Le cor des Alpes autrefois et aujourd'hui
Marianne Meucehn-Roeser, 1 avel
Son né d' un silence séculaire Echo venu du ciel bleu comme gentiane Appel surgi du paradis oublié de la paix première Voici ce que rapportait, le 4 septembre 1875, E. Heim, membre du CAS, sur le son du cor des Alpes: « Nous avons gravi par un temps très clair V Och- 34 senstock, entre Klöntal et Wäggital. Après une longue varappe, nous nous reposions au sommet, admirant en silence les puissants dômes neigeux qui nous entouraient. Soudain, j' entendis, venant de très loin, un son majestueux. De douces mélodies montaient, pures et claires, dans le haut pays alpin. Au bout d' un long moment, je pus distinguer que ces sons provenaient de l' autre versant de la vallée. Avec nos jumelles, nous découvrîmes bientôt sur la Silberalp un armailli jouant du cor devant son chalet. Il ne se doutait pas de la joie qu' il nous procurait ainsi. » ( Tiré de R. Krenger, Le joueur de cor des Alpes, Interlaken 1922. ) Trapu comme un bloc de rocher, bien campé sur ses jambes, le joueur de cor se tient devant son instrument, entourant des deux mains la partie supérieure du cor, et de toute la force de ses poumons, il en tire ces sons qui réjouissent les amis de la montagne, par exemple l' auteur du court récit ci-dessus.
Le cordes Alpes est généralement accordé en fa diese; il est considéré comme instrument national suisse, car il n' est pas une fête folklorique chez nous d' où il soit absent. Qui ne se souvient de la ballade du mercenaire suisse que le mal du pays étreint lorsqu' il entend le son du cor des Alpes? « A Strasbourg sur la redoute, mon mal a commence, c' était le cor des Alpes que j' entendais là-bas chanter... » Cet instrument dont on joue surtout dans l' Oberland bernois, en Suisse centrale, en Valais et en Appenzell, a une longueur de 3,40 mètres à 3,70 mètres. Il faut des poumons solides pour en sortir un son, et c' est peut-être pour cette raison que le cor des Alpes est resté un instrument à vent pour hommes.
Aujourd'hui, la Suisse ne compte guère plus d' une demi-douzaine de fabricants de cor des Alpes connus, qui d' ailleurs exercent cette activité généralement par passion, à côté de leur profession. Cependant, ce n' est pas un jeu d' enfants: la fabrication d' un instrument demande environ cent à cent vingt heures d' un travail patient, et souvent les outils, tels le rabot spécial et les outils pour polir, qui doivent, eux aussi, être fabriqués artisanalement. La recherche d' un sapin rouge qui convienne demande déjà une certaine résistance.
Cela paraît presque incroyable que, à partir d' une bille de sapin d' environ deux quintaux, on puisse fabriquer le tube élégant, aux parois minces, qui deviendra un cor; mais le tube devra encore être courbé, son extrémité formant entonnoir de résonance, puis il sera entouré d' écorce de bouleau, de ficelle de chanvre, de racines de sapin ou de bandes de rotin. L'«emballage » au moyen de rotin est la méthode la plus solide, mais c' est également la plus coûteuse. C' est elle qu' on emploie le plus actuellement. Aujourd'hui le cor comprend une embouchure de trompette, tandis qu' autre on façonnait une sorte d' embouchure sur le cor lui-même. Plus un cor des Alpes est long, plus le son en est bas.
