Les Alpes et le sanscrit
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Les Alpes et le sanscrit

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Par Frédéric Montandon.

La plupart des noms que nous lisons sur les cartes alpines sont très vieux, très vénérables; ils remontent sans doute à l' époque des palafittes, et probablement plus haut encore. Si l'on veut tenter d' en découvrir l' origine et la signification, on ne doit pas nécessairement les assimiler tous à des vocables modernes et courants. Au lieu de les faire dériver uniquement des langues latines ou germaniques, il faut leur supposer un point de départ, soit dans les dialectes celtiques d' avant la conquête romaine, soit même dans les parlers qui étaient en usage, avant les invasions des Celtes, chez les Ligures ( ou Liguses ), c'est-à-dire chez les peuplades autochtones de toute l' Europe occidentale. Par exemple, on a supposé pendant longtemps que le suffixe -inge de certains noms vaudois et savoyards n' était qu' une variante du -ingen d' outre et qu' il y avait là, par conséquent, une importation d' origine germanique. Mais M. le prof. E. Muret a définitivement démontré que cette manière de voir ne reposait sur aucune base solide et que, de plus, le vieux suffixe -incus est d' origine ligure.

Quoi qu' il en soit, nous ne savons rien de tout à fait précis au sujet de ces antiques idiomes, ligure, prénordique, pré-slave — qu' on est convenu d' appeler indo-européens ou aryens. Mais nous pouvons nous en faire une idée approximative en étudiant l' ensemble des plus anciennes langues connues de notre continent: vieil irlandais, vieux breton, latin, ombrien, gothique, islandais, vieux slave, lithuanien, etc. Et de fait, l'on est étonné de constater que presque tous les noms alpins peuvent être expliqués, au point de vue du sens aussi bien qu' au point de vue phonétique, par la généralité des langues indo-européennes.

Comme on le sait, la plus ancienne langue aryenne qui nous ait été conservée intégralement est le sanscrit. Autant qu' on peut en conclure des études les plus récentes, ce sont des Européens, envahisseurs du Nord-Ouest de l' Inde, autour de l' an mille avant notre ère, qui parlaient le sanscrit. L' étude comparative de cette langue avec celles des Européens d' Europe est déjà d' un très grand intérêt en ce qui concerne le vocabulaire courant et la grammaire. Dans le domaine plus hasardeux de la toponomastique, on est arrivé à démontrer de remarquables parentés entre certaines racines sanscrites et les noms de la plupart des cours d' eau européens, de manière qu' il n' est guère possible de douter que les hommes qui se sont établis, il y a trois mille ans, au pied sud de l' Himalaya, étaient des frères et des cousins de ceux qui sont restés sur les bords de la Seine, du Rhône, du Rhin, de l' Elbe, de la Vistule ou du Danube.

Cela étant donné, il semble inévitable que, dans nos contrées, un grand nombre de toponymes autres que des noms de rivières puissent être rattachés au sanscrit. Tout dernièrement, en effet, une enquête très consciencieuse menée par le Commandant R. Pufol a montré que l' appellation Point du Jour, très répandue dans toute la France, n' a rien de commun avec l' idée de « lever du soleil ». La forme primitive, poundel journ, dérive de l' antique langue ligure, langue autochtone et très proche parente du sanscrit. Or, poundel journ s' explique très clairement par la racine sanscrite pound, « broyer », d' où dérive poundela, « moulin », et par le participe djourna qui, en sanscrit également, signifie « qui tombe en ruine, délabré ». Au point de vue de la preuve matérielle, l' auteur s' est assuré sur place, et au moyen d' anciens documents, qu' il y a encore, ou qu' il y a réellement eu, un moulin ruiné à chacun des lieux dits Point du Jour ayant fait l' objet de ses études.

Hâtons-nous maintenant, après cette introduction, d' aborder la question des noms alpins eux-mêmes.

