur logement de faveur et leur vue princière, parce qu' ils sont en butte aux attaques de la vermine. Emile particulièrement en souffrira pendant plusieurs jours encore.
Vendredi 13 avril:
Montée au Col Lamjura ( 3530 mdescente à Junbesi ( 2673 m ). Camp IV. 7 heures de marche.
Aujourd'hui, on nous sert de nouveau du porridge et du thé. A 6 h 50, nous commençons à monter vers la crête qui domine Sete. Si nous avions déjà vu, de temps en temps, des rhododendrons, nous en traversons maintenant de véritables forêts. Celles-ci se présentent comme des bois de feuillus chez nous, mais offrent en plus une débauche de couleurs étonnante, du rouge au blanc en passant par le rose, avec une prédomi- nance de carmin. Nous nous arrêtons deux fois pour nous reposer; la pause de midi a lieu à 3200 mètres environ. Il fait très chaud, et c' est une surprise agréable que d' avoir un jus d' orange comme apéritif. A 12 h 30 environ, nous atteignons le Col de Lamjura ( 3530 m ), où nous nous reposons une fois encore. Comme sur tous les cols, les drapeaux de prières, effilochés par le vent, pâlis par le soleil, flottent sous le ciel bleu.
La montée au col est très pénible, surtout pour les porteurs. L' un d' entre eux, un garçon d' en 15 ans, s' effondre littéralement sous sa charge en arrivant au sommet et désigne sa poitrine, laissant entendre qu' il souffre de violentes crampes d' estomac. Mlle Lips, médecin, qui est justement présente, l' assiste et lui donne des médicaments. Le garçon se remet quelque peu. Nous voulons le soulager de sa charge pour le reste de la marche en la répartissant entre d' autres porteurs, mais le petit s' y refuse. Il veut porter sa charge lui-même jusqu' au camp suivant, à Junbesi, pour ne pas perdre son gain journalier de 15 roupies.
A propos de gain: un porteur reçoit 15 roupies, un cuisinier 18 et un sherpa 20, une roupie correspondant à 30 centimes suisses environ. Bien que ces chiffres ne soient pas sous-estimés si l'on considère leur pouvoir d' achat, nous autres Suisses en avons tout de même un peu honte.
D' autre part, les sherpas ne portent aucune charge hormis leur équipement personnel. Les porteurs proprement dits sont en majorité tibétains; ils transportent, jour après jour, une charge de 30 à 50 kg sur le dos. Ils l' arriment au moyen d' un bandeau qui passe sur le front, et ils marchent presque tous pieds nus. Parmi eux se trouvent aussi des femmes, les « sherpani », qui portent la même charge que les hommes.
Du Col de Lamjura, nous descendons une interminable vallée, très verte et fertile; nous passons par le village de Tragdobuk ( 2860 m ) et arrivons à Junbesi aux environs de 16 h 30. Le camp IV est installé sur le préau poussiéreux de l' école de cette localité assez importante. Un bain rafraîchissant dans la rivière Beni Khola, à proximité d' un moulin à grains, nous fait oublier les fatigues de cette longue étape. A l' entrée du village, non loin de notre campement, se dresse un stoupa ( monument de culte indien ). De là-haut, Bouddha domine le vaste paysage et regarde de ses yeux qui voient tout vers les quatre points cardinaux. Son regard pénétrant, mais pourtant bienveillant ( à ce qu' il me semble ), paraît reposer également sur nous, les étrangers.
Samedi 14 avril:
Montée à Solung ( 2goo mdescente à la rivière Solu Khola ( 2J00 mpassage du Col Taksindhu ( 3200 mManidingba ( 2316 m ), Camp V. 7 heures de marche.
Nous quittons Junbesi à 6 h 30 et montons vers l' est jusqu' au point nommé Solung ( 2900 m ) par une forêt de pins clairsemée. Alors que nous obliquons vers le nord, surgit soudain à l' horizon la puissante chaîne himalayenne qui se dresse très haut dans le ciel. Voilà donc notre but; mais nous avons encore un long chemin à parcourir. Dans ce pays, pas une montée qui ne soit suivie d' une descente! Ce sera notre lot, jour après jour, durant toute notre marche d' approche jusqu' à Namche Bazar.
Nous descendons maintenant la Vallée du Solu Khola ( 2700 m ), non sans nous être arrêtés près d' une cascade pour nous baigner. Après le dîner, à o h 30 environ, nous attaquons la montée au Col de Taksindhu ( 3200 m ) par une forte chaleur. Les hauteurs du col et le versant où nous descendons ensuite sont égayés par de grandes forêts de rhododendrons en fleur: c' est une véritable mer de flammes! Au milieu de la descente, nous visitons le monastère de Taksindhu, peint de couleurs vives et situé sur un plateau ensoleillé à 2950 mètres d' altitude. Le chef, le lama, nous réserve un accueil aimable. Je fais l' acquisition d' un kukri, couteau recourbé et artistement travaillé, qui sert aux Népalais d' outil universel et également d' arme fort redoutable.
Notre camp V s' appelle Manidingba ( 2316 m ). Lasceur du sherpa Kaldhen y tient un « restaurant » ( où Reinhold se souvient avoir fête son 60e anniversaire à grand renfort de rakhsi et de chang ). La situation du camp est magnifique, un lieu abrité dans un bois, au pied d' une colline. Le tiède soleil du soir nous réchauffe, mais, peu après, nous sommes pris par des rafales de vent, puis par un orage.
Dimanche iß avril:
Descente à la rivière Dudh Kosi ( 1586 mmontée par Kharikhola ( 2073 m ) au col situé au P. 2130, puis à Kharte ( 2835 m ). Camp VI. Temps de marche: g heures.
Nous descendons aujourd'hui vers la rivière Dudh Kosi et atteignons ainsi la Vallée de Khumbu, que nous allons désormais remonter pratiquement jusqu' au camp de base de l' Everest. Un pont moderne, suspendu à de puissants câbles d' acier, enjambe le torrent bouillonnant de Dudh Kosi. Ce pont, situé en amont de tubing, a pu être construit grâce à l' appui de Sir Hillary et de quelques donateurs. C' est en ce lieu que nous vivons une scène que nous ne sommes pas prêts d' oublier. Ernst, Peter et moi fermons la marche. Nous nous reposons tranquillement après avoir traverse le pont. Tout à coup nous apercevons un puissant singe, assez semblable à un orang-outan, qui descend la paroi rocheuse de l' autre côté du pont avec une agilité surprenante, puis se précipite sur le pont en se dirigeant droit sur nous. Ernst saisit alors le piolet qu' il garde sous la main pour toute éventualité, et le brandit de façon menaçante vers le monstre qui approche. Manifestement intimidé, le singe fait un bond gigantesque depuis le pont jusqu' aux branches d' un arbre qui surplombe le fleuve de notre côté et disparaît aussi vite qu' il est apparu. Quant à notre ami « Agi », qui croyait visiblement avoir à faire au « yeti », il nous a sauvés par son geste courageux.