Il semble que le cor des Alpes soit originaire d' Asie centrale. La question de Page de notre cor suisse se perd dans le labyrinthe des conjectures et n' a pas pu être élucidée jusqu' à maintenant de façon satisfaisante. En 1868, H. Szadrowsky s' est penché sur la question de Page et de l' origine du cor des Alpes en analysant les mélodies de cet instrument dans un article intitulé: La musique et les instruments des habitants des Alpes ( paru dans la revue annuelle du CAS ). Szadrowsky voulait éclaircir les relations existant entre les séquences du moine de St-Gall Notker Balbulus ( an 912 ) et les mélodies du cor des Alpes. Il est indubitable que la musique des bergers est une des sources de la musique occidentale. Le développement et l' in de cette musique populaire primitive sur la musique sacrée et profane sont encore insuffisamment connus. Il existe,par exemple,un ancien jubilus mélismatique, chant de berger sans parole, à rythme asymétrique. Ce jubilus du berger présente une parenté incontestable avec les jubili de l' Eglise, spécialement les mélismes graduels du Ve siècle; si on le compare avec les mélodies d' au, ce n' est rien d' autre que le jodel des montagnards. Les mélodies du jodel et les airs de cor des Alpes sont, de plus, proches parents. Mais revenons à Szadrowsky: il rapportait dans son étude que, en écoutant les chevriers en Appenzell, il avait découvert que leurs jodels étaient des fins de séquences notkériennes. Il avait ensuite compare les figures du jodel, qui sont un peu plus complexes que les aires très simples joués par les cors, avec les exemples de séquences recensés dans l' ou de Schubiger ( A. Schubiger: L' école de chanteurs de St-Gall du Ville au XIIe siècle ) et qu' il avait constaté une ressemblance indéniable. Les airs de cor des Alpes se retrouvent du reste dans différents chants de montagnards, les ranz des vaches, auxquels A. Tobler a consacré une étude détaillée ( in: Revue suisse de musique et bulletin des chanteurs, XXXe année, Zurich 1890 ). Avant lui déjà, Joh. Rud. Wyss avait constaté que les ranz des vaches étaient volontiers accompagnés au cor des Alpes ou que les mélodies en étaient jouées au cor ( in: Textes servant au recensement des ranz des vaches et chants populaires suisses, 4e édition, Berne 1826 ). Un ranz des vaches appenzellois,datant de 1545,nous est parvenu. C' est probablement le plus ancien document écrit de ce genre qui nous ait été transmis. On le trouve dans le livre Bicinia gallica, latina, germanica, Georg Rhaw, Wittenberg. Dans une thèse de Bale sur le mal du pays de Joh. Hofer, datant de 171 o ( éditée par Theodor Zwinger ), est recensé le ranz des vaches dit de Zwinger-Hofer. Aug. Glück a examiné, dans un complément à l' article de A. Tobler, la parenté du cor des Alpes avec ce ranz des vaches. Il écrit: »Comme Hofer nous le rapporte dans sa thèse sur le mal du pays, les bergers avaient l' habi, en gardant le bétail, de jouer une « camoena », c'est-à-dire le ranz des vaches en question. Il nomme « tibia » l' instrument utilisé pour cela. Même si le sens du mot »tibia » ne s' applique pas forcément au cor des Alpes, divers indices font supposer que le ranz des vaches de Zwinger-Hofer doit son origine au cor des Alpes. » Glück rapporte ensuite des passages de ce ranz qui doivent être dérivés d' un air de cor des Alpes. « A cela, lisons-nous chez Glück, renvoient aussi les fa dièse qui sont mis à la place de fa et qui ne s' expliquent que par la nature particulière du cor des Alpes. » Glück constate de plus que le ranz des vaches de Zwinger-Hofer ne comprend que des sons naturels qui sont caractéristiques du cor des Alpes. ( On entend par sons naturels ceux qui sont produits exclusivement par les lèvres en soufflant de différentes manières. Le corniste presse les lèvres sur l' embouchure du cor; lorsqu' il souffle fortement, cela provoque une vibration qui se transmet à la colonne d' air contenue dans l' instrument, qui ne possède ni soupape ni trous, ce qui produit le son. ) Les mélodies des montagnes, telles qu' elles sont jouées par le cor des Alpes ou chantées dans les ranz des vaches, avaient, semble-t-il, « un effet foudroyant sur l' âme des montagnards suisses » qui séjournaient à l' étranger. Cette musique particulière « représentait à leurs yeux l' image des Alpes, des montagnes enneigées, des vallées et des troupeaux avec une vérité frappante », écrit Ebel dans sa Description des peuples montagnards de la Suisse, parue à Leipzig en i 798. Ebel écrit encore des mercenaires suisses: « Lorsque le ranz des vaches était joué ou chanté dans les régiments suisses en France, les fils de l' alpe fondaient en larmes