En ce qui concerne les toponymes de montagnes, c'est-à-dire les noms de sommités, de pointes, de crêtes, de hauts alpages, la parenté étroite d' un grand nombre d' entre eux avec le sanscrit ne peut faire l' objet d' aucun doute. Mentionnons quelques exemples, parmi les plus simples, qu' il s' agisse de noms génériques — Dent du Midi, Dôme du Goûter, Pointe Beaumont, etc. ou de noms soi-disant « propres » — le Cervin, le Darrey, la Bernina, etc. Nous ne pouvons pas affirmer que la Dent du Midi, ou que la Dent de Morcles, ou que la Dent d' Oche aient été ainsi nommées, par pure analogie visuelle, du fait que leur haute pointe ressemblerait à une dent. Il est plus probable que le nom générique Dent doive se perdre dans la nuit des siècles passés et qu' il signifiait alors, simplement, « sommet, pointe ». Et nous voyons, en effet, que le mot sanscrit danta a deux sens: 1° « dent, ou défense d' éléphant »; 2° « pic de montagne ». En composition, dantaka signifie « pic de rocher, dent de montagne », et aussi: « clou, crochet ».

Beaucoup de sommets, de contreforts, de simples mamelons se nomment la Turche, les Torches, la Tourche, ou par métathèse: le Truc, la Truche; et il existe un Türkenkopf dans le Salzkammergut. Tous ces vocables, qui nous paraissent être, au premier abord, des « noms propres », ont certainement signifié quelque chose, à l' origine. Or, comme l' a démontré le Professeur Ernst Meyer, de Wiesbaden, les noms de montagnes, qui ont tous une infinité d' homonymes, ne sont pas autre chose que des substantifs, lesquels signifient invariablement « hauteur, montagne ». Or, en sanscrit, l' adjectif tuchga ( ch guttural ) signifie « haut, élevé », et, sous la forme Substantive: « sommet, le point le plus élevé »; en composition: tuchgaçêkara: « pic, sommet de montagne ».

De même, on peut comparer les noms des Darreys ( val Ferret ) et de la Pointe du Dar ( Vanoise ) avec le substantif dara, « montagne », le toponyme Sirac ( Pelvoux ) avec ciras, « tête », le nom générique Bric ou Brec ( Dauphiné ) et sa métathèse Berg, avec Brigu, « plateau de montagne, précipice », etc.

Les mots français côte, coteau correspondent au sanscrit kuta, « colline, faîte, pointe », et koti, « pointe, sommet », mais ce qu' il y a de plus suggestif, c' est que le mot sanscrit composé trikuta, qui signifie « montagne à trois sommets », et qui est en même temps le nom propre d' une montagne de l' Inde, rappelle le nom des Pointes de Tricot ( au Sud de St-Gervais ), lesquelles sont précisément au nombre de trois, cotées 2873, 3040 et 3227 sur la carte Barbey-Imfeld.

Un autre rapprochement qui vaut la peine d' être mentionné est le suivant. Dans la région de Meillerie, entre les pâturages de Memise et de Corgniens, s' élève un petit chaînon rocheux qui est sans nom sur les cartes, mais que les indigènes appellent le Merou. Or, la mythologie védique a donné le nom de Mêrou à une montagne sacrée, située sur les confins nord de l' Inde. De cela, je n' aurai garde de conclure que ce sont les ancêtres de nos amis et voisins les Savoyards qui se sont établis dans le Punjab et le Cachemire. Je sup-poserai cependant que ces ancêtres parlaient la même langue, ou à peu près, que les conquérants de ces lointains pays, car dans tous les idiomes européens, on retrouve cette racine mer-, mar- ou mor- avec le sens de « rocher », de « colline », de « montagne », de « nez » ( protubérance ).

Le mot Alpes lui-même est étroitement apparenté au participe sanscrit arpita, qui veut dire « haut, élevé ». Qui ne connaît le nom d' Arpette ( ou Alpette, par permutation du r en l ) appliqué à un si grand nombre de pâturages? C' est des Gaulois que les Romains ont emprunté le substantif alpes, avec le sens de « montagne » et, de nos jours encore, alp signifie « rocher » dans le Pays de Galles. Les mots arpian ( pays d' Aoste ) et Älpler ( Suisse ) signifient tous deux « vacher », c'est-à-dire « l' homme de la montagne, du pâturage ».

