Le Grand Miroir d'Argentine
Avec 3 illustrations ( n08 61—63).Par L. Seylaz.
« Le meilleur moyen d' échapper à une tentation est d' y succomber » a dit quelque part ce tragique humoriste qu' était Oscar Wilde.Voici vingt ans que la paroi hallucinante du Grand Miroir hantait mon imagination; et, les années passant et les tempes grisonnant, j' avais beau me dire que ce n' était plus là des jeux de mon âge, que je n' étais probablement plus assez souple ni assez fort pour me mesurer avec cette muraille, rien ne pouvait m' en délivrer. Chaque passage à Solalex, chaque mention du Miroir venaient raviver mon désir et en rendre l' aiguillon plus poignant. A la fin de chacune de nos conversations, mon ami Otto ne manquait pas de me rappeler: « Et puis, tu sais, il y a le Miroir. » J' ignore qui fut le premier à s' y hasarder1 ). Il y a vingt ans je connaissais deux caravanes qui en avaient effectué la descente, à grand renfort de rappels de corde. Depuis lors, sans qu' aucune description n' ait été publiée là-dessus 2 ), uniquement par ces voix mystérieuses qui transmettent aux initiés les nouvelles qui touchent la passion des grimpeurs, le Miroir d' Ar a acquis une sorte de célébrité et la réputation d' être l' escalade la plus ardue et la plus difficile des Alpes Vaudoises. Il a pris la place que tenait jadis Pierre Cabotz dans les ambitions et les espoirs des jeunes alpinistes. Il y a cinq ans on aurait pu compter sur les doigts les caravanes qui l' avaient gravi. L' autre jour nous n' étions pas moins de sept cordées accrochées aux grandes dalles inexorables. Telle est la destinée non moins inexorable des montagnes.
En juin dernier, Otto et moi avions fait une première tentative, laquelle nous avait amenés sur la grande vire oblique qui constitue le vestibule de départ, la plateforme d' envol pour l' escalade du Miroir. Mais déjà en approchant de Solalex, Otto avait hoché la tête d' un air pensif et perplexe à la vue des bandes de névé qui subsistaient tout en haut, sous le parapet surplombant de la muraille. De la neige, cela signifiait de l' eau ruisselant sur les plaques, et l'on ne « fait » pas le Miroir lorsqu' il est mouillé. Nous n' eûmes pas à aller très loin pour en trouver la preuve. Dès l' abord, notre élan fut cassé net par l' état de la grande cheminée qui forme la base de l' Y. Les suinte- LE GRAND MIROIR D' ARGENTINE.
ments en avaient rendu les parois gluantes et savonneuses. Les mains glissaient sur les prises comme si elles avaient été enduites d' huile. La cheminée était littéralement inabordable.
L' été passa, splendide, et se prolongea dans les chaleurs sahariennes de cet incomparable mois de septembre. Un vendredi soir, mon ami Flavien Jeanneret, à qui je dois déjà d' avoir gravi l' Arête Vierge de la Tête à Pierre Grept, vint me glisser quelques mots à l' oreille: « Venez-vous avec nous au Miroir? » Les hésitations, les doutes, les scrupules, les résolutions de sagesse — ils sont trop verts — s' évanouirent comme par enchantement, et le lendemain je débarquais à Gry on.
13 septembre. Il est 8 heures lorsque nous quittons le chalet du Béroud. Nous sommes six: Flavio d' abord qui sera mon compagnon de cordée; puis Junod que ses camarades appellent le concierge du Miroir, car il en est à sa dixième ascension, et enfin Gander, Gaudin et Conne. Ce sont tous des jeunes, passionnés de montagne comme je l' étais à leur âge, pleins de mordant et animés d' un magnifique esprit d' équipe. Je fais un peu l' effet d' un grand-père au milieu d' eux, mais ils veulent bien faire semblant de ne pas s' en apercevoir et me traitent en camarade. Durant la nuit, un orage passager a laissé tomber une brève averse, averse qui doit avoir été copieuse sur les hauteurs, à en juger par les longues traînées sombres que ses ruissellements ont laissées sur les flancs de l' Argentine. A 10 heures, nous sommes à pied d' œuvre. Trois caravanes sont déjà à l' attaque, l' une par la route de gauche 1 ), une autre dans la cheminée de l' Y, la troisième au passage du piton, plus à droite. La configuration des parois, surplombantes à leur base, puis au-dessus légèrement convexes, renflées comme la coque d' un navire dont les flancs auraient 400 mètres de haut, est telle que nous ne les reverrons pas de la journée. Remontant rapidement la large vire qui monte obliquement à droite, nous nous hâtons d' aller nous mettre à couvert des projectiles dans l' antre profond creusé à la base de la cheminée. La précaution est nécessaire: à chaque instant de sourds vrombissements ou des sifflements aigus font vibrer l' air, et des cailloux invisibles, passant par-dessus nos têtes, vont se pulvériser sur les rochers du seuil de la grotte.