et étaient soudain atteints en masse, comme dans une épidémie, d' un mal du pays si fort qu' ils désertaient ou même mouraient s' ils ne pouvaient rentrer au pays. L' effet extraordinaire produit par cette mélodie explique pourquoi il était interdit, sous peine de mort, de siffler ou de chanter le ranz des vaches. » Ce mal du pays, cette febrem ardentem ( d' après Joh. Hofer ) n' atteignait « que les montagnards et non les Suisses de la plaine ». Mentionnons en passant, à titre de curiosité, une remarque d' Ebel sur le mal du pays des vaches: « Quand les vaches d' un pâturage de montagne, éloigné de leur lieu de naissance, entendent ce chant, il semble que toutes les images de leur ancien état revivent dans leur cerveau et provoquent, pour elles aussi, une sorte de mal du pays; elles commencent à balancer leur queue, à courir, renversant toutes les barrières, et deviennent comme folles. C' est pour cette raison que, dans la région de St-Gall, où les vaches paissant dans les pâturages ont souvent été achetées en Appenzell, il est interdit de chanter le ranz des vaches. C' est des chants de bergers et des airs qu' ils jouaient sur leurs instruments ( cors des Alpes ) que Notker Balbulus, à ce que prétend Szadrowsky dans l' article déjà cité, aurait tire les thèmes musicaux de ses séquences. Après Szadrowsky, d' au ont repris cette thèse - parmi eux Tobler, Fritz Gysi et A. E. Cherbuliez ( ce dernier avec des réserves ). A partir de là, la légende selon laquelle le moine de St-Gall, Notker Balbulus, aurait lui-même joué du cor des Alpes s' est répandue et conservée jusqu' à maintenant dans les cercles intéressés par le folklore suisse. Comme les séquences de Notker datent du IXe siècle, on a cru avoir là une preuve du fait que le cor des Alpes était déjà introduit en Suisse à cette époque. Il faut dire, à ce sujet, qu' un codex datant de 970 environ, dépose à la bibliothèque de l' abbaye de St-Gall ( codex N° 484 ), doit contenir, d' après Szadrowsky les séquences de Notker. Il offre bien une collection de mélodies séquentielles à l' usage du chœur, mais ne mentionne aucun nom de compositeur, même pas celui de Notker. De Notker lui-même, nous avons un avant-propos au liber ymnorum ( conservé dans le manuscrit sangallensis 381 ), où il explique avoir adapté des textes aux longues mélodies déjà existantes. Ce qui est sûr, c' est que Notker était poète; en faire un compositeur de séquences ou même un joueur de cor des Alpes ne repose sur aucune base historique. La quarte rehaussée, une particularité de notre cor des Alpes, ne se trouve pas non plus dans les séquences de Notker ( imprimées chez A. Schubiger ). Mais ce fa rehaussé, nommé aussi fa du cor des Alpes, est passé dans les ranz des vaches et le jodel, comme nous l' avons mentionné. Il s' est même implanté dans la musique symphonique. Un exemple célèbre de ce fa du cor des Alpes se trouve dans le thème du cor au quatrième mouvement de la i' re symphonie de Joh. Brahms. Ce compositeur séjourna en été 1868 en Suisse. Il a envoyé une carte postale où il avait note un thème de cor des Alpes à Clara Schumann, accompagné des mots suivants: « Voilà comment on joue du cor des Alpes aujourd'hui. » Beethoven a également utilisé une mélodie de cor des Alpes dans sa symphonie pastorale: au début du quatrième mouvement qui est intitulé « Chant de bergers. Sentiments de joie et de reconnaissance après l' orage ».
A une certaine époque, le cor des Alpes a risqué de disparaître de nos montagnes. C' est ainsi que Ferdinand Huber, compositeur de chansons autrefois connu, contribua en 1826 à la renaissance du cor des Alpes en donnant des cours de cor à Grindelwald sur l' initiative du Landammann von Mülinen. Cent quarante-six ans plus tard, c'est-à-dire en été 1972, une exposition extrêmement bien documentée a eu lieu au musée de Grindelwald. Préparée par le Dr Brigitte Geiser et intitulée Le cor des Alpes en Suisse, elle suscita un grand intérêt. Mentionnons aussi la collection d' instruments à vent exposée à Zimmerwald, près de Berne. Son propriétaire, Karl Burri de Berne, fabricant d' instruments, y présente le développement de l' instrument à vent à l' aide de plus de deux cents instruments originaux, à commencer par la corne et les coquillages, instruments primitifs des sons naturels. Et bien sûr le cor des Alpes n' y manque pas.
Le cor des Alpes ne servait pas seulement au délassement chez les montagnards. Il avait aussi un but pratique: il était utilisé pour attirer le bétail, rallier les troupeaux; il servait de signal en cas de maladie et de danger; et comme il peut avoir une sonorité douce et solennelle, on y jouait la bénédiction du soir.