Puis nous recommençons à grimper, traversant cette fois des forêts subtropicales, des cultures de bananes, des bosquets de bambous et des champs de riz, jusqu' à Kharikhola ( 2073 m ), puis au col, ( P. 2130 ). Un peu au-dessous de ce col, nous nous arrêtons pour manger, près d' un ruisseau ( 2050 m ), où un bassin naturel offre une merveilleuse possibilité de baignade, possibilité dont je profite largement malgré l' eau très froide. Et comme il arrive souvent quand on se baigne, je ne prends pas garde à l' ardeur du soleil, particulièrement sensible en ces heures du milieu du jour. Nous savons que nous avons devant nous une rude grimpée sur un versant dénudé et exposé au sud jusqu' à Kharte ( 2835 m ). Notre chef d' expédi, Heinz, décide prudemment de ne pas partir avant 15 heures pour éviter la grosse chaleur dans la mesure du possible. Nous montons depuis trois quarts d' heure environ, et le soleil tape toujours très fort. Tout à coup, Ferdi se détourne et vomit. Quelques minutes plus tard, c' est mon tour. Un sentiment de vertige compromet mon équilibre; instinctivement, je cherche l' ombre et je dois également vomir encore. Des camarades viennent à notre secours. Le Dr Wepf se trouve heureusement à proximité avec sa trousse sanitaire. Il me fait étendre sur le sol à l' ombre, contrôle mon pouls et diagnostique une insolation. Il m' injecte une forte dose de cortisone dans la cuisse. Après trente minutes de repos, je me sens mieux et suis moi-même étonne de venir à bout, grâce à cette piqûre, des 800 mètres de dénivellation qu' il nous reste à parcourir jusqu' à Kharte ( 2835 m ). Emile porte son sac en plus du mien ( je n' oublierai pas ce geste ), tandis que Reinhold m' accompagne et prend soin de moi jusqu' au camp en me faisant coucher à plat sur le sol pendant dix minutes toutes les heures. Je me dois de le remercier de son intervention et de ses encouragements tranquilles et fraternels.
Peu avant Kharte, nous nous arrêtons encore dans une taverne. Le petit boy sherpa qui nous sert, et qui a entendu parler de mon indisposition, me tend un verre de rakhsi auquel il a mélange un œuf « tout frais de la poule ». Et que pourrais-je désirer de mieux qu' un cognac à l' œuf et au rakhsi?
A Kharte, nous dressons un camp circulaire autour d' un mur de prières. La place faisant défaut, une seule tente est montée, et ce sont les deux malades du jour, Ferdi et moi, qui y couchons. En guise de souper, on nous donne à tous les deux une soupe au riz que nous trouvons délicieuse. Nos camarades passent la nuit à la belle étoile, dans leur sac de couchage, dispersés sous les buissons environnants, et les plus romantiques choisissent pour leur bivouac un rhododendron fleuri et odorant. Cette nuit-là aussi, mon ami Jean a vécu quelque chose d' extraordinaire. Je lui cède donc la plume:
« A la nuit tombante, je me mets à la recherche d' un emplacement favorable pour y coucher. Je le trouve non loin de l' endroit où s' installe mon ami Eugène, avec qui je partage d' habitude la tente. L' emplacement que je choisis est formé par une espèce de cuvette dans le terrain que je rembourre de feuillage sec. Il est bordé de deux rochers qui m' abritent des vents et par bonheur surplombé d' un immense rhododendron aux fleurs parfumées. Enfilé dans mon sac de couchage duveté, étendu sur ce matelas de feuillage sec, je contemple au-dessus de moi à travers les fleurs de rhododendron les étoiles étincelantes au firmament himalayen et m' endors paisiblement. Je rêve... Subitement, je sens une caresse infiniment douce, voire voluptueuse, sur mon visage et aspire un parfum de mille et une nuits. Est-ce une de ces jeunes et ravissantes Indiennes au sari enveloppant et coloré qui se pencherait sur moi...? Au lever du jour, je trouve, étalée sur ma poitrine une grosse fleur de rhododendron d' un rouge écarlate ».
Lundi 16 avril:
Passage du col ( P. 5140 ) ) vers Puiyan ( 2825 m ), col ( P. 3000 ) vers Surkya ( 2342 m ) et marche par le P. 2goo jusqu' à Chaunrikjarka ( 2500 m ). Camp VII. Temps de marche: 8 heures.
Après avoir franchi un premier col ( P. 3140 ), nous arrivons à Puiyan ( 2835 m ), où nous faisons la pause de midi. Un autre col ( P. 3000 ) permet de gagner Surkya ( 2347 m ). Puis il nous faut grimper jusqu' au P. 2900 et redescendre à un « ruisseau-piscine » ( près d' un hameau ). Après une dernière montée, nous pouvons installer notre camp à Chaunrikharka ( 2500 m ), au-dessous de Lukla ( 2804 m ). Andreas se dévoue pour monter avec des porteurs à Lukla et en ramener le matériel et les provisions que nous y avons fait parvenir. Les vivres supplémentaires que nous touchons ainsi seront très bienvenus.
Certes, les sherpas de cuisine se sont donne beaucoup de peine pour bien nous nourrir. Cependant, les repas ont consisté souvent et en grande partie, en conserves artificielles. D' autre part, ils étaient composés de manière bizarre. Ainsi on nous servait, par exemple, des crevettes, des harengs, des saucissons en boîte et du riz blanc, raffiné. Les sherpas pensaient nous faire plaisir avec ces mets délicats, mais cette nourriture était insuffisante d' après les connaissances actuelles, surtout au vu des efforts que nous devions fournir. Les sherpas s' y prenaient mieux pour leur propre subsistance: leur plat principal était le gurr ( pommes de terre crues, râpées, pétries en galette avec du beurre et des épices et rôties sur une pierre chauffée ). On trouvait aussi souvent à leur menu les tschapati, galettes cuites de la même façon, faites de farine d' orge grillée, et la tsampa, bouillie de farine d' orge et de lait, assaisonnée de toutes sortes d' épices. On voit qu' il s' agit là d' une alimentation idéale et complète! J' ai également observé que les porteurs mangeaient souvent en chemin des grains de mais rôtis.
Dans ces conditions, nous fûmes très heureux de voir arriver nos propres vivres, qui consistaient en pain croustillant, Ovomaltine, fruits secs, lait condensé, jus d' orange en poudre, etc. Ce qui nous convenait le mieux dans les repas préparés par les sherpas, c' étaient les petits déjeuners copieux consistant en général en porridge ou corn-flakes avec lait condensé et thé.