Cette cheminée, clé de la route de l' Y, exige un rude coup de collier. Haute d' une vingtaine de mètres, elle présente à mi-hauteur une niche profonde où l'on peut souffler et reprendre des forces pour la suite qui est le plus dur morceau. Car au-dessus de la niche, les parois se rapprochent pour former une voûte ogivale dont le sommet, à son bord extérieur, surplombe de trois à quatre mètres. Il faut monter obliquement, coincé dans la fente, face à l' est, le dos, les pieds et les mains en « opposition », et s' avancer au- dessus du vide jusqu' à l' extrême bord de l' auvent, puis se retourner face à l' ouest pour saisir une prise éloignée et se rétablir sur le toit. La manœuvre est difficile à décrire:, mais elle est parfois plus difficile encore à exécuter; il suffit que l'on soit un peu trop en dedans ou en dehor; ., que le point d' appui d' un pied ou d' un coude soit un peu trop haut ou trop bas, pour que le grimpeur ne trouve pas du premier coup l' équilibre nécessaire à cette conversion. Les rochers qui suivent sont franchis à quatre pattes presque au galop, pour gagner un terrain de nouveau très facile dans un large couloir d' éboulis. De longues manœuvres compliquées sont nécessaires pour hisser les quatre sacs de la caravane; j' ai le temps de fumer deux pipes jusqu' à ce que la dernière cordée ait rejoint. Nous avons eu tout loisir d' étudier la suite du passage, ou du moins ce qui en est visible, car le couloir d' éboulis se resserre de nouveau en une cheminée noirâtre qui va buter dans le cul de sac d' une autre niche, au point exact où bifurquent les deux branches de l' Y, et dont le plafond en encorbellement masque toute la partie supérieure du Miroir. Pour sortir de ce trou, il faut se hisser sur la droite par la tranche d' un feuillet détaché qui vous repousse désagréablement vers le vida. A la première tentative Flavien, mal parti, se fatigue et doit redescendre. Je ne réussis pas mieux, déséquilibré par mon sac alourdi de mes pesants brodequins. Alors nous laissons les sacs et, s' aidant de mon épaule, Flavien enlève le pas. Pour moi, je trouve le passage plus fatigant même que la grar de cheminée d' entrée. Rampant sur des rochers jaunes et lisses, je rejoins Flavien confortablement installé dans la coulisse de la branche droite de 2' Y. De nouveau une longue attente jusqu' à ce que nos camarades surgissent enfin de la falaise. Cette fois nous sommes en plein Miroir, à peu près au tiers de sa hauteur. Le chéneau où nous sommes s' infléchit peu à peu vers la gauche pour aller se perdre contre une forte cassure qui barre le Miroir à l' est. De ce sillon se détachent obliquement vers la droite une infinité de rainures étroites striant l' effarante dalle blanche d' un réseau compliqué, inextricable, de lézardes et de crevasses. C' est par ces fissures qu' il faut s' élever, et il s' agit de bien choisir. Elles se ressemblent toutes, et comme l' ascension se fait toujours en espadrilles ou en vibrams, aucune trace de clou ne vous guide. Quelques-unes de ces fentes n' ont que quelques centimètres; d' autres, larges d' un pied, invitent à s' y engager, mais attention! Il faut se garder de partir trop tôt vers la droite, cela vous conduirait à une impasse ou sous les à-pic du Cheval Blanc. Flavien s' engage dans ce qu' il croit être la bonne direction; mais trente mètres au-dessous, Junod fait du doigt un geste de pendule et continue à monter tout droit. Nous voici obligés, pour rejoindre les autres cordées, d' effectuer une traversée délicate sur la gauche. Le site est farouchement inhumain, mais jusque dans cette dureté implacable la nature s' est amusée à semer quelques notes de tendre poésie sous forme d' adorables touffes de campanules bleues qui jaillissent çà et là des anfractuosités de la roche.