Cor des Alpes et montagne semblent liés étroitement. En 1921, J. R. Krenger écrivit que cet instrument avait sa place en plein air, sur nos pâturages et dans nos vallées de montagne, « où l' écho résonne mille fois ». A son avis, le cor ne se prêt pas à un concert en salle ni à l' expression de mélodies travaillées. Et Fritz Gysi écrivait en 1925 dans Les Alpes: « Le cor des Alpes est plus que tout autre instrument lié absolument à nos paysages. Il ne fait tout son effet qu' en plein air et perd sa poésie des qu' il est détaché de son cadre habituel et transplanté en un lieu qui ne lui convient pas... Jamais l' ambition de nos montagnards n' est allée jusqu' à faire du cor des Alpes un instrument de concert. » ( Tiré de l' article: Le cor des Alpes. ) Cette position est-elle toujours valable aujourd'hui? Cet instrument des montagnes et des bergers n' a vraiment pas sa place en ville dans nos salles de concert? Certains organisateurs de concert restent encore très méfiants au sujet de l' introduction du cor des Alpes dans la musique symphonique. Et cependant, aujourd'hui commence une ère nouvelle pour le cor des Alpes en tant qu' instrument soliste dans la musique d' or. Un corniste génial, Joszef Molnar ( Lausanne ) a suggéré à différents compositeurs suisses d' écrire des partitions pour cor des Alpes. Elles prouvent - grâce aussi à l' étonnant art d' inter de Molnar - de quelle performance musicale le cor des Alpes est capable. Il est curieux que Fritz Gysi, malgré ses nombreuses réticences à l' égard du cor en tant qu' instrument de concert, admette qu'«à l' intérieur de la musique symphonique, lorsqu' il s' agit de pastorales, on a besoin d' une certaine atmosphère ou de certains timbres que le cor des Alpes serait seul à rendre de façon juste ». Nous lisons encore dans cet article: « Nos compositeurs contemporains ne reculent pourtant devant aucun des moyens susceptibles d' étendre les possibilités d' expression de l' orchestre moderne dans la direction de la musique descriptive. Mais, pour autant que je le sache, personne encore n' a pensé sérieusement à transplanter le cor des Alpes sur un podium d' orchestre ou dans la fosse d' orchestre du théâtre. » A la question de savoir si on peut obtenir de cet instrument en salle de concert le même effet puissant qu' en plein air, tous ceux qui ont déjà entendu - ou plutôt vécu - un concerto pour cor des Alpes répondront affirmativement. Nommons ici avant tout le compositeur Jean Daetwyler ( Sierre ). Auteur d' une symphonie alpine, crée à Zermatt en 1965, à l' occasion du 100e anniversaire de l' ascension du Cervin par Edward Whymper, d' une Messe valaisanne avec fifres et tambours ( instruments traditionnels du Val d' Anniviers ) et de bien d' autres œuvres, Jean Daetwyler parvient mieux que tout autre à évoquer musicalement l' atmo de la montagne dans ses compositions pour cor des Alpes. Mentionnons la Suite 4 + r ( pour cor des Alpes, 2 trompettes et 2 trombones ), la Prière du berger ( pour cor des Alpes, piccolo et orgue ), la Suite montagnarde, un dialogue entre cor des Alpes et flûte avec accompagnement d' orgue et le Concerto pour cor des Alpes, si prenant et dans lequel le compositeur a adapté pour cor de vieux airs populaires suisses ( provenant de la région du Righi, des Ormonts et de la Gruyère ). Les anciennes prières et danses des masques du Lötschental retrouvent aussi une nouvelle jeunesse dans le concerto de Daetwyler ( disque chez Evasion Disques, Lausanne ). Ses compositions pour cor des Alpes sont l' expression d' un accord profond entre le musicien et la nature alpestre. Cette musique se caractérise par sa spontanéité. Elle n' est pas faite d' expériences intellectuelles, mais d' inspiration, que ce soit dans la mystérieuse Danse des morts, riche en tension dramatique, dans Y Appel à la prière qui retentit au début du concerto, pareil à une très ancienne litanie, ou dans la douce Pastorale évoquant la paix des monts. Si Fritz Gysi pensait que les possibilités thématiques et rythmiques du cor des Alpes étaient rapidement épuisées, Jean Daetwyler ( et avec lui l' interprète Joszef Molnar ) montre, au contraire, toute la diversité mélodique et rythmique dont cet instrument est capable.
L' œuvre de Jean Daetwyler est la clé qui ouvre au cor des Alpes la porte de nos salles de concert et traduit dans le langage de la musique les mille sons divers que nous offre la nature. En s' ap sur la tradition originale de la musique du cor des Alpes, le compositeur crée une musique symphonique nouvelle qui tire parti de toutes les possibilités de cet instrument.