Mardi iy avril:
Le long du Dudh Kosi par Phakdong ( 2500 m ) jusqu' à Benkar ( 2600 m ). Camp VIII. 6 heures de marche.
Nous marchons tout le jour dans une agréable fraîcheur, due à la proximité de la rivière. En effet, nous suivons presque toujours les eaux sauvages et tumultueuses du Dudh Kosi, qui descendent directement de la région de l' Everest.
Le départ est donne à 7 heures. Notre chemin traverse la plupart du temps des forêts de pins; il monte et descend continuellement. C' est un vrai plaisir de marcher ici! Au bout de trois heures, nous traversons le Dudh Kosi sur un nouveau pont, et nous nous installons sur un grand pré entouré de pins, non loin de la rive du torrent, à proximité de Phakding ( 2500 m ). Nous nous y reposons longuement. Il est difficile de dire quel fut le plus joli coin de pique-nique de tout le voyage, mais, dans tous les cas, nous fûmes comblés à cet endroit. Après avoir marché encore trois heures le long du Dudh Kosi, nous dressons le camp VIII juste au bord du torrent, dans la vallée étroite, à 2600 mètres d' altitude. Comme nous n' avons pas eu de col franchir aujourd'hui, cette journée nous paraît particulièrement charmante. Notre camp se dresse non loin d' un pont sur le Bothe Kosi, un affluent de la rive gauche du Dudh Kosi.
Mercredi 18 avril:
Vers Namche Bazar ( 3440 m ) par Phunki ( 3250 m ), et vers le couvent de Thyangboche ( 3867 m ). Camp IX. 7 heures de marche.
Nous suivons un sentier abrupt, traversons deux ponts ( construits grâce à Hillary ), l' un sur le Dudh Kosi, l' autre sur le Bothe Kosi, et atteignons enfin le fameux Namche Bazar ( 3440 m ). Ce village de sherpas est lié étroitement à l' histoire de la conquête de l' Everest, car toutes les grandes expéditions qui attaquaient ce sommet par le sud ont passé par cet endroit qui sert de base de ravitaillement en basse altitude. C' est ainsi que Namche Bazar est la patrie de sherpas devenus célèbres. Animés par la curiosité et pleins de respect, nous visitons l' agglomération collée au flanc de la montagne dont les maisons sont serrées les unes contre les autres. Nous nous précipitons tous dans la petite « épicerie » du village où on peut obtenir, à notre étonnement, des jus de fruits, des biscuits et d' autres aliments qui nous manquent.
Il paraît que ce sont là en partie les « restes » des expéditions précédentes.
Namche Bazar représente aussi la dernière liaison avec le monde. Pour bien le faire comprendre à nos proches et nos amis, plusieurs d' entre nous confient à la boîte aux lettres, unique lien avec le reste du monde, des cartes postales qui en majorité n' atteindront jamais leur destinataire - probablement à cause de leur rareté. L' un de nous se plaindra plus tard amèrement d' avoir été ainsi dupé; il avait glissé dans la boîte de Namche Bazar pas moins de vingt lettres!
C' est aussi à Namche Bazar qu' on procède au contrôle de nos trekking permits. Un visa spécial qui nous autorise à parcourir la région de l' Everest y est apposé. Mais, ô malheur! je constate à mon grand effroi, une fois arrivé au poste de contrôle, que je n' ai pas le permis sur moi, contrairement aux consignes strictes de notre chef d' expédition. Je l' ai laissé tout au fond de mon sac de transport bleu qui est déjà en route vers Thyangboche, et depuis longtemps sur le dos d' un porteur tibétain. Avec une grande habileté diplomatique, Fred parvient à sauver la situation - et je peux passer. A l' occasion du contrôle des passeports, il me revient à l' esprit que c' est aujourd'hui mon 62e anniversaire. Eh! oui, même cela, on l' oublie, dans l' Hi!
Nous quittons Namche Bazar, suivons un sentier aérien le long d' un versant situé à l' est de Khumjung, redescendons un peu et parvenons à Phunki ( 3250 m ), au bord d' un ruisseau. Un groupe de sept pittoresques moulins à prières entourés de rhododendrons réjouit notre vue. Puis c' est une grimpée pénible jusqu' au couvent de Thyangboche ( 3868 m ). En chemin, nous rencontrons un indigène conduisant deux yacks lourdement chargés. Nous dressons le camp IX sur une prairie, à côté du couvent.
Ce pré où nous nous retrouvons tous après le souper est un endroit idéal pour une chang party, agrémentée de danses folkloriques sherpas. La nuit est d' un noir d' encre, la place devant le couvent n' est éclairée que par une pauvre lampe à ben- zine. Depuis longtemps déjà, les sherpani ( femmes ) s' affairent à préparer le chang dans toutes les règles de l' art sous la direction du chef cuisinier, Dingma. Le chang est une sorte de bière, produite par fermentation à partir de riz, millet, orge ou mais. Ce breuvage est puisé avec beaucoup de cérémonie dans une grande bassine de bois ronde et basse. Les cruches passent de main en main. Nous buvons pour la forme ( ou faisons semblant de boire ), car nous avons des raisons d' éviter le chang; nous trouvons,en effet, le procédé de fabrication peu hygiénique et craignons ses effets sur notre estomac et nos intestins. Les sherpas, en revanche, boivent de larges rasades de leur boisson nationale et deviennent toujours plus joyeux. Les sherpas et sherpani se placent alors en demi-cercle, les sherpas d' un côté, les sherpani de l' autre, et les chants et les danses commencent. Le chant est monotone et très mélancolique. La danse consiste à avancer puis à reculer de quelques pas tout en fléchissant le buste en avant et en arrière. Le rythme est souligné par les battements des pieds. Chant et danse alternent chez les sherpas et sherpani: quand les hommes chantent, les femmes dansent et vice versa. Plus on boit de chang, plus le chant se fait sonore et mélancolique, et plus les danseurs amplifient leurs balancements rythmiques jusqu' à atteindre une sorte d' extase.
La prairie du couvent de Thyangboche prend des allures fantomatiques, tandis que nous cherchons notre chemin vers les tentes, dans la nuit noire. Longtemps encore, nous entendons, blottis dans nos sacs de couchage, le chant plaintif, lancinant et les battements de pieds du joyeux peuple sherpa livré au chang et à la danse.
