Le quai II et les Perrons
Unterstütze den SAC Jetzt spenden

Le quai II et les Perrons

Hinweis: Dieser Artikel ist nur in einer Sprache verfügbar. In der Vergangenheit wurden die Jahresbücher nicht übersetzt.

En souvenir d' Alfred Vouilloz Marcel Michelet, Vollèges

Quai II, voie 2. J' attends le départ. En face, voie 3, je repère, derrière les vitres, des visages qui sont censés aller, comme moi, dans la direction de Lausanne. Que diable! Ils se mettent dedans, ceux-là! Et je leur fais signe; au même instant, le haut-parleur claironne:

- Quai II, voie 3, pour Lausanne, attention au départ!

Mes visages glissent vers Lausanne.

- Quai II, voie 2, sans arrêt jusqu' à Brigue! Flash dans mon cerveau. Le temps de prendre ma valise et de toucher le glacis, j' évite Brigue d' une fraction de seconde.

Planté entre deux voies désertes, je peste contre cette sacrée gare de Sion, qui expédie tous les trains du même quai II. Puis, je consulte la table. Une heure perdue. Ou plutôt une heure à perdre. Et dire que j' ai, au déplaisir de mon frère, brusque les adieux!

D' abord quitter cette plate-forme à courants d' air. Passage souterrain. Une puissante main d' homme sur mon épaule, je reconnais la chaude voix qui chante mon prénom.

— Pas possible!

Je spirale ma nuque vers le haut. C' est bien mon ami Freddy, que je regarde les yeux aux étoiles, tant il est plus grand que moi.

Inséparables au collège, on nous appelait don Quichotte et Sancho Panca: lui svelte, dégagé, sa chevelure flottant aux vents sublimes, sa palme tutélaire caressant mon col; moi petit, râblé, roulé comme un ballot dans les habits de drap que ma mère taillait sur des patrons démodés.

L' amitié éternelle que nous n' avions eu nul besoin de nous jurer, tant elle était plus forte que tout serment, n' eut guère, pour s' alimenter, que notre absence. Nous apprenions de loin nos joies et nos peines respectives, et elles « cristalli-saient », interpénétrées, formant un minerai spirituel dont aucun procédé humain ne saurait dissocier les éléments qui le composent.

Une heure avec Freddy: une heure gagnée sur la vie et la mort. Vive la gare de Sion! Vive ce fameux quai avec ses voies qui fourvoient! Déjà nous respirons des souvenirs plus capiteux que les parfums d' absinthe et de genièvre sur les coteaux d' Isérables. Mais il y eut, depuis, ces veines de sang et de larmes qui font divines les pierres précieuses.

Freddy portait encore le deuil de son fils aîné, jeune homme de vingt-cinq ans, dont j' avais, dans le silence d' une foule atteinte au cœur, suivi le blanc cercueil. Et nous parlons de lui.

Plus forte que tout souci d' avenir temporel, sa passion de pureté et de beauté avait élu demeure dans les neiges éternelles et les sommets des Alpes. Et il était mort une nuit d' étoi, seul en présence de Dieu, dans les Aiguilles de Chamonix.

Une heure avec Freddy. Avec ce deuil que son âme claire changeait en espérance. Un instant, un pont, tout est recomposé, plus grand, plus large, plus profond, comme un pays quand l' avion s' enlève du sol.

Freddy me raccompagne au quai II. Ses grandes belles mains étreignent les miennes. Ah! nous n' attendrons plus une année avant de nous revoir!

Mais je reverrai toujours, du tournant de la voie, son immense geste d' adieu.

Je rentrai peuplé de souvenirs. Un, celui que j' essaierai de vous dire, me tint éveillé jusqu' à l' aube.

Un mois d' octobre à Finhaut: si la joie m' en était donnée, j' hésiterais à rompre un charme de trente ans.

Je remplaçais le curé du lieu, j' étais jeune, je célébrais mes noces avec la poésie.

Etrangers partis, les hôtels dorment, les villageois ont retrouvé leur vie paysanne.

La station, pareille à une ville orientale, étage au-dessus de l' église neuve ses plaques de soleil. Autour, à tous les paliers, bourdonnent les couleurs, les chants, le silence.

Petits prés de turquoise, enchâssés dans une résille de coudrier vieil argent. Les bergères tricotent de la lumière; les troupeaux font un concert de cloches.

Dans les champs de glèbe retenue ou rapportée sonnent la pierre et le métal. Sur les pommes de terre qui jonchent les sillons, la fumée des fanes, noire et traînante, s' enlève, lumineuse; la flamme répond à ses sœurs, l' églantine et l' épine.

Le glacier du Tour, lui aussi, s' allume, rose, et lègue à la nuit sa transparence.

Alors les constellations de baies et de feuilla- ges ont pris place au firmament, où la voix des torrents leur chante une hymne religieuse.

Quelle paix! Je ne demande qu' à l' épuiser, immobile à ma fenêtre.