Comme synonyme d' arpila, il faut noter ultâna, « dirigé vers le haut », adjectif que l'on peut proposer comme origine de nos innombrables Outana, Autannaz, Otan, Autan, toponymes qui s' appliquent constamment à des crêtes faîtières ou à de hauts pâturages. Uttanapdda était le nom donné au sommet du Mêrou. Le préfixe ut, qui indique une situation ou un mouvement vers le haut, a donné le comparatif uttara, « supérieur ». Et si uttara est presque identique, lettre pour lettre, à Autaret, il est évident que ut est le même mot que haut ( altum ). Le h du mot français haut est parasite; on devrait écrire aut, et nos montagnards disent Vaut de Morge, Vaut d' Arbignon, etc., et non pas « le haut de... » Si, des noms de montagnes, on passe aux noms de torrents, on constatera que le nom générique Rhein ( Vorder-Rhein, Hinter-Rhein, Valser Rhein, Averser Rhein, etc. ) s' apparente à la racine sanscrite rin, « aller », et au germanique rinnen, « couler », et que le nom générique Dranse ( Dranse du Biot, Dranse de Montriond, Dranse de Ferret, Dranse d' Entremont, etc. ) qui est une contraction de Druentia, se relie au substantif sanscrit dravanti, qui veut dire « rivière, torrent » ( racine dru, « courir, couler » ). On pourrait citer bien d' autres exemples, et il ne serait probablement pas exagéré de dire que presque tous les noms des torrents alpins seraient explicables par des racines sanscrites. Il n' est pas dans ma pensée d' importuner le lecteur par une sèche nomenclature, mais je ne saurais omettre de citer les comparaisons suivantes, qui sont frappantes: — drava, « écoulement », et la Drave, saua, « liquide, eau », et la Save, rôdana, « cours d' eau », et le Rhône ( Rhodanus ), busa, « eau », et la Buzza di Biasca, la grande inondation qui a ravagé le Tessin en 1515.

Parmi les noms alpins qui ne dépendent directement ni de l' idée de « montagne », ni de l' idée de « eau », il y en a qui paraissent aussi se rattacher de très près à la langue des Brahmanes. Ainsi, les mots patois Gand ( allemand ) et ganna ( italien ), qui signifient « étendue pierreuse, éboulis », correspondent probablement au sanscrit kanda, « morceau, fragment » ( kand, « briser, mettre en pièces » ), et les noms propres de torrents encaissés Chalanche, Salanche, à jalancala, « lit de rivière ou de torrent ». Le nom de la Dala de Louèche semble s' être appliqué originairement à la profonde fissure au fond de laquelle gronde ce torrent, plutôt qu' au torrent lui-même, car la racine dal signifie « se fendre », et dala « action de fendre ». De même, on peut penser que le nom de Dalley ou Daillay a été donné au secteur moyen de la Salanfe ( près de Salvan ) précisément parce que ce cours d' eau s' enfonce là dans une crevasse de la montagne. Cette interprétation paraîtra peut-être moins hasardée qu' on ne serait tenté de le croire, quand on songera aux innombrables Couz, Cousin, Cosa, Couzon ( Alpes et Auvergne ) qui se rapportent tous à des gorges, à des défilés, et dont le nom dérive apparemment de kôsa, « récipient, gaîne, vase » ( à comparer avec le français gousse de haricot, patois cosse ).

L' une des analogies les plus frappantes, comme sens et comme son, est celle qui existe entre le Pas de la Bédaz, ou de la Bide, et le sanscrit bida, « déchirure, fente, brisure » ( racine bid, fendre ), ou bêda, « fente, fêlure ». Tous les alpinistes romands connaissent la fameuse Bêda des Dents Blanches de Champéry: une fissure par laquelle un seul homme peut passer à la fois et qui a été produite par la déchirure d' une paroi de rocher.

On sait que des vallons étroits, des renfoncements, portent souvent le nom de Ecouallaz ou Ecuelle; 1e passage entre Abondance et d' Aulph ( Haute-Savoie ) s' appelle le Col de VEcuelle ou de l' Assiette. L' idée de « écuelle, assiette » est rendue en sanscrit par uaedala, et l' idée de « trou, percée » par vêda. Or, dans les Alpes, nombreux sont les Veudale ou Vaudalla, toponymes qui paraissent s' appliquer soit à de petits cirques de montagnes, soit à des défilés; ainsi la brèche de la Vaudallaz, par laquelle s' écoule la Sofia, entre Susanfe et Champéry. Cette interdépendance entre l' idée de récipient et de dépression de montagne se retrouve dans le rapport entre le sanscrit kumba, « cruche », et le celtique comba, « petit vallon ». Je me plais d' ailleurs à constater que, dans ses articles si bien documentés qu' il a publiés dans la présente revue, M. Jules Guex rejette, pour Veudale, l' ancienne étymologie de uaudai, « sorcier », pour lui substituer celle de « vallon », en rappelant le vieux français vaucelle.