Puisque nous parlons de l' homme et de la femme, de chant et de danse, j' ajouterai quelques informations sur l' amour et le mariage chez les sherpas. Dans ce domaine également, ce sont l' in et la tolérance qui s' expriment. Le temps des fiançailles, dont le début est marqué par une cérémonie au cours de laquelle les parents de la jeune fille acceptent une cruche de chang, doit servir aux partenaires de temps d' examen mutuel, et il ne leur est pas interdit d' aller « voir ailleurs ». Au moment du mariage, le couple fonde tout de suite son propre foyer sans avoir besoin de vivre sous le même toit que les aînés. En raison de l' ab parfois très longue des hommes, on trouve chez les sherpas la polyandrie. Mais cet usage ne provoque pas de jalousie entre les époux. Les parents ne savent souvent même pas lequel des deux maris est le père de leurs enfants; ceux-ci sont élevés tous ensemble. En général, un mari trompé règle son différend avec l' amant de sa femme à l' amiable, par exemple autour d' une cruche de chang! Bien que l' adultère soit contraire aux lois morales des sherpas, on n' en fait pas un drame. Le divorce demeure toujours possible, sur demande des deux ou même d' un seul des partenaires, et il se fait sans formalités.
Jeudi ig avril:
Descente à la rivière Imja Khola ( 3700 m ) que nous remontons en passant par Pangpoche ( 4000 m ), Shomare ( 4000 m ), Orsho ( 4000 m ) et Pheriche ( 4243 m ) jusqu' à Phalong Karpo ( 4343 m ). Camp X. 6 heures de marche.
Vers 7 heures, Heinz nous réunit pour nous communiquer que deux des participants devront rester sur place à Thyangboche en raison de leur état de santé. Il demande à l' un de nous de rester également ici pour prendre soin de ces malades. Après un moment d' hésitation, Robi s' annonce. Il ne se sent pas non plus très bien et souffre de difficultés circulatoires. Comme je sais qu' il désire très vivement gravir le Khala Batar et que, d' autre part, j' ai été victime d' une insolation quelques jours auparavant, j' insiste pour que Robi puisse continuer la marche et je me propose pour rester sur place. Là-dessus, le gros de la troupe se met en route. Fred, un peu hésitant à ce qu' il me semble, part à son tour. Rodi est place devant une alternative: va-t-il accompagner son père qui n' est visiblement pas en pleine forme, ou rester auprès de sa femme malade? Il décide au dernier moment de demeurer à Thyangboche.
Aussi sommes-nous quatre à rester au couvent: Marianne ( qui souffre de crampes d' estomac ), Peter ( fortes migraines ), Rodi et moi. Comme je me trouve en bonnes conditions physiques et psychiques et que Rodi reste également comme garde-malades, je regrette de laisser partir mes camarades sans moi, surtout si près du but. Bien que ma présence ici ne soit plus nécessaire, il est trop tard pour changer d' avis, tout le monde est déjà loin.
J' ai donc tout loisir de visiter à mon aise le célèbre couvent. Le monastère bouddhique de Thyangboche est situé dans un endroit pittoresque, sur un plateau couvert de prairies. D' ici, on voit de tout près le plus haut sommet du monde, le Mont Everest, avec à sa gauche, un peu en avant, le Nuptse, et à sa droite le Lhotse. Un autre géant himalayen, l' Ama Dablam, est encore plus proche et plus impressionnant, tout cuirassé de glace et se dressant haut dans le ciel bleu. Assez semblable au Cervin, mais en plus massif, il nous défie avec arrogance. Le puissant groupe du Kangtaiga-Tramserku, entièrement recouvert de glaciers, s' offre aussi à nos regards.
Thyangboche est également devenu célèbre par l' histoire de l' escalade de l' Everest. Nous autres Suisses nous souvenons que la glorieuse expédition bernoise de 1956, conduite par Albert Eggler, y a vécu des jours dramatiques. En effet, une crise d' appendicite a mis la vie de Fritz Luchsinger en danger. Mais quelques semaines plus tard, il réussit avec Ernst Reiss l' ascension du Lhotse ( 8571 m )!
A côté du couvent se trouve une sorte de restaurant qui sert aussi de dortoir de secours. J' y fais la connaissance de plusieurs globe-trotters et de hippies qui, certes, ne sont pas venus à Thyangboche pour y chercher de la drogue. Au contraire, ce sont de sympathiques jeunes gens, garçons et filles venus des cinq continents. Ils cherchent ici, par opposition à la civilisation moderne hypertech-nique, le calme de la nature vierge et sauvage. Je suis en train de bavarder avec un de ces jeunes gens, un Canadien athlétique, rouquin et barbu, lorsqu' un hélicoptère de l' expédition italienne qui progresse actuellement dans la région de l' Eve, passe au-dessus de nous en vrombissant. Le hippie, qui vit depuis des mois dans la solitude himalayenne, lève le poing en signe de colère et fait:
-Too many helicopters here!
Mon globe-trotter canadien me fait penser à ce song d' un jeune guitariste hippie qui disait: « Là-haut, par-delà les nuages, la liberté est sans limites !» Et Jean-Jacques Rousseau le disait il y a plus de deux siècles déjà: « L' homme est né libre, mais partout il est dans les chaînes ». Comme nous comprenons ces jeunes qui, désespérant de notre monde technicisé, civilisé souvent jusqu' à l' ab, recherchent les grands espaces et fuient, poussés par la soif d' une vraie liberté, jusque dans l' Himalaya! Nous les vétérans ressentons aussi le bienfait inexprimable de cette liberté illimitée et du contact permanent avec une nature sauvage et imposante. De toute notre vie, me semble-t-il, nous n' avons encore jamais été si heureux qu' ici dans l' Himalaya, malgré la fatigue et l' inconfort. Mais sur ces lieux aussi pèse une menace: on installe des stations-relais jusque dans les hautes vallées du Népal, on aménage des terrains d' atterris pour les hélicoptères, si bien que, un jour ou l' autre, le tourisme de masse risque de faire son apparition également dans ces lieux.
Ces réflexions ne m' empêchent cependant pas d' être aussi en pensée auprès de mes camarades qui se dirigent maintenant vers l' Everest. J' ai presque l' impression d' entendre le joyeux hello Pablo! des sherpani qui interpellent leur sahib préféré, Pablo Riesen, quand il passe près d' elles. Ce cri toujours répété de hello Pablo est d' ailleurs devenu le salut habituel des femmes sherpas au clubiste bernois!
Ce jour-là à, ce que j' apprendrai plus tard, nos camarades descendent au fleuve Imja Khola ( 3700 m ), le traversent et, sur l' autre versant de la vallée, passent par le plus haut village habité - et le dernier - de la région de l' Everest, Pangboche ( 4000 m ). Ils se dirigent ensuite vers Shomare ( 4000 m ) et se reposent à midi près du hameau d' Ohrsho ( 4000 m ). Ils franchissent une sorte de dôme, à 4250 mètres. Puis l' expédition traverse le torrent Lobuche Khola près de Tsuro, non loin de son embouchure dans le Imja Khola, passe à Periche ( 4243 m ) et parvient à Phalong Karpo ( 4343 m ), où elle établit le camp X sur une plaine d' environ trois kilomètres sur cinq cents mètres et que longent des murets de pierre. Non loin du camp, des yacks paissent sans se laisser déranger par les intrus.