Le faux mouvement que nous avons fait a mis notre cordée en queue. C' est Gaudin qui conduit maintenant là-haut, suivant une rainure invisible, si bien que d' où je suis mes camarades ressemblent à des mouches accrochées à une glace dépolie. La fissure devient par endroits terriblement étroite. Plus de place pour le pied ou le genou, pas de prises sur plusieurs mètres, le seul moyen de progresser est de travailler par « opposition », le pied sur le tranchant de la lèvre inférieure, tandis que les mains saisissent par-dessous la lèvre opposée. Partout où les fentes s' élargissent, le fond en est colmaté d' un terreau noir et gras que l' averse de la nuit a rendu gluant. Mes compagnons, tous chaussés de vibrams, semblent tenir assez bien, alors que les semelles crèpe de mes espadrilles s' encrassent et deviennent glissantes; à chaque instant je dois racler vigoureusement la roche pour leur rendre un peu d' adhérence. Nos trois cordées avancent à la manière des chenilles arpenteuses: le premier va jusqu' à ce qu' il trouve un ancrage, puis le second rejoint, et ainsi de suite.
Mais voici que Gaudin, à 80 mètres au-dessus de moi, hésite et s' arrête: ça ne va plus. Junod file lestement le long de la lézarde pour aller reconnaître le « terrain ». Il s' en suit un conciliabule dont le détail nous échappe; la conclusion est que nous sommes encore trop à droite et qu' il faut traverser sur la gauche. Pour cette opération délicate, Flavien reçoit l' ordre d' envoyer un piton et le marteau. Cette expédition exigera un certain nombre de longues minutes. Pour passer le temps, mes compagnons lancent de joyeuses « youlées » vers Solalex. Quant à moi, j' aimerais bien fumer une pipe, si ma situation me laissait la liberté de mouvements pour la remplir et l' al. Enfin le fer sonne clair et joyeux là-haut, le filin est passé dans le mousqueton. Ainsi assuré, Gaudin se déplace vers la gauche. Je le vois, aplati contre la roche, étirer, étirer encore bras et jambes jusqu' à s' écarteler et basculer enfin dans une faille invisible qui le cache presque. Il pousse un cri de victoire: « Cette fois c' est la bonne! » A partir de ce moment les choses ne traînent pas. Lorsqu' à mon tour je bascule dans le caniveau, les deux premières équipes ont pris une avance considérable. Quatre, trois, deux longueurs de corde, et c' est le pas scabreux de la sortie. Car la fissure n' aboutit pas à l' encoche de l' arête faîtière, mais une douzaine de mètres plus à droite, sous les falaises surplombantes du Cheval Blanc où conduit un couloir de roche brunâtre élimé par les eaux. Il faut longer horizontalement le pied de ces falaises, sur des dalles polies et humides. Cependant Flavien a déjà passé, je n' ai qu' à suivre la corde. Un dernier mur facile et j' émerge au beau soleil sur les gazons de la crête pour secouer la main de mes compagnons à leur déboîter l' épaule. Il est exactement 16 heures.
Telle fut, fidèlement racontée, notre grimpée du Grand Miroir. J' en attendais beaucoup; je n' ai pas été déçu, loin de là. Sans offrir des difficultés exceptionnelles, elle exige une sûreté de tête, de pied, de gestes, sans relâche, durant des heures. Excepté la cheminée d' entrée, ce n' est pas une épreuve de force, mais de maîtrise de soi-même. Et n' est pas là en définitive ce qui fut à l' origine et reste le principal attrait de l' alpinisme.