Un cas intéressant, au double point de vue toponymique et topographique, est celui du Val Veni, près de Courmayeur. Cette portion de vallée était barrée de façon permanente, il y a quelques millénaires, par le glacier de la Brenva, et encore à notre époque ( par exemple entre 1920 et 1930 ), il arrive qu' un avancement inopiné du front glaciaire fasse refluer la Doire, qui forme alors un lac temporaire en amont du barrage. L' ancien lac a fait place à une plaine alluviale dans laquelle la rivière s' est divisée en plusieurs ramifications. Le Val Veni est ainsi caractérisé par un réseau, un enchevêtrement de cours d' eau ou, autrement dit, par un aspect deltaïque. Or, en sanscrit, vêni veut dire « tissage » ( racine vê, « tisser » ), mais aussi « chignon » ( réseau de cheveux ) et aussi: « confluent de deux ou plusieurs cours d' eau coulant dans des lits parallèles ».

Tout en espérant que le lecteur n' aura pas trouvé trop ardue cette petite revue toponymique, je terminerai par deux mots que chacun reconnaît comme étant par excellence des termes alpins: avalanche et chalet.

Le latin ne possède pas de mot qui soit l' équivalent de avalanche, mais d' après Littré, nous savons que avalantia signifiait, en bas-latin: « descente » ( de avaler, « descendre » ) et que les termes avalage et avalaison correspondent respectivement à « descente d' un bateau sur une rivière » et à « cours d' eau torrentiel formé soudainement par suite d' un orage ». Il est extrêmement probable que c' est aux antiques dialectes ligures que le bas-latin a emprunté avalantia, et d' un autre côté, nous voyons que le verbe sanscrit avalambê signifie « tomber ». La racine sanscrite lamb-, qui n' est qu' une nasalisation de lab-, s' apparente au verbe latin labi, « tomber, glisser », au terme dauphinois lave ( permutation du b au v ), « torrent de boue », et à lavanche, lawine, qui sont des synonymes d' avalanche.

Quant au mot chalet, qui est spécifiquement romand et savoyard, Littré ( Supplément de 1923 ) ignore d' où il provient. Les variantes chalài, chalê ( ch dental, comme le th anglais ), tzale, font présumer que ce groupe de mots doive être rattaché aux toponymes Sales, Sallaz, etc., qui se rapportent à des hameaux ou groupes de maisons. Dans son Essai de Toponymie, Jaccard pense que Sales et Sallaz ne dérivent pas du latin, mais du vieux haut allemand sai, « maison, demeure ». Ne se rapprocherait-on pas davantage de la vérité en supposant que soit Sales, soit chalet ne proviennent pas plus du germanique que du latin, mais des antiques parlers ligures? Dans la langue sanscrite, que nous pensons être sœur du ligure, çâla, ou sâlâ, veut dire « salle » ou « maison ». Les mots correspondants sont salle en français, halle en allemand ( même sens ), cella en latin ( « grenier » ou « maisonnette » ), tscholê en ladin du Tyrol ( « cave, cellier » ).

Bibliographie. Pour les personnes qui s' intéresseraient particulièrement au sujet que nous venons d' effleurer, nous donnons ci-après une petite liste, très condensée, de références bibliographiques.

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Jaccard, Henri. Essai de Toponymie. Origine des noms de lieux habités et des lieux dits de la Suisse romande. Lausanne, 1906.

Jullian, Camille. Histoire de la Gaule, tome I. Paris, 1908.

Meyer, Ernst. Die schweizer Bergnamen. Der kleine Bund ( Berne ) du 26 mars 1922 et du 31 juillet 1932.

Montandon, Frédéric. Etude de toponymie alpine. De l' origine indo-européenne des noms de montagnes. Le Globe, t. 68, Genève, 1929, p. 1 à 152.

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Muret, Ernest. De quelques désinences de noms de lieu particulièrement fréquentes dans la Suisse romande et en Savoie. Romania, t. XXXVII, Paris, 1908, p. 1—46, 378—120 et 540—569.

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Zaborowski, S. Les peuples aryens d' Asie et d' Europe. Paris, 1908.

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