Vendredi 20 avril ( Vendredi saint ):
Par Duglha ( 4620 m ) vers Lobuche ( 4930 m ).
Camp XI. Temps de marche: 3 heures et demie.
Les malades restés à Thyangboche se portent mieux. J' ai terriblement envie de suivre mes camarades dans leur, expédition, mais ce n' est hélas! plus possible. Je me rends alors à Pangboche avec mon sherpa, un petit homme plutôt trapu et à la physionomie mongole. Il me conduit au grand moulin à prières de ce village colle à la montagne et bâti sur terrasses. Avec recueillement, longuement, il actionne le tambour. Nous sommes de retour à Thyangboche dans le courant de l' après. Quel n' est pas notre étonnement d' apercevoir tout à coup Robi, accompagné d' un sherpa. Ses jambes sont très enflées et il a dû redescendre au plus vite du camp de Phalong Karpo jusque vers nous. Nous le couchons dans sa tente sans pouvoir faire grand-chose pour lui.
Cette journée ne devait pas s' achever sans une autre sensation: dans un grand fracas et un tourbillon de poussière, un hélicoptère atterrit sur le pré devant le couvent. Nous pouvons bientôt constater qu' il fait partie de' l italienne. Un homme sort de l' appareil qui décolle aussitôt. Curieux, je m' approche de lui. L' étranger est de haute stature, son visage est hâlé et il a de longs cheveux. Nous engageons la conversation et, à ma grande surprise, cet homme se révèle être Sir Edmund Hillary. Je n' aurais jamais pensé avoir l' honneur de rencontrer le conquérant de l' Everest, le Néo-Zélandais Edmund Hillary, et en face du plus haut sommet de la Terre. Hillary me fait une forte impression, malgré sa modestie. Il m' explique qu' il attend ici un groupe d' Américains qui ont finance son programme d' aide au développement pour la région du Khumbu. Il a à cœur de montrer à ces généreux donateurs non seulement les beautés de la montagne mais aussi ce qui a pu être réalisé grâce à leurs dons.
Quant à notre expédition, elle quitte aujourd'hui Phalong Karpo à 7 h 40, suit une moraine et, de la cabane Duglha, par des champs d' éboulis, parvient au camp le plus haut de l' expé, Lobuche ( 4930 m ), camp XI. Un petit groupe ( Jenny, Riesen, Uhlmann, Wepf et Zumstein ) atteint Gorak Shep en trois heures ( 5220 m ) et rentre au camp de Lobuche. A cette altitude, les nuits sont très froides et du givre se forme sur les tentes.
Samedi 21 avril:
Ascension du Kala Batar ( 5545 m ) par Gorak Shep ( 5220 ) et du Pokalde ( 5806 mretour à Phalong Karpo ( 4343 m ). Camp XII. Temps de marche jusqu' au Kala Batar: io heures; jusqu' au Pokalde: g heures.
Nous recevons de nouveau la visite impromptue de I' hélicoptère italien au cours de la' matinée. Cette fois, c' est un homme de forte corpulence, plutôt petit, respirant avec quelque difficulté qui en sort, muni de bouteilles d' oxygène, d' appareils photo et de blocs-notes. Il se présente à moi comme le Dottore Corradi, correspondant spécial du Corriere della Sera auprès de l' expédition italienne. Ce journaliste vient visiter le célèbre couvent de Thyangboche. L' hélicoptère vient rechercher dans deux heures le Dr Corradi qui me demande la raison de ma présence ici. Je lui parle de notre expédition et des trois malades qui sont en attente ici. Nous convenons d' un signal pour le cas où l' état de mes camarades empirerait et où un transport serait nécessaire: avec nos vêtements en duvet nous dessinerions une grande croix rouge sur le pré, devant le couvent. M. Corradi me laisse espérer que, dans un cas semblable, l' hélicoptère italien atterrirait et transporterait à Lukla les personnes incapables de marcher.
A Thyangboche, nous sommes en souci pour Robi. Notre inquiétude augmente encore lorsque nous voyons arriver dans le cours de l' après, Fred B., Werner, Fritz, Fred M. et Pablo. Fred B. n' a pas pu supporter l' altitude, Fritz, qui souffrait déjà pendant la marche d' approche d' ennuis intestinaux et d' une forte toux, a également dû faire demi-tour, sa toux s' étant aggravée. Mais le plus mal en point est Fred M. qui a eu de la peine à descendre jusqu' ici. Werner et Pablo, inquiets de la santé de leurs camarades, ont renoncé au Kala Batar pour accompagner les trois malades, bien qu' étant eux-mêmes en parfaite santé.
Pendant ce temps, au camp de Lobuche, c' est le grand jour! C' est aujourd'hui que seront gravis les sommets himalayens dont tous ont rêvé! Deux groupes d' alpinistes ont été formes. L' un comprend 16 camarades et s' attaque au Kala Batar ( 5545 m ), et l' autre, comptant 6 participants, gravira le Pokalde ( 5806 m ). Ensuite, les deux groupes redescendront à Phalong Karpo ( camp XII ) où ils passeront une deuxième nuit. Mais je laisse la plume à deux témoins, qui ont réussi l' une ou l' autre de ces importantes ascensions.
Willi Althaus dit sans son bref journal à propos du Kala Batar: « Jour de gloire! La montée au Kala Batar est très longue, presque 5 heures. A it h 30, Othmar et moi atteignons le sommet. L' ascension est pénible à cette altitude. Peu à peu, les seize participants ( trois dames et treize messieurs ) se retrouvent tous au sommet, d' où ils jouissent pendant une heure, par un temps calme, de la vue grandiose sur les sommets environnants. A dix kilomètres de distance, on voit poindre le Mont Everest derrière le Nuptse, le Pumori et l' Ama Dablam... Pique-nique inoubliable sur l' alpage ( 5300 m ) dominant le Glacier de Khumbu. En trois heures, nous sommes à Lobuche, buvons encore du thé sherpa et continuons jusqu' à Karpo, où nous arrivons au bout de deux heures et où le groupe victorieux du Pokalde ( 6 hommes ) nous attend déjà. » Emile Uhlmann parle du Pokalde ( 5806 m ): « Accompagnés de deux sherpas, mes cinq camarades et moi traversons tôt le matin le Glacier de Khumbu. Nos deux sherpas portent, pour tous les cas, des bouteilles d' oxygène. Nous nous dirigeons vers une selle entre le Nupse et le Pokalde, par des versants raides, d' abord sans neige. Malgré leur charge, les porteurs montent d' un pied léger, tandis que nous avons de la peine à souffler. Reinhold, notre médecin, doit fréquemment s' arrêter. Arrivé au point 5500, je m' arrête aussi pour l' at. Je commence à avoir également un peu de peine à respirer. Les cinquante derniers mètres avant la selle me convainquent que, avec mes soixante ans, je suis parvenu à la limite de mes possibilités. Certes, le sommet du Pokalde m' attire fortement, mais finalement, la raison prend le pas sur l' ambition sportive, heureusement! Tandis que nos quatre camarades franchissent les soixante derniers mètres de dénivellation qui nous séparent du sommet, je reste à la selle avec le médecin et les deux sherpas. D' ici, la vue porte vers l' est. Devant nous, le flanc grandiose du Lhotse; à nos pieds, le Glacier d' Imja. Au loin, on aperçoit le Makalu, le cinquième sommet du monde, flanqué à gauche et droite de sommets sans nom. Pour améliorer notre condition physique, nous prenons une « douche » d' oxygène. C' est une sensation merveilleuse de laisser couler cet oxygène dans nos poumons. Après la fraîcheur de la nuit, les montagnes se dessinent nettement dans une lumière cristalline. Leurs sommets s' élancent vers un ciel bleu sans nuages. Plus tard se forment quelques bancs de brouillard, puis des nuages qui, peu à peu, recouvrent tout. Nos camarades redescendent du sommet, physiquement éprouvés, mais rayonnants. Eux aussi prennent une « douche » d' oxygène.
Nous redescendons dans nos traces de montée. Nous voyons de loin que nos tentes orange ne sont plus à leur ancienne place. Cela signifie qu' il nous faut quitter ce monde imposant de la montagne. Nous ne sommes pas pressés. En arrivant au camp X, nous sommes tristes de voir combien notre village de toile a diminué. Des trente-deux participants présents au départ, dix se trouvent au camp de base de Thyangboche pour des raisons de santé. Même après le retour de nos camarades du Kala Batar, l' ambiance n' arrive pas à se détendre vraiment. Chacun suit ses pensées, établissant peut-être des comparaisons avec de difficiles ascensions alpines. Chacun sait qu' il ne verra plus jamais ce merveilleux coin de terre. Mais tous sont reconnaissants d' avoir pu prendre part à cette aventure unique. Faut-il s' étonner que plusieurs d' entre nous se détournent, mais sans avoir honte, pour cacher des larmes de joie et d' émotion qui roulent dans leur barbe en broussaille? » Je n' ai rien à ajouter à ces mots d' Emile Uhlmann; ils témoignent de la sensibilité de ce camarade et expriment parfaitement ce que, chacun à sa manière, nous avons tous ressenti dans l' Hi.
Dimanche 22 avril ( Pâques ):
Descente à Thyangboche ( 3867 m ). Camp XIII.
5 heures de marche.
Comme le temps semble se gâter, le camp de Phalong Karpo est rapidement démonté. Les glorieux vainqueurs redescendent, par petits groupes, de leur vallée haute, jusqu' à Pheriche, puis, à l' ouest du Imja Khola; repassent par Pang- boche et arrivent au couvent de Thyangboche. Nous voici donc à nouveau tous réunis, mais deux d' entre nous sont malades, Robi et Fred ( Marianne et Peter se sont remis entre-temps ). A notre grande surprise, les sherpas nous servent une grande galette de Pâques aux pommes de terre. Hans fait mieux encore: il n' a pas eu peur de transporter de la Suisse jusqu' au Kala Batar et à Thyangboche de petits œufs en chocolat qui sont pour nous une agréable surprise.
Vu l' état de santé des deux malades et le temps incertain, nous décidons de passer ici la nuit du 22 au 23 avril. Le docteur Wepf soigne Robi et sort des tissus une importante quantité d' eau. Il se fait du souci pour Fred. Il s' avère que l' état des deux camarades empire et qu' ils ne sont plus capables de marcher. La seule solution consiste à les transporter par hélicoptère à Lukla ou si possible directement jusqu' à Katmandou. Comme nous en avons convenu avec le Dr Corradi, nous formons une grande croix rouge sur la prairie du couvent. L' hélicoptère italien survole Thyangboche par deux fois, mais sans atterrir. N' a pas remarqué notre signal? Ne lui est-il pas possible d' atterrir à cause des conditions atmosphériques ou bien les Italiens eux-mêmes ont-ils des difficultés? Quoi qu' il en soit, le chef de notre expédition décide de faire venir sans retard un hélicoptère des Nepal Airlines. Res se rend à marche forcée à Namche Bazar d' où il pourra envoyer un message télégraphique à Katmandou.
Lundi 23 avril 1973 ( lundi de Pâques ):
Par Khumjung ( 3790 m ) à Namche Bazar ( 3440 m ), puis Benkar ( 2600 m ). Camp XIV. 6 heures de marche.
Ce matin-là nos deux camarades malades, Robi et Fred, restent au couvent avec leurs gardes-malades. Tous les autres quittent ce lieu à 7 heures et redescendent vers les sept moulins à prières de Phunki. Puis c' est la montée jusqu' à Khumjung ( 3790 m ), grand village typiquement sherpa. Cinq de nos camarades font un détour par l' Hôtel de luxe Everest-view, bâti par les Japonais à 4000 mètres d' altitude. Les parents de notre sherpa S. Kaldhen, qui habitent le village, nous accueillerît aimablement dans leur maison. Nous visitons aussi l' école financée par Hillary. Notre départ provoque quelques remous à Khumjung; les anciens du village courent après nous, croyant avoir vu un des nôtres arracher une pierre d' un mur de prières et la mettre dans son sac. Mais nous parvenons à apaiser ces gens et l' incident se termine bien, heureusement. En descendant à Namche Bazar, nous découvrons un terrain d' aviation en construction, aménagé sans aucune machine, les transports se faisant au moyen de corbeilles. Après Namche Bazar, nous subissons, pour la première fois de notre voyage, une forte averse qui persiste jusqu' à ce que nous atteignions l' endroit de notre ancien camp VIII, à Benkar, au bord du Dudh Kosi.
Le docteur Wepf et Heinz restent à Thyangboche auprès des deux malades et le premier leur administre des soins jusqu' à l' arrivée de l' hélicop. Ils nous rejoignent ensuite au camp, tard dans la soirée. A la fin de l' après, nous voyons l' hélicoptère des Nepal Airlines qui transporte Robi et Fred à Lukla, ce qui nous soulage d' un grand poids. Les deux malades sont hors d' af: ils recevront de bons soins à Katmandou.
Entre-temps la pluie a cessé et notre moral remonte. Mais nous apprenons un moment après qu' il était trop tard pour effectuer le vol Lukla-Katmandou. C' est pourquoi Res et Werner montent le soir même à Lukla, où ils arrivent vers 20 heures. Ils s' installent avec les deux malades dans une maison sherpa. Contre toute attente, l' état de Fred empire pendant la nuit. Res parvient à obtenir l' aide du commandant et du médecin du camp de base italien qui est installé à Lukla.
Mardi 24 avril:
Montée à Lukla ( 2800 m ). Camp XV. 6 heures de marche.
Départ à 6 h 45. Nous suivons de nouveau le torrent bouillonnant du Dudh Kosi, cette fois en le remontant. Pour la dernière fois, nous nous arrêtons au bord de cette rivière désormais familière pour pique-niquer vers r o heures. Nous entamons ensuite la dernière montée de notre expédition, qui en est maintenant - déjà - à son quinzième jour. En deux heures et demie environ, nous atteignons le terrain d' aviation assez primitif de Lukla. Nous avons de nouveau le privilège de goûter à l' hospitalité des sherpas dans une de leurs maisons typiques. Werner et Res nous apprennent que les deux malades ont passé une mauvaise nuit et n' ont pu être acheminés vers Katmandou que ce matin à 6 heures. Ils ont été transportés à l' hô Shanta Bhawan, où ils sont soignés par le spécialiste des maladies d' altitude, le docteur Dickinson. Le chef sherpa Kaldhen s' est également rendu à l' hôpital. Nous nous installons dans notre camp XV, qui est hélas! le dernier, au milieu d' un champ de pommes de terre!
Cela sent le départ! Nous distribuons à nos sherpas et porteurs préférés divers objets de notre équipement, par exemple des habits que nous ne tenons pas absolument à rapporter chez nous. La joie que nous procurons ainsi aux jeunes gens se lit dans leurs yeux. Je fais cadeau de deux bonnets à pompon du Lötschental à deux garçons qui ont participé à toute l' expédition et se sont acquis la sympathie de tous par leur débrouillardise, leur serviabilité et leur humeur toujours gaie. L' un d' eux, un jeune garçon de 14 ans environ, avait porte tout le jour, depuis le camp de Benkar, mon équipement photo. Lorsqu' il me l' avait rendu le soir, devant ma tente, je lui avais tendu un billet de to roupies. Il avait commence par refuser obstinément, mais, sur mon insistance, il avait accepté l' argent. Une heure plus tard, il était venu me rendre le billet de lo roupies en disant:
- You know Sir, I cannot lie! Le sirdar sherpa avait probablement interdit aux porteurs d' accepter des pourboires. Personne ne l' aurait su, mais le garçon ne parvenait pas à mentir, même par son silence. C' est un exemple de l' honnêteté foncière des sherpas. En revanche, il était très fier de son joli bonnet bleu et blanc du Lötschental, qu' il portait constamment sur sa petite tête bronzée.
Ce soir-là, les sherpas et porteurs fêtent leur départ. Ils s' adonnent au chang et au rakhsi et dansent jusque tard dans la nuit.
Hans Schär a complété mon Journal de voyage par les graphiques, où il a reporté avec beaucoup de précision et de détails le trajet que nous avons parcouru. En voyant le nombre de « montagnes russes » que ce diagramme fait apparaître, nous avons peine à en croire nos yeux! Je reporte ici les données principales de notre randonnée:
durée: 15 jours nombre de camps: 15 durée totale de la marche: 97 heures ( heures de marche uniquement, comptées au plus juste ) moyenne journalière: 6 heures et demie de marche dénivellation totale: montée environ 13000 mètres, descente environ 12000 mètres dénivellation journalière moyenne ( montée et descente ): 1670 mètres ( avec plusieurs jours à 2000 mètres ).
Mercredi 25 avril: Vol Lukla-Katmandou.
A 10 heures environ, les quatre premières personnes de notre groupe quittent Lukla à bord d' un Pilatus-Porter envoyé par S. Kaldhen, afin d' être au plus vite auprès de Fred Müller. Nous autres, qui restons sur place, attendons longtemps de pouvoir partir à notre tour. Le temps est incertain, si bien que les vols sont problématiques. Le transfert se fait finalement en trois groupes. J' appartiens au second et je peux encore bénéficier d' un temps relativement clair avec une excellente vue sur les collines brunes ou vertes. Le dernier groupe est dans une situation peu enviable. Comme le temps se gâte encore et que le brouillard descend de plus en plus, le dernier vol pour Katmandou est bien compromis. Les camarades restés en arrière risquent même de manquer la correspondance pour le retour au pays. Mais finalement, à 16 heures, l' avion peut tout de même décoller. Le soir, nous sommes tous réunis à l' Hôtel Crystal à Katmandou. Une triste nouvelle nous parvient bientôt, celle du décès tragique de notre camarade Fred Müller, aujourd'hui à l' aube. Ses proches et ses amis qui avaient quitté Lukla les premiers ne devaient plus le trouver en vie. Après avoir rempli les nombreuses formalités qui s' accu inévitablement en pareil cas, et averti les instances consulaires suisses compétentes, en accord avec la famille, nous décidons d' incinérer le corps selon l' usage hindou, à Teku Dova, au bord d' un fleuve, en dehors de Katmandou. C' est le révérend Paul Wagner, de la Protestant Congregation Rabi Bhawan, qui prononce l' oraison. Dans ces circonstances douloureuses, le concours de Peter Ruesch, administrateur de l' Association suisse d' as sistance technique à Katmandou, nous est précieux. Cet événement bouleverse les membres de l' expé; nous pleurons un ami fidèle, membre enthousiaste du CAS. Notre ami avait-il prévu sa mort prochaine, lui le Spiritus rector de notre expédition à l' Himalaya, lorsqu' il avait écrit le mot « fin! » dans son journal, avant de redescendre du camp de Phalong Karpo? Son dernier souhait avait été que nous poursuivions notre voyage selon le programme, quoi qu' il puisse lui arriver.
Du jeudi 26 avril au samedi 28 avril:
Après un long jeu de patience à l' aéroport de Katmandou, nous pouvons enfin nous embarquer pour Delhi; la visibilité est très réduite à cause du brouillard. Le lendemain, nous avons l' occasion de nous rendre en taxi ( quatre heures de route !) au fameux Taj Mahal. Le samedi, c' est le retour dans la Ville fédérale par Beyrouth, Rome, Genève, et, à 13 heures déjà, les clubistes barbus sont accueillis chaleureusement par leurs familles.
RÉTROSPECTIVE Données techniques Nous pensons rendre service à des groupes, sections du CAS ou autres, qui envisagent de faire un voyage à l' Himalaya, en leur communiquant nos expériences, en particulier pour les questions techniques:
La manière dont notre expédition était organisée s' est révélée tout à fait valable. La base en était une répartition des tâches et une étroite collaboration entre la direction de l' expédition, l' agence de voyage et le service des sherpas. Mentionnons le fait que la marche jusqu' au camp de base de l' Everest et l' ascension du Kala Batar n' offrent aucune difficulté d' ordre technique, dans des conditions normales en tout cas, et qu' un équipement de haute montagne ( corde, piolet, crampons, bouteilles d' oxygène ) n' est pas nécessaire. En revanche, pour l' ascension d' autres sommets de la région, le Pokalde par exemple, cet équipement est indispensable.