Un matin, il est plus de neuf heures, on me hèle de la place à timbres alternés, flûte et bas-son. Je reconnais, avec Freddy, un autre ami de collège devenu mon confrère. Ils sont équipés d' un sac de montagne, d' un piolet et d' un rouleau de corde.

- Allons, embusqué! Tous les sommets nous appellent, nous répondons. Tu viens?

- Lequel?

- Lequel? Le plus digne de nous: les Perrons!

J' avais un peu de littérature alpine. Les Perrons, ce n' est pas une taupinière. Je croyais vaguement savoir qu' un célèbre alpiniste du nom de Blanchet ( le même que le pianiste ?) y avait fait une première. En musique, peut-être?

- Les Perrons? Sérieusement? Ce n' est pas pour nous. Pas pour moi, du moins.

- Bah! une traversée des plus classiques! Je connais ça, ajoute Alexis. Fiez-vous au guide.

- Il va sonner dix heures. Et les jours sont courts.

- A Châtelard, le funiculaire. Cinq heures de traversée. On rentre par le soleil.

Le temps de nous changer, Alexis et moi, la soutane n' étant pas précisément un costume de varappe. Dessous, bien sûr, apparaissait une tenue que ni l' Eglise ni le monde ne sauraient approuver: chemise de toile écrue, culottes effilochées, bas de laine en accordéon. De quoi mettre en fuite les choucas.

Nous grimpons, naturellement, comme des chamois, sauf le style. Ah! ce n' est que ça, les fameux, les redoutables Perrons? Le chemin des écoliers! Des couloirs où l'on aurait, exprès pour nous, étendu des tapis d' herbe tendre. Puis le rocher. Le rocher? un escalier magique. Une main, un pied, une main, un pied; les marches sortent de la paroi comme par enchantement, à la disposition de nos gestes. Le guide est au chômage; le sommet nous semble une victoire mal acquise, et c' est avec un peu de confusion que nous voyons le Mont Blanc battre un ban de lumière en notre honneur.

Il y fait bon. Nous oublions le temps. Nous oublions même de parler. Philosophie, musique, poésie, toutes ces merveilles dont nous avions, les années de collège, détaillé les richesses au prisme du langage, étaient ici au rendez-vous de l' unité que seul exprime le silence. Et si nous prîmes des photos - dont peu surnagent - avec le dôme majestueux qui brillait au couchant comme notre auréole, je vous assure que pas un instant l' orgueil de Monsieur Perrichon, « moi et le Mont Blanc », ne nous a effleurés. Nous étions bien au-delà!

« Soudain le vent fraîchit. La montagne devint violette. » Perdues dans leur contemplation, les trois chèvres de Monsieur Seguin frissonnèrent.

- Le plus sage, opina Freddy, c' est de retourner par où nous sommes venus.

Malheureusement, Alexis possédait lettres et sciences alpines.

- Le même! Innocents! C' est une prime à la mort! Ah! vous en êtes à confondre la descente avec la montée, vous! C' est le jour et la nuit! L' herbe est une nappe de rosée à cette heure; nos semelles y foncent comme des patins; c' est la catastrophe sans phrases.

— Pour ça non, gouailla Freddy. Ce sera une catastrophe avec phrases. Sacré orateur, tu fais mieux de dire comment nous sortons de là.

— Une issue: la traversée. Et si vous voulez apprendre le rappel de corde, sautez sur l' occa.

Nous sautâmes. Une falaise de schiste éclaté: un jeu d' enfants. Puis le surplomb. Alexis nous fit tout un cours avant de nous ficeler comme des boudins. Nous marchâmes bravement sur la pierre limée, Freddy en tête, Alexis fermant la colonne, et moi, le plus bête, solidement encadré.

La plate-forme s' arrondit en courbure de planète avant de basculer dans l' espace.

- Ici, proclama gravement notre guide, commencent les rappels.

- La corde accrochée odemanda sceptique-ment Freddy, qui balayait des yeux la table rase.

- Bien... on verra, dit Alexis, qui en faisait autant.

Pas la moindre aspérité. Le moral de Freddy fléchissait avec la lumière.

- On y voit déjà comme au jeu de colin-mail-lard. Allez si vous voulez, moi je reste ici.

- Congelé. Ça te conservera!

- Tu peux faire de l' humour. Mais moi qui ai femme et enfant...

- Et enfant? Déjà? Tu n' es marié que des primevères.

- Et enfant. Et alors? Il viendra à son heure, le pauvre gosse. Infortuné Christophe! Il n' aura pas connu son père!

- Christophe ou Christophorine, nous lui ramenons son père, je le jure! Il y a la providence, ou quoi?

- La providence n' est pas obligée de faire des miracles pour sauver les crétins que nous sommes.