Nous avons déjà mentionné les deux itinéraires possibles: d' une part, vol Katmandou—Lukla, marche jusqu' au Kala Batar et retour, vol Lukla-Katmandou; d' autre part, vol Katmandou Jiri, marche jusqu' au Kala Batar puis à Lukla et vol de retour à Katmandou. Dans notre cas, aucune des deux solutions n' était entièrement satisfaisante. L' idéal serait d' adopter la variante N° 2 et de disposer de quatre semaines au lieu de trois. La marche d' approche est plus longue, mais elle est recommandable, non seulement parce qu' elle permet une meilleure acclimatation, mais aussi et surtout parce qu' elle traverse des sites magnifiques, par exemple les cols Lamjura et Taksindhu, les forêts de rhododendrons, qu' on ne retrouve plus après Lukla ( sinon quelques buissons isolés ) et des villages comme Junbesi. Avec une période de quatre semaines, on dispose aussi de quelques jours de réserve en cas de mauvais temps ou d' im.
En ce qui concerne l' alimentation, il nous paraît indiqué de ne pas s' en remettre entièrement à celle que les sherpas vous proposent. On fait bien d' emporter des provisions de pique-nique habituelles, telles que pain croustillant, lait condensé, Ovomaltine, miel, fromage, viande séchée, soupes, fruits secs, noix, jus de fruits ( en poudre ), etc. Il faut de toute façon se renseigner à l' avance auprès de l' organisation sherpa, pour savoir si elle peut garantir une nourriture suffisante, digestible et équilibrée.
Comme il ressort de l' exemple ci-dessus, les prestations de l' organisation sherpa sont déterminantes pour la réussite d' une expédition. Il faut porter attention non seulement à la nourriture, mais aussi aux tentes et au matériel de camping fournis. Le nombre de porteurs doit être suffisant. A Katmandou, plusieurs organisations spécialisées offrent leurs services pour réaliser des expéditions ou des randonnées ( trekking ). Il est prudent d' en choisir une qui ait fait ses preuves et qui puisse fournir des références.
Au chapitre de la santé, chacun doit se faire examiner médicalement avant le départ. Il est indispensable que chaque participant soit bien entraîné et habitué à l' altitude autant que possible. Les vaccinations pour les régions tropicales sont obligatoires. Des médicaments contre les ennuis gastriques et intestinaux, contre les refroidissements, des somnifères et des tranquillisants ne devraient pas manquer dans la pharmacie. Les maux les plus fréquents dans notre groupe furent les dérangements intestinaux et les migraines. Pour éviter les premiers, il est indispensable de renoncer absolument à boire de l' eau dans les hôtels et en cours de route ( sauf s' il s' agit d' une source visiblement pure ) et aux fruits et salades non laves. Il est intéressant de constater, d' après l' expérience de notre groupe, que l' âge n' est pas forcément un obstacle à la participation à un tel voyage. Douze de nos camarades avaient plus de 60 ans et sept d' entre eux, plus de 65; ces derniers se sont fort bien comportés.
Tout projet d' escalade sérieux inclut un certain nombre de risques. Tandis que dans notre pays, on peut être secouru rapidement, c'est-à-dire dans un délai de quelques heures ( par la GASS par exemple ), en cas de maladie, d' accident, etc., les conditions himalayennes sont tout autres. On y est totalement coupé du monde et on ne peut plus compter que sur soi-même. Pour demander de l' aide, il faut d' abord marcher, selon les cas, pendant plusieurs jours. Ce risque, lié à l' isolement complet, est une caractéristique des expéditions dans la région himalayenne, et il faut absolument en prendre conscience.
Conclusion Je suis très heureux de pouvoir rapporter que, tout au long de notre voyage, un excellent esprit de camaraderie et d' amitié a régné entre tous les participants, ce qui a grandement contribué au succès de notre randonnée. Et maintenant, nous avons tous de beaux souvenirs... A certains moments, nous revivons en pensée notre marche dans l' Himalaya.
Par la beauté de ses paysages et la gentillesse de ses habitants, le Népal nous a tous conquis. Notre voyage dans ce pays fascinant, jusqu' au pied de l' Everest, reste pour tous les participants une aventure inoubliable.
Aujourd'hui, Rud. Christen n' est plus parmi nous; il est décédé à Berne, le 14 décembre 1973. Avec ses 67 ans, il était le deuxième en âge de l' ex, et il était encore parvenu, malgré une hanche artificielle, à gravir le Kala Batar; un exploit magnifique. Il était toujours à la tête du groupe et en excellente forme. Nous garderons un bon souvenir de ce sympathique camarade.
BIBLIOGRAPHIE La littérature sur le Népal et l' Himalaya est très importante. On peut recommander en plus du Trekking guide ( écrit dans la perspective suisse ), les œuvres suivantes:
Népal, M. et L. Wolgensinger et A. Durst, éditions Silva, Zürich 1966.
Nepal, Königreich am Himalaya, Toni Hagen, Kümmerly & Frey, Geographischer Verlag, Berne, 2e édition 1971.
Everest 1952, Expédition du Dr Ed.Wyss-Dunant, André Roch, Editions Jeheber, Genève et Paris.
Gipfel über den Wolken, Lhotse und Everest, Albert Eggler, chef de l' expédition suisse à l' Everest, 1956, Edition Hallwag SA, Berne.
A guide to Trekking in Nepal, Stephen Bezruchka, Sahayogi Prakashan, Tripureskwar, Katmandou/Népal.
On peut obtenir d' autres références bibliographiques détaillées auprès de la Fondation suisse pour la recherche alpine à Zurich. Il est également possible de demander des prospectus sur le Népal au Ministry of Industry and Commerce, Department of Tourism, Katmandou/Népal.
CARTES Nous avons pu utiliser partiellement les deux cartes suivantes:
Tamba Kosi—Likhu Khola, Népal. Echelle t :50000. Editeur: Forschungsunternehmen Nepal/Himalaya. Réalisé par la cartographie de l' Association alpine d' Innsbruck.
Mahalangur Himal, Chomolongma—Mount Everest. Echelle 1:25000. Edité par les Clubs alpins allemand et autrichien et la Deutsche Forschungsgemeinschaft 1957.
Les deux cartes sont éditées et imprimées par la Kartographische Anstalt Freytag-Berndt und Artaria, Vienne.
Pour l' itinéraire Junbesi à Namche Bazar, il n' existe aucune carte à notre connaissance, du moins pas à l' échelle i :5oooo.
Signalons toutefois la carte au i nooooo: The Mount Everest Region, publiée par la Royal Geographical Society avec l' appui de la Mount Everest Fondation ( 1961 ). Elle décrit sommairement la région de Lukla à Thyangboche, puis fidèlement le massif de l' Everest ( Red. ).
Traduit de I' allemand par Annelise Rigo