- Les crétins, comme tu y vas! Les enfants de Dieu! Et puis, oh! mais, qu' est que tu dis de ça? triompha Alexis, qui n' avait pas cessé de rôder, cherchant quelque chose, et maintenant faisait sonner dans l' anneau d' un piton une boucle de métal. Qui donc a eu l' idée de planter pour nous cette ancre de salut?

Freddy s' approcha, examina l' engin et pleurni-cha:

- C' est un entrepreneur de pompes funèbres! Tu sens bien que ça bouge. Que Sa ne tiendra pas!

Je retournai au pied de la falaise chercher des éclats pour coincer le piton et pousser les coins.

Alexis, hiératique, y passe la corde. Le soleil, lui, tisse ses derniers rayons autour de la Cime de l' Est, du Mont Blanc et du Grand Combin. La rosée huile la roche. L' onglée pince nos doigts.

Freddy disparaît en priant à haute voix. Je le suis. Je vois dans le ciel la silhouette d' Alexis, à l' horizontale contre le mur que raclent ses tricounis. Puis plus rien. L' ombre. Nous ne communi- quons plus que par des bribes du Pater et de Y Ave.

Silence. Les mains prient. La poitrine. Les genoux. Tout le corps.

Une bretelle de mon sac s' est décrochée. L' autre, portant le poids, sort de l' épaule, glisse le long du bras. Je la retiens à mon petit doigt gourd.

Dans le sac, il y a des bouteilles. C' est lourd, c' est dur. De quoi assommer mon ami Freddy, trois mètres dessous... Ne crie pas! Gare la panique! Si je pouvais lancer mon fardeau dans le vide, par-dessus Freddy?... Impossible. Mon bras est raidi, mon doigt ne sent plus rien. Dieu! Dieu!... Ne permets pas!...

Serré par la corde, serrant la prise d' une main, retournant en pince de crabe mon auriculaire insensible, ponctuant mes efforts des invocations suprêmes, je parvins à ramener la sangle au creux de mon coude, puis à la rétablir sur mon épaule. Un sueur glaciale ruisselle sur mes membres. Mon cœur bat. Dieu soit béni. Les miracles existent. Mais de celui qui l' a sauvé, Freddy n' en a jamais rien su.

Trois ou quatre de ces rappels à l' aveugle prirent bien la moitié de la nuit.

Le reste, à ce que décrivait Alexis, n' était que pentes très honnêtes, coupées de quelques marches. Malheureusement, Cette obscure clarté qui tombe des étoiles ne nous montrait pas si les marches avaient cinquante centimètres ou cinquante mètres. A chacune, nous laissions un peu de notre moral. Freddy pensait à Christophe et la maman de Christophe; moi, je pensais à la messe de sept heures; Alexis, l' homme des aventures, ne pensait raisonnablement à rien.

- Vous verrez, vous verrez, Sa ira!

Mais au lieu d' enchaîner la Carmagnole, il chantait les complies à l' intention de Freddy.

- Le Seigneur est to lumière, tu n' auras pas peur de la nuit. Du diable qui rôde dans les ténèbres il te délivrera. Il t' a confié à ses anges, ses anges te porteront.

- C' est bon, c' est bon, larmoyait Freddy. Les anges ont mieux à faire que de tendre des bâches sous trois imbéciles qui font, une nuit d' octobre, la traversée des Perrons.

Les torrents, les derniers feux d' un quart de lune, rien ne nous indique l' heure; nous écono-misons nos allumettes pour un éventuel bivouac dans la région boisée.

Mais tout au fond de la vallée, une lumière. Elle bouge. Une autre. Pas d' erreur, dies montent vers nous. Elles écrivent dans la nuit. Elles nous font des signes. Sauvés!

Nous répondons en frottant nos allumettes, qui ne sont pas du Bengale. Une. Une encore. La dernière quand les lumières se sont approchées à portée de voix.

- Ho... Oh!

- Ho... Oh!

- C' est vous?

- C' est nous.

- Sains et saufs?

- Sains et saufs.

- Et un peu fous, traîne Freddy.

Nos voix guident les lumières; nous ne bougeons plus que pour nous jeter enfin dans les bras de nos sauveteurs.

Freddy épuisé, Alexis par goût de poète, dormiront aux chalets d' Emosson. Je descends seul le sentier de la Gueulaz quand les premières lueurs de l' aube glissent sur le Bel-Oiseau.

L' aube à ma fenêtre. Le téléphone sonne.

- Allô!

- Allô!

C' était mon frère Cyrille, que j' avais quitté la veille pour l' aventure du quai II.

- Bien rentré, Marcel?

- Sauf que j' ai manqué le bon train. Je ne le regrette pas. Ça m' a valu une heure inoubliable avec mon ami Freddy...

- Sais-tu qu' il est mort cette nuit?... Je ne voulais pas te le laisser apprendre par les journaux...

Silence. Je ne me souviens plus qui reposa l' écouteur. Nous ne pouvions, ni l' un ni l' autre, ajouter un seul mot.